Qu’est-ce qui caractérise le christianisme ?

Introduction

Ce qui caractérise un mode de pensée est aussi son noyau dur, ce qui le distingue le plus radicalement des autres, ce qu’il a de plus essentiel, au moins aux yeux de ceux qui l’adoptent. On pourrait donc s’attendre à ce que les adeptes d’une doctrine quelconque soient au moins d’accord entre eux sur ce qui la caractérise. On peut remarquer que, très souvent, il n’en est rien. Par exemple, il n’y a pas d’accord chez les gens de gauche sur ce que cela signifie. Dans ces conditions, on peut se demander si cela a encore un sens. Il en va de même à droite, bien entendu ; comme il en va ainsi de presque tous les isme. Et il y a là quelque chose de passablement ridicule. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire d’adopter un isme quelconque si ses adhérents ne sont pas d’accord entre eux sur ce qui le constitue pour l’essentiel ? Partagent-ils vraiment la même philosophie ? Que pourraient-ils avoir de mieux à faire que de commencer par se mettre d’accord sur ce qui est censé les rassembler au plus profond ? Les chrétiens ne font pas exception. Et cela signifie aussi que je considère ce texte comme central par rapport à ma démarche.

Il est une question qu’il est très souvent intéressant de se poser : qu’est-ce qui nous sépare quand au fond ? Dans le cas présent elle sera double : Qu’est-ce qui sépare les chrétiens entre eux ? Qu’est-ce qui les sépare des autres ? Ce qu’un chrétien conçoit comme caractéristique du christianisme sera donc ce qui le sépare le plus radicalement des autres ne partageant pas son point de vue. Mais cela ne le séparera pas forcément d’un non chrétien. C’est-à-dire qu’il est possible que deux chrétiens divergent plus entre eux qu’un chrétien d’un non-chrétien. C’est évidemment la même chose pour tous les ismes qui sont mal caractérisés.

Ainsi, la tentative de réaliser l’œcuménisme a quelque chose de ridicule dans la mesure où ceux qui partagent la même confession ne sont pas forcément d’accord entre eux sur la question la plus essentielle. Il faudrait donc commencer par réaliser l’œcuménisme à l’intérieur des mêmes confessions. Ce qui les sépare au plus profond est aussi la question la plus brûlante qu’ils puissent se poser. Et aussi quelle parole peuvent-ils présenter aux autres s’ils ne sont pas d’accord là-dessus ?

L’Église a définit ce qu’elle estime lui être constitutif dans le Credo. Il n’est pas si fréquent qu’un groupe définisse aussi clairement ce qui le constitue. Mais contient-il ce qui constitue le christianisme, au moins aux yeux de l’Église, ou seulement ce qui constitue le catholicisme ? Ainsi, nous verrons qu’admettre le Credo ne veut pas forcément dire être chrétien mais seulement être catholique.

Le christianisme s’est séparé en de multiples mouvements. Quelqu’un a dénombré à peu près six cents sectes et religions qui se réclament du christianisme. Ce dénombrement ne signifie pas grand chose, sinon que les formes du christianisme sont très nombreuses, et même sans doute bien plus que six cents. Pourquoi les formes individuelles de compréhension du christianisme n’en feraient-elles pas partie ?

Mais la question de ce qui sépare au plus profond les différentes formes du christianisme est bien plus intéressante que ce recensement arbitraire. Car où s’arrête ce que l’on peut considérer comme une divergence ? Il serait suffisant de limiter ce dénombrement aux différentes formes les plus fondamentales et caractéristiques. Mais on est alors dans la philosophie et non dans la statistique ; c’est plus difficile. Compter les moutons est à la portée de tout le monde, mais n’a guère de signification. Ce ne sont pas les différences de doctrines plus ou moins secondaires des multiples sectes qui sont importantes, mais ce qui les sépare au plus profond. Mais en abordant ainsi la question des principaux clivages à l’intérieur du christianisme, ceux-ci ne passeront pas forcément entre les groupes, mais à l’intérieur même des groupes. Michel de Certeau, prêtre, disait :

« Le christianisme ne dit plus rien de propre. Il est insignifiant. Vous en tirez ce que vous voulez c’est n’importe quoi.[1] »

Ce n’importe quoi porte peut-être d’abord sur ce qui est censé le caractériser. Sur ce point, voici quelques unes de leurs conceptions parmi les plus courantes : l’incarnation, la résurrection, la grâce, le pardon des ennemis, Dieu est Amour. Effectivement, c’est un peu n’importe quoi. Il n’y a pas de meilleure question à poser pour sortir de ce n’importe quoi que de se demander ce qui le caractérise. Mais aucune de ces positions n’est satisfaisante à mes yeux, je vais devoir en rajouter une.

Ce texte comportera quatre parties. Après les préliminaires, la première exposera ma position sur cette question. Dans la seconde partie, je montrerai comment elle apparaît dans l’histoire de l’Église. Dans la troisième, j’essaierai de légitimer cette interprétation. La quatrième (qui sera pour plus tard) portera sur une comparaison avec les autres doctrines pour montrer qu’il s’agit bien d’une réelle spécificité du christianisme.

Une lecture des évangiles à l’aide des concepts nietzschéens.

Pour aborder cette question, je vais faire appel à Nietzsche. La critique de Nietzsche du christianisme présente très peu d’intérêt. Mais il est tout de même dommage que Nietzsche n’ait pas été assez pris au sérieux par les chrétiens. Ils n’ont pas su voir que sa philosophie pouvait présenter un grand intérêt pour le christianisme. Je vais donc lui emprunter plusieurs notions essentielles.

La première notion, et la moindre, que je lui emprunterai est celle du “ cher ennemi ”. Le cher ennemi est un adversaire que l’on respecte profondément bien que l’on soit radicalement en désaccord avec lui. Il n’y entre nous aucune haine, mais du respect. Ce cher ennemi nous oblige à aller au bout de nous-mêmes. Le dialogue avec lui est passionné, passionnant et dangereux. Si la lutte est fraternelle elle n’en est pas moins implacable. Nous ne nous faisons aucune concession. Ce cher ennemi est en fait un ami avec qui nous sommes engagés dans un combat dont l’enjeu est pire que la mort. Parce que c’est un combat d’idée et cet l’enjeu est plus formidable que quoi que ce soit d’autre. Dans ce combat, bien sûr, nous avons le droit de nous emparer de ses armes et de les retourner contre lui. Nous n’allons pas nous en priver, en regrettant que les morts ne puissent pas parler. Sa pensée va nous être précieuse pour mieux comprendre le christianisme. Nous verrons que la proximité de Nietzsche et en même temps son opposition avec le christianisme est tout à fait curieuse. Lou Salomé a d’ailleurs bien montré a quel point Nietzsche était au fond profondément chrétien[2]. On peut dire que c’est un chrétien qui a mal tourné. Ainsi, ce n’est peut-être qu’un faux ennemi. Cette notion de cher ennemi ne permet pas toutefois d’avancer d’un pouce sur la question de la spécificité du christianisme, mais j’ai commencé par elle parce que, en quelque sorte, elle donne le ton et permet de faire monter les enchères.

La question de la hiérarchie des valeurs

Nietzsche pensait que la question fondamentale de la philosophie est celle de la hiérarchie des valeurs. C’est la seconde idée, beaucoup plus intéressante, que je lui emprunterai.

Toutefois, je ne partage pas la position de Nietzsche ni sur l’idée qu’elle serait la question fondamentale de la philosophie, ni sa définition de la notion de valeur, ni sa position sur la question des valeurs, ni le critère qui fonderait cette hiérarchie. Mais, l’importance attribuée à la question de la hiérarchie des valeurs me paraît extrêmement intéressante et Nietzsche a eu le mérite de la mettre au premier plan.

Et si ce n’est pas la question fondamentale de la philosophie, c’est au moins la question fondamentale pour la partie de la philosophie consacrée aux questions existentielles. Elle l’est donc évidemment aussi pour les religions car une religion est essentiellement concernée par les questions existentielles. Une religion est avant tout une affaire existentielle, elle n’est pas concernée par le Dieu des philosophes et des savants, mais c’est un certain mode de rapport au monde et à Dieu. Bien évidemment, ce rapport au monde n’est pas détaché d’une conception du monde. Ainsi, il serait sans doute beaucoup plus intéressant de parler de religions en termes de rapport existentiel au monde et à la vie plutôt que de contenu de croyances. Et si on les aborde en ces termes, il sera très intéressant d’envisager la question de la hiérarchie des valeurs.

Et la manière la plus profonde, la plus efficace et la plus significative d’expliciter en quoi consiste une position existentielle particulière est sans doute de l’examiner en ces termes. Il est souvent très intéressant, pour comprendre une doctrine, de se demander : qu’elle est la hiérarchie des valeurs qui lui correspond ? Même s’il s’agit d’une doctrine à l’intérieur de laquelle la notion de valeur n’a aucun sens. C’est alors cette négation qui devient profondément significative. Nous allons voir qu’elle n’a jamais été clairement posée par rapport au christianisme, c’est dommage. Nous l’aurions peut-être fait si nous avions un peu mieux écouté Nietzsche.

Nécessité et définition de la notion de valeur

L’axiologie (la partie de la philosophie qui s’occupe des valeurs) est, à mon sens, une des branches essentielles de la philosophie. Tout ce qui concerne les questions existentielles peut être traité en termes de valeurs. Mais tout le monde ne l’entend pas ainsi et elle est la parente pauvre de la philosophie. Voici ce que dit C. Arnaud citant Ruyer :

« Ainsi Ruyer faisait ce constat : « Peut-être parce que la théorie des valeurs, ou axiologie, n’a pas été l’œuvre d’un grand philosophe, mais d’une foule d’esprits distingués travaillant en ordre dispersé, on est frappé par le disparate des œuvres traitant en principe le sujet de la valeur. On ne sait pas en ouvrant un livre sur la valeur, si l’on aura : 1. un traité de théologie (Lossky) 2. un traité de psychologie sur les tendances et les intérêts (R.B. Perry) 3. un traité de sociologie (Bouglé) 4. un traité d’économie politique (Fr Perroux) 5. un traité de logique (Lalande) 6. un traité de morale (Scheler) 7. un traité de philosophie générale (R. Polin) 8. un traité de physique générale (Köhler) ».

 Ce qui est frappant dans la liste proposée par Ruyer, c’est de constater qu’à aucun moment on ne trouve envisagée la possibilité qu’en « ouvrant un livre sur la valeur », on puisse trouver un traité d’axiologie (!).[3] »

Ces différentes acceptions n’ont rien à voir avec l’axiologie. On peut donc très bien parler de valeurs à condition de ne pas parler d’axiologie car la plupart les philosophes aujourd’hui considéreraient sans doute qu’un tel ouvrage ne présente aucun intérêt. Ainsi, le dictionnaire des notions philosophiques du PUF consacre trois pages à la définition de la notion de valeur, mais il ne présente pratiquement rien qui concerne une approche philosophique de cette notion et qui corresponde à ce qu’on appelle “ axiologie ”. Et l’entrée “ axiologie ” ne comporte elle-même qu’une demi-page sur les 2 800 qu’en contient l’ouvrage. Cela montre bien la considération accordée à l’axiologie. Pour nombre de philosophes, l’axiologie est une discipline superflue et qui n’a peut-être même pas de sens. Et quand elle en a un, souvent elle ne se distingue guère de la morale. Il me faut donc commencer par montrer la nécessité de la notion de valeur et de l’axiologie. En espérant que mon propos contribuera à la créditer d’un intérêt qui ne lui est guère reconnu.

Une des raisons pour laquelle on a déserté l’axiologie est sans doute que beaucoup on cessé de croire à l’être des valeurs. Le présent texte supposera que l’être des valeurs ne pose pas problème. Il me faudra bien penser cette question, mais ce sera le sujet d’un autre texte. De même, il sera seulement question de ce que nous enseignent les évangiles, non de la validité de cet enseignement. Je traite ici de la spécificité du christianisme, non de sa véracité.

Pour tenter de réhabiliter l’axiologie, je partirais d’une phrase de Comte Sponville : « Entre la vérité et le bonheur, je choisis la vérité, sinon je ne serais pas philosophe. » Voici une excellente définition de la philosophie, que je partage tout à fait, même si elle n’est pas évidente pour tout le monde. Cette assertion mérite une réflexion un peu soigneuse.

Tout d’abord, remarquons que le choix qu’opère Comte Sponville ne dépend nullement du contenu de cette vérité, sinon ce n’est pas la vérité qu’il choisirait, mais son contenu. Il effectue donc ce choix antérieurement à toute connaissance de son contenu. Il ne dépend pas d’une évaluation que l’on pourrait faire de sa désirabilité, puisqu’il la choisit éventuellement contre le bonheur. Et son choix ne dépend donc pas plus de ce qu’il conçoit par bonheur. Ce choix est bien ce que l’on peut appeler un authentique choix de valeur (nous verrons en quel sens j’entends ce mot). Et l’on ne peut tout de même considérer comme sans intérêt une réflexion qui porte sur un choix aussi fondamental. Mais ceci ne suffit peut-être pas encore tout à fait pour réhabiliter l’axiologie.

De son côté, Clément Rosset dit : « Toute vérité est insignifiante.[4] » Si Rosset a raison, on peut trouver étrange que Comte Sponville puisse renoncer au bonheur pour une vérité, ou des vérités, insignifiantes. Comte Sponville d’ailleurs partage totalement l’affirmation de Rosset puisqu’il dit la même chose en d’autres termes : « La vérité ne vaut rien ». Mais Comte Sponville met-il la même chose derrière le mot vérité dans ces deux assertions ?

Wittgenstein imaginait un gros livre qui décrirait tous les événements. Il disait qu’il n’y aurait que des faits et que l’on ne pourrait y incorporer les problèmes éthiques[5]. Dans une perspective matérialiste, ce gros livre serait écrit dans les termes de la théorie quantique[6]. Il n’y a d’ailleurs pas que les problèmes éthiques qui ne peuvent y trouver place, mais aussi tout ce qui concerne les questions existentielles, ou les valeurs. Dans une perspective matérialiste, les seules questions qu’il y aurait un sens à poser concerneraient la rédaction de ce livre. Et il serait censé décrire le réel de façon exhaustive.

Le philosophe n’est pas concerné par les vérités triviales ; et nous laisserons le soin aux scientifiques de collectionner les vérités insignifiantes. Le philosophe n’est pas intéressé par la connaissance du contenu de ce gros livre. Cela intéresse peut-être le scientifique de savoir si dans tel alinéa, du Énième sous-paragraphe du Xème tome de ce livre, il convient de mettre telle formule chimique plutôt que telle autre ; mais le philosophe n’en a rien à faire, s’il peut s’intéresser à tout, cela ne veut pas dire qu’il s’intéresse à n’importe quoi. Parce que les vérités contenues dans ce gros livre sont totalement insignifiantes et leur nombre faramineux ne les rend pas plus signifiantes pour autant. La seule chose à son sujet qui n’est pas insignifiante, c’est la question de savoir si nous pouvons considérer que ce livre est pertinent ; qu’il a décrit la réalité telle qu’elle est sans avoir rien omis. Et, ce qui fait que cette question est suprêmement importante est qu’il n’est pas possible d’inclure dans ce gros livre des notions comme la liberté, le sens, les valeurs. Et, si le matérialisme est vrai, qu’aurait-il pu omettre ?

Si le philosophe est sûr de l’affirmation selon laquelle ce gros livre décrirait totalement la réalité, alors sa philosophie est terminée. Sa philosophie s’achève, pour un matérialiste, dans cette affirmation que toute vérité est insignifiante ; toute sa philosophie est contenue dans cette phrase. Mais, s’il n’est pas totalement sûr de cette affirmation, alors toute sa démarche devra consister à en établir la vérité ou la fausseté. Et, s’il subsiste le moindre doute sur la véracité de cette proposition, tout son travail devra conduire à dissiper ces doutes.

Il y a donc tout de même, dans cette perspective, une vérité qui ne serait pas insignifiante : celle précisément qui voudrait que toute vérité soit insignifiante. Ainsi, les vérités insignifiantes dont parle Rosset n’ont pas du tout le même statut que la proposition qui affirme que toute vérité est insignifiante. Et, bien évidemment, quand Rosset dit que « Toute vérité est insignifiante. », il ne considère pas cette proposition comme une vérité insignifiante, bien qu’il la prenne aussi pour une vérité. On peut même dire que c’est peut-être à ses yeux la Vérité absolue. Non pas forcément qu’elle soit vraie, on peut toujours se tromper, à part les dogmatiques dont Rosset semble faire partie. Mais c’est peut-être la plus grande affirmation qu’un matérialiste puisse prononcer.

Ce n’est évidemment pour une de ces vérités insignifiantes que Comte Sponville serait prêt à sacrifier son bonheur, mais plutôt à cette vérité qui voudrait que toute vérité soit insignifiante. Et malgré l’insignifiance de toute vérité, il accorde la prééminence à la Vérité. On peut qualifier cette prééminence d’existentielle.

Si la Vérité possède une prééminence existentielle (au moins pour certains), elle possède pour tout le monde une prééminence logique. Par exemple, celui qui nie que les valeurs aient un sens ne peut le faire qu’au nom de la vérité. Sauf évidemment pour un relativisme radical qui nierait également tout sens à la notion de vérité. Mais ce n’est pas une position possible : au nom de quoi le ferait-il ? Autrement dit, la valeur Vérité reste toujours effective, même quand on nie toutes les autres, à moins de raconter n’importe quoi.

Dans l’éventail des valeurs, la Vérité a un statut spécial. Elle a une double prééminence : existentielle et logique. Si la prééminence logique vaut pour tout le monde, la prééminence existentielle, c’est-à-dire le refus radical de vivre de rêves et d’illusions, ne vaut que pour le philosophe. À mes yeux, c’est ce choix qui caractérise le philosophe plutôt que ses diplômes. On peut très bien préférer le bonheur à la vérité mais on n’est plus dans la philosophie et personne n’est obligé d’y être. Mais mine de rien, je suis en train de faire de l’axiologie sans avoir commencé par le début. Je vais y venir, mais auparavant je voudrais remarquer plusieurs choses.

Celui qui vit de rêves et d’illusions, qui préfère les illusions qui rassurent aux vérités qui dérangent (et ceux-là ne manquent pas), accorde toujours une prééminence existentielle à la vérité en ceci qu’il a besoin de tenir ses illusions pour vraies. Il est en effet impossible de tenir délibérément ses illusions pour telles. Celui qui préfère les illusions qui rassurent est quelque part conscient de son choix et de ses illusions. Il sait qu’il ne veut pas le savoir. Et sachant qu’il sait qu’il ne veut pas le savoir, il le sait quelque part. On le voit très bien en ceci que celui qui s’illusionne délibérément n’est pas clair. Alors que celui qui est illusionné malgré lui est clair. On peut observer cela très bien dans le refus de discuter. Celui qui n’est pas clair refuse toujours le dialogue à propos de ce qu’il nie.

Et accorder cette prééminence à la Vérité est la condition nécessaire de tout dialogue. Au moins pour ceux que le dialogue intéresse, les autres peuvent toujours bavarder. C’est peut-être précisément cela que l’on appelle le bavardage : quand il ne s’agit que de vérités insignifiantes, ou quand la vérité n’est pas en question. Mais il n’y a pas de dialogue possible entre les bavards et les autres. J’entends évidemment un dialogue authentique. Un dialogue où chacun “ met sur la table ” ce qu’il pense sur les questions les plus importantes et est complètement disposé à les mettre en question.

Au passage, on peut aussi remarquer que l’on voit mal pourquoi Comte Sponville développe une philosophie puisque « La vérité ne vaut rien ». Dans cette perspective, le seul discours vrai est le gros livre de Wittgenstein qui n’intéresse en aucune manière le philosophe. Le reste ne serait que fumée. Cette fumée peut sans doute trouver une description (qui sera peut-être en même temps une explication) à l’intérieur du gros livre, mais ce n’est toujours pas de la philosophie. Le philosophe n’est pas concerné par les vérités insignifiantes. On peut dire que la philosophie est la tentative d’élaborer des propositions signifiantes et vraies à la fois. Sa philosophie devrait donc se limiter à cette seule affirmation et à la seule tentative de savoir si elle est réellement vraie ou fausse. Selon sa philosophie, cette proposition est la seule qui serait à la fois signifiante et vraie. Doit-on penser que le reste de sa philosophie est du vent ? Il dit aussi : « La valeur n’est pas vraie. » mais il développe une axiologie à partir de là. Drôle d’axiologie qui se fonde sur des valeurs illusoires. On donnera plutôt raison aux philosophes partageant son point de vue de considérer l’axiologie comme dépourvue de signification.

Notons aussi que dans le gros livre qu’imaginait Wittgenstein au chapitre traitant de Comte Sponville, il y a un passage où il est décrit comment Comte Sponville en arrive à déclarer : « Entre la vérité et le bonheur, je choisis la vérité, sinon je ne serais pas philosophe. » Cependant, y a-t-il une seule ligne où il est décrit le moment où Comte Sponville opère ce choix ? Si ce choix y est décrit, ce n’est pas un choix, et alors Comte Sponville n’est pas philosophe. Pour qu’il puisse être philosophe, il faut qu’il possède un espace de liberté à partir duquel il puisse opérer un tel choix. Mais celui-ci ne pourrait faire l’objet d’aucune description à l’intérieur du gros livre. Il n’y a donc pas, à l’intérieur de la philosophie de Comte Sponville, moyen de penser le choix qu’il opère. Sa position est absurde.

Mais si ce livre ne contient pas une telle description et que son choix est libre, Comte Sponville est peut-être philosophe mais alors il n’est pas cohérent avec lui-même. Donc dans tous les cas, il n’est pas cohérent. Et c’est tout de même gênant de n’être pas cohérent sur un point aussi essentiel. Et pour pouvoir être cohérent il est peut-être nécessaire d’accorder l’être aux valeurs et de reconnaître qu’il n’y a aucune place pour elle à l’intérieur gros livre. Le choix qu’opère Comte Sponville fait que dans sa philosophie il doit y avoir forcément un chapitre traitant d’axiologie. Mais ce chapitre ne peut être raccordé au reste de sa philosophie. Son axiologie se limitera peut-être au choix qu’il opère entre vérité et bonheur. Ce chapitre sera peut-être mince dans sa philosophie mais certainement pas insignifiant, car le choix qu’il opère détermine sa vie. Mais évidemment, il ne pourra être raccordé au gros livre. Pour pouvoir être cohérent, la seule voie possible serait d’abandonner le matérialisme ou de renoncer à son choix, c’est-à-dire de cesser d’être philosophe. La seule façon d’être philosophe et matérialiste est donc peut-être de n’être pas cohérent.

Comte Sponville a d’ailleurs la manie de dire des choses intéressantes qui ne tiennent pas debout. Mais sa philosophie reste intéressante pour nous aider à comprendre pourquoi ça ne tient pas et comment cela pourrait tenir debout.

Mais comme je ne suis pas matérialiste, je n’ai pas ce problème, je puis donc parler d’axiologie et, je l’espère, de façon cohérente.

Ces préliminaires étaient peut-être nécessaires dans la mesure où, à mon sens, la spécificité du christianisme réside dans son axiologie. Mais avant d’aborder cette question nous avons besoin de clarifier la notion d’axiologie.

Axiologie

Voici une définition de l’axiologie :

« Cette discipline a pour objet de déterminer s’il y a quelque chose qui ait une réelle valeur, à l’inverse de ce qu’affirment le nihilisme et le relativisme. Ou encore, quelle méthode utiliser pour déterminer la valeur d’une chose, et quels sont les liens de l’axiologie, de la morale, de l’éthique, et de la philosophie.[7] »

Cette définition est intéressante malgré sa maladresse. Elle a d’abord le mérite d’exprimer toute l’importance de la réflexion axiologique. « Cette discipline a pour objet de déterminer s’il y a quelque chose qui ait une réelle valeur, à l’inverse de ce qu’affirment le nihilisme et le relativisme. » Ce n’est tout de même pas rien. Il nous faut faire de l’axiologie toute affaire cessante et tenter de déterminer s’il y a quelque chose qui ait réellement une valeur ou s’il convient d’être nihiliste ou relativiste.

L’étymologie d’axiologie est “ axe ”. Elle devrait l’axe de la philosophie, ce que malheureusement elle n’est pas. Ce n’est pas étonnant, la philosophie aujourd’hui c’est n’importe quoi, il n’y a pas que le christianisme qui soit dans cet état.

Le « Ou encore » marque en fait deux conceptions de l’axiologie qui n’ont absolument rien à voir l’une avec l’autre. Elle exprime, mais sans sembler vraiment la percevoir, toute l’ambigüité de l’axiologie. Cette expression pose problème : « quelle méthode utiliser pour déterminer la valeur d’une chose » Il n’est pas sûr que l’auteur ait vraiment perçu la radicale différence avec la première phrase. La chose ici qui aurait une valeur peut être un objet localisé spatio-temporellement. Cette axiologie-là ne mérite pas son nom. Elle ne saurait être l’axe de la philosophie. Alors que dans la première phrase : « le quelque chose qui ait une réelle valeur » et qui nous permettrait de n’être pas nihiliste ou relativiste n’est évidemment pas un objet localisable.

La troisième partie : « quels sont les liens de l’axiologie, de la morale, de l’éthique, et de la philosophie. » ne fait évidemment pas partie de l’axiologie, mais de la philosophie.

La notion de valeur

Ainsi, la notion de valeur peut correspondre à deux questions : Qu’est-ce que ça vaut ? Le “ ça ” ne correspondant pas forcément à un objet matériel et l’évaluation n’étant pas forcément monétaire. L’autre question étant : Qu’est-ce qui vaut ?

Dans le premier cas, il s’agit d’une évaluation et la notion de valeur se réfère à ce que représente quelque chose aux yeux de quelqu’un. Ces évaluations ne pouvant jamais se départir de la subjectivité.

La question : “ Qu’est-ce qui vaut ? ” est tout autre. Elle signifie : Qu’est ce qui vaut dans la vie ?, Qu’est-ce qui pourrait donner sens et valeur à notre vie ? On peut dire que c’est La Grande Question. La véritable axiologie mérite bien son nom. Nous verrons que cette question ne peut recevoir qu’un nombre limité de réponses possibles. Et ici, il est particulièrement intéressant, et peut-être possible, de se départir de la subjectivité.

Cette double définition est l’expression de la confusion qui règne dans l’axiologie. Elle correspond à une ambigüité fondamentale qui règne autour de la notion de valeur. On peut désigner par “ valeur ” : soit l’évaluation que nous portons sur quelque chose, à travers un jugement de valeur, soit encore un concept plus général, considéré comme important sur le plan existentiel, par exemple la liberté ou la justice. Ainsi, à partir de ces deux significations, la même personne pourrait écrire deux traités d’axiologie qui n’auraient absolument rien à voir l’un avec l’autre.

Je vais tenter de définir plus précisément le sens que j’accorde à la notion de valeur en partant de notre vécu. Comment opérons-nous nos choix et surtout comment les justifions-nous ? Nous ne pouvons les justifier que par rapport à quelque chose de plus fondamental. Si ce quelque chose ne se suffit pas à lui-même et qu’il a également besoin d’être justifié, cette autre justification devra elle-même se baser sur quelque chose de plus fondamental. Il arrive donc forcément un moment où la justification est ultime et où on ne peut aller plus loin. Nous tombons sur quelque chose qui est à lui-même sa propre justification. Si on prend, par exemple, le choix de Comte Sponville, il n’y a rien par rapport à quoi il puisse justifier ce choix. On peut préférer les illusions qui rassurent aux vérités qui dérangent, ou inversement. Mais aucun argument ne peut être avancé pour justifier, ou pour invalider, l’un ou l’autre choix. Parce qu’un tel argument ne pourrait être avancé que par rapport à une autre valeur qui devrait alors être considérée comme plus haute que ces deux là.

Tout au moins, un tel choix pourra toujours être critiqué, mais pas d’un point de vue logique. On pourra, par exemple, trouver indigne de préférer les illusions qui rassurent aux vérités qui dérangent, mais on ne pourra en aucun cas en contester la pertinence. Et c’est bien parce que ce choix n’est pas logique qu’il pourra être jugé indigne. S’il était logique, il ne serait que logique, et la notion de dignité n’a pas de sens par rapport à la logique. La critique ne pourra donc être qu’axiologique (en fonction d’une valeur), et non pas logique. Et la revendication de cette valeur ne pourra se justifier logiquement.

Ainsi, c’est le caractère ultime, l’absoluïté, qui caractérise pour moi la notion de valeur. Non pas qu’elle soit forcément absolue en elle-même — cette question reste entière, c’est la question de l’être de la valeur et elle ne fait pas partie de l’axiologie, mais de la philosophie — ; mais elle l’est au moins pour celui qui la considère comme telle. Bien évidemment, ce caractère ultime fait que pour lui, c’est ce qui lui est le plus précieux, ce qui concerne sa vie au plus profond. C’est bien pourquoi l’axiologie (au moins si on prend en ce sens la notion de valeur) ne saurait être considérée comme la parente pauvre de la philosophie, bien au contraire.

Je définirai donc ainsi la notion de valeur : “ Ce sans quoi quelqu’un estime que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue (ou perdrait beaucoup de son intérêt) est pour lui une valeur ”. Ce caractère ultime réduit drastiquement le nombre des valeurs. On peut citer de façon non-exhaustive : la Liberté, la Beauté, la Vérité, la Justice, l’Amour et le Bonheur. En rapportant cette définition à ce que quelqu’un estime comme telle, elle reste neutre car elle ne prend pas position sur la question de l’être des valeurs.

Ce caractère ultime justifie évidemment l’emploi de la majuscule. Ainsi, sa présence ou son absence indiquera en quel sens j’emploie le mot.

Caractériser ainsi la valeur est riche de conséquences. Cette définition confère aux valeurs une importance centrale, on pourrait même dire vitale. Et ceci au sens le plus fort du mot. La valeur ici n’est pas le critère ce qui nous permet d’évaluer les choses, les évènements ou les actions, et encore moins cette évaluation elle-même, mais ce qui nous permet d’évaluer la vie même. Ce quelque chose qui vaut, qui n’est pas une chose, est la seule chose qui nous permette de n’être pas nihiliste ou relativiste. Nous allons voir d’ailleurs que le relativiste est un nihiliste qui n’a pas le courage de l’être. Ainsi, la question : allons-nous dire oui ou non à la vie ?, ou la question du suicide, qui était pour Camus la question fondamentale de la philosophie, va tourner autour de la question des valeurs.

Et aussi, quand on a définit ainsi la notion de valeur la question de leurs rapports se pose immédiatement.

L’idée de Bien pourrait prendre place ici, mais elle me semble plutôt floue. Il me semble qu’elle se ramène, d’une manière ou d’une autre, aux valeurs que j’ai énumérées. Il ne me semble donc pas qu’elle soit une notion nécessaire. “ Bonheur ” est également un concept particulièrement flou. Il peut signifier bien des choses, comme plaisir, paix, joie. Et il ne peut pas se ramener à aucune des valeurs que j’ai énumérées. Toutefois, quoi que ce soit qu’il puisse signifier, il s’agit de quelque chose dont on jouit. Ici, le flou est un avantage. Car nous allons voir que nous pouvons tenir des raisonnements qui ne dépendent pas de ce que l’on entend par bonheur. Nous avons vu d’ailleurs que le choix qu’opère Comte Sponville ne dépend pas de ce qu’il met derrière le mot “ bonheur ”.

Il faut aussi distinguer plusieurs genres de valeurs. Les valeurs existentielles, celles qui peuvent donner sens et valeur à notre vie, comme l’Amour ou le Bonheur. Ensuite les valeurs morales, comme la Justice. En effet, si la Justice n’est pas satisfaite, c’est très gênant. Mais si elle l’est, cela ne donne pas pour autant sens et valeur à notre vie. Vérité et Liberté ne donne pas non plus un sens à notre vie. Ainsi Sartre se désolait d’une liberté qui ne servait à rien. Mais elles sont plutôt des conditions pour que la vie ait un sens. Un acte quelconque, ou l’Amour, n’ont de sens que s’ils sont libres. De même, un acte fondé sur une illusion perdre son sens en tout ou en partie.

La liberté a donc un statut spécial. Jean Pucelle disait : « La liberté est à la source de toute valeur.[8] » Ce n’est peut-être pas la source des valeurs, mais c’est en tout cas la condition de leur possibilité. Nous avons vu comment la Vérité avait un statut particulier, mais à vrai dire, chaque valeur possède un statut différent.

Différentes attitudes sur la question des valeurs.

Classiquement, on considère qu’il y a trois positions possibles sur la question des valeurs :

1) Il y a des valeurs qui nous sont données.

2) Il n’y a pas de valeurs qui valent (nihilisme).

3) Les seules valeurs sont celles que les hommes se donnent (relativisme).

Mais cette position est trop simpliste. La question est plus complexe, précisément parce que les différentes valeurs n’ont pas le même statut. Ces trois positions ne sont donc valables que par rapport à une valeur déterminée. Ce qui donne un riche éventail de positions possibles. Je ne vais pas les investiguer toutes. Comme il est question ici du christianisme, nous parlerons essentiellement de l’Amour. Mais examinons d’abord le relativisme. C’est une position aujourd’hui très courante. Il paraît évident à nombre d’entre nous que les seules valeurs sont celles que les hommes se donnent. Elle s’oppose radicalement au christianisme. J’y accorderai donc une attention particulière. Je voudrais montrer que cette position est généralement très irréfléchie.

Le relativisme nietzschéen

Pour Nietzsche, chacun inventerait ses valeurs et les hiérarchiserait en raison des nécessités de sa survie et donc de sa situation particulière. Nietzsche fut, en effet, profondément influencé par Darwin. Il y a d’ailleurs, sur ce point, une parenté entre le nazisme et la philosophie nietzschéenne.

Nous ne sommes pas aujourd’hui dans des situations où la survie est précaire, au moins en Occident. Et au moins pour l’instant, mais du train où vont les choses cela pourrait changer rapidement. Nietzsche non plus n’était pas dans une telle situation. Mais c’est normal, une philosophie doit considérer toutes les situations dans lesquelles l’homme peut se trouver. La philosophie est indépendante de l’actualité.

Nietzsche disait aussi que ce n’était pas forcément la vérité qui va dans le sens de la vie mais que ce pouvait être le mensonge ou l’illusion. Et il était prêt à accepter de vivre dans le mensonge ou l’illusion pour aller dans le sens de la vie. Le point intéressant de cette position est qu’il pose les rapports de la vérité et de la vie. Nous avons vu Comte Sponville poser les rapports de la vérité et du bonheur. Nietzsche va plus loin puisqu’il pose les rapports de la vérité et de la vie. On n’est pas obligé de le suivre dans sa réponse, mais il pose une bonne question. Mais préférer la vie à la vérité, les illusions qui font vivre aux vérités qui tuent, c’est vraiment humain, trop humain, mon cher Nietzsche. Le philosophe doit être au-dessus de cela. La philosophie est surhumaine, mais pas celle de Nietzsche.

On peut donc aller plus loin que Comte Sponville et le philosophe peut très bien choisir la vérité à n’importe quel prix, non seulement contre le Bonheur, mais aussi éventuellement contre la vie. Le philosophe peut et doit même aller jusque là. Cela signifie que nous ne pouvons pas considérer Nietzsche comme un authentique philosophe. Mais son intérêt est de donner à penser au philosophe.

Opposons la position de Nietzsche à celle de Camus pour qui la question fondamentale de la philosophie est la question du suicide. Il posait cette question dans le cadre d’une philosophie de l’absurde où il n’y a pas de valeurs qui valent. Choisissons-nous nos valeurs en fonction de ce que nous estimons nécessaires à notre survie, comme le pensait Nietzsche ? Ou choisissons-nous de vivre parce que nous estimons qu’il y a des valeurs qui valent la peine d’être vécues ? Nietzsche adopte une réponse, et une attitude, qui sont assez courantes et qu’il pousse à l’extrême, et qui constitue sans doute le point clef de sa démarche philosophique. Cette attitude se caractérise en ceci qu’elle est un “ oui ” inconditionnel à la vie, un oui non justifié, et indépendant de la vision du monde que l’on pourrait avoir. Chez nombre de personnes, comme chez Nietzsche, ce “ oui ” à la vie est une qualité positive. Nietzsche considérait d’ailleurs comme décadent ceux qui ne faisaient pas un tel “ oui ” inconditionnel.

Il aurait donc sans doute jugé Camus comme représentant le dernier degré de la décadence. Puisque, pour Nietzsche, le signe même de la décadence était la perte du vouloir-vivre. Ainsi, non seulement Camus avait perdu le vouloir-vivre, mais il en était conscient et en faisait une question philosophique. En fait, ce n’est pas le vouloir-vivre que Camus avait perdu, loin de là, mais le sens de la vie. Le “ oui ” à la vie de Nietzsche était inconditionnel. Mais peut-il y avoir un vouloir-vivre sans valeurs qui valent ? Pour les animaux certainement, mais pour les hommes la question peut se poser.

Pour ma part, je ne comprends pas ce “ oui ” inconditionnel. Je dois faire partie, comme mon homonyme, des décadents. Et sans doute pire que lui, parce qu’à sa place je me serais suicidé depuis longtemps. Je ne comprends pas comment on peut accorder un tel oui si la vie n’a pas de sens. En inventant des valeurs ? Ce n’est pas ce que Nietzsche a fait. Son invention des valeurs se faisait par rapport à un impératif de survie et non pour donner un sens à la vie.

Ce “ oui ” inconditionnel est souvent considéré comme l’expression de l’instinct de survie. C’est sans doute juste, sauf que tout le monde ne possède pas cet instinct. Je n’éprouve absolument pas cet instinct de survie. Je me serais suicidé sans aucune hésitation et difficulté si je n’avais pas trouvé un sens à la vie qui me convienne et qui ne soit pas de ma fabrication. Je suis vivant parce que j’ai choisit de vivre et absolument pas à cause de l’instinct de survie et heureusement pour moi.

Le sens de la vie, Nietzsche le trouvait dans la vie elle-même et dans ses pulsions biologiques les plus primaires. Pour ma part, je trouve cela indécent, vulgaire. Sa pensée serait-elle le sommet de la vulgarité en philosophie ? Nietzsche, en effet, ne savait pas faire les choses à moitié. Il atteint très vite les sommets, quels qu’ils soient. Nietzsche se voyait comme un révolutionnaire en philosophie, une révolution pour la pensée bien sûr. Il croyait avoir un siècle d’avance. Mais il se sous-estimait ; nous ne sommes pas encore tombés aussi bas.

Ce “ oui ” inconditionnel à la vie ne peut recevoir aucune justification rationnelle pas plus que sa récusation. Ce n’est pas une position logique. C’est d’ailleurs ce qui permet à Nietzsche de juger décadents ceux qui ne font pas un tel “ oui ”. De même, c’est ce qui me permet de trouver vulgaire, indécent, de trouver un sens à la vie dans les pulsions biologiques les plus primaires. Si c’était logique cela pourrait être justifié, et alors cela ne pourrait plus être ni décadent, ni vulgaire, ce serait seulement logique. Le philosophe n’est sans doute pas à l’aise hors de la logique, mais il lui faut peut-être reconnaître que l’essentiel n’est pas de l’ordre de la logique. En particulier, nos choix fondamentaux de vie ne relèvent pas de la logique, mais ils déterminent souvent une philosophie.

Ce “ oui ” est sûrement bel et bien l’effet de l’instinct de survie. Mais vivre dans une telle dépendance de l’instinct, c’est que l’on n’est pas encore dégagé de l’animalité. Chez l’homme, un tel instinct n’a plus sa place. La philosophie de Nietzsche est sous-humaine. Ce qui, bien sûr, ne veut rien dire. Il n’y a pas de sous-humains, sauf dans la philosophie de Nietzsche, mais il y a des humains moins évolués que d’autres.

Mais j’ai été très sévère avec Nietzsche et je ne suis pas sûr qu’il le mérite. Nietzsche a tout dit, ou presque, ainsi que le contraire. On ne peut se saisir d’une partie de sa pensée et en tirer une conclusion. Nietzsche est déroutant, souvent on ne sait pas quoi en penser. C’était un esprit raffiné, comment pouvait-il trouver dans les pulsions biologiques primaires un sens à la vie ? Je crois surtout que Nietzsche était un faible. Son “ oui ” inconditionnel à la vie résulte de son manque de courage de dire “ non ”. Son éloge de la force, par exemple, était le résultat de sa faiblesse. La force était ce qui lui manquait. Et son apologie de la légèreté, mais qui pourrait croire que Nietzsche était quelqu’un de léger ! Je pense que si Nietzsche est le philosophe de quelqu’un, c’est peut-être d’abord le philosophe des faibles. Et sa plus grande faiblesse était sans doute de choisir la vie contre la Vérité. Quelle ironie, quand on sait que Nietzsche n’a pas arrêté de fustiger les faibles ! C’est lui-même qu’il flagellait ainsi. En effet, Nietzsche a dit quelque part qu’il a choisit d’être dur parce que c’était la seule manière pour lui de survivre. C’était surtout un hyper-sensible. Non pas qu’il était trop sensible. On n’est jamais trop sensible ; la sensibilité c’est la vie. Mais sa force et son courage n’était pas certainement pas à la hauteur de sa sensibilité. Nietzsche était sans doute le plus donquichottiste des philosophes. Les moulins que Don Quichotte combat sont évidemment à l’intérieur de lui.

Nietzsche disait aussi : « La véritable, la grande angoisse c’est celle-ci : le monde n’a plus de sens.[9] » Il était donc profondément nihiliste et a cependant passé son temps à tenter d’y échapper et à le combattre, mais là aussi c’était lui-même qu’il combattait. Et malgré cette absence de sens, à laquelle il était extrêmement sensible, il a manqué de courage pour dire “ non ” à la vie. Mais pour dire “ oui ”, il lui fallait y trouver un sens et, quand on est matérialiste, où peut-on le trouver sinon dans la biologie ?

Pour Nietzsche, comme pour nombre d’entre nous, il suffit de qualifier une pensée de “ nihiliste ”, pour croire qu’elle se trouve ainsi récusée. Mais personne n’a jamais pris la peine d’expliquer au nom de quoi devrait-on n’être pas nihiliste, et pourquoi faudrait-il dire “ oui ” à la vie inconditionnellement, Nietzsche non plus. Et pourquoi faudrait-il obéir à l’instinct de survie, même pour ceux qui en ont encore un, nous ne sommes plus des animaux. L’homme peut aller à l’encontre de ses instincts, c’est peut-être là, au moins en partie, que réside sa dignité. Quoi qu’il en soit, sa proximité et son opposition avec le christianisme en fait quelqu’un de très intéressant pour celui-ci. Il restera le cher ennemi du christianisme, ce que Paul Valadier a sans doute très bien compris.

Le relativisme contemporain

Nietzsche ne voulait accepter comme valeur que celles fabriquées à la maison. Inventer de nouvelles valeurs, quel merveilleux programme. Un peu présomptueux peut être. En effet, il n’est pas du tout évident que Dieu lui-même pourrait se le permettre ; il est fort possible que les valeurs ne puissent s’enraciner que dans l’Être, et non pas en Dieu, que les valeurs ne puissent être l’objet d’une décision ou d’une création, même divine. Et le seul Être dans lequel les valeurs pourraient s’enraciner serait forcément l’Esprit et certainement pas la matière. Mais cette question est hors de mon présent propos.

Le relativisme contemporain a ceci de commun avec Nietzsche qu’il pense pouvoir créer des valeurs, mais il se distingue de lui en ceci qu’il ne trouve pas dans la biologie un sens à la vie, mais dans la création des valeurs.

Mais fabriquer une nouvelle valeur n’a pas l’air à la portée du premier bricoleur venu, puisque Nietzsche, malgré son génie, n’y est pas parvenu. C’est dommage ; cela aurait été intéressant. Après avoir démoli les valeurs à coup de marteau, Nietzsche se trouva fort dépité d’avoir tout cassé et a repris son marteau pour essayer de forger de nouvelles valeurs. Il échouera dans cette tentative et se contentera de renverser les anciennes valeurs. Mais il a juste oublié de nous expliquer pourquoi, en les mettant à l’envers, les valeurs acquièrent un sens qu’elles n’avaient pas à l’endroit.

Mais il a fait école et le premier imbécile venu peut fabriquer aujourd’hui ses propres valeurs. C’est normal, si on peut inventer des valeurs, le premier venu peut en inventer tout aussi bien que le plus grand génie et même peut-être que Dieu. Mais si on ne peut pas inventer de valeur, même Dieu, à mon sens, ne peut le faire. Les valeurs doivent être fondées, pas inventées. La création de valeurs, chez Nietzsche, ne semble pas se limiter en fait aux impératifs de survie. Le renversement des valeurs, qu’il voulait opérer, était par rapport à des fins subversives. Le relativiste contemporain construit ses valeurs à des fins existentielles. Il s’oppose ainsi peut-être plus radicalement encore au christianisme.

Il faut d’abord noter que la création de valeurs pour avoir un sens, en supposant que ce soit possible, devrait se faire comme un acte reposant sur une immense liberté. L’idée de valeurs, qu’elles soient données ou crées, nécessite la liberté, et plus encore peut-être pour celles qui seraient créées. Or, les créateurs de valeurs se situent en général dans une perspective ou : soit ils affirment le déterminisme, soit ils se situent dans une position métaphysique où l’on ne peut donner aucun sens à la notion de liberté. Sur ce point, on peut voir mon texte La question du sujet.

Mais, supposons qu’il soit possible d’inventer une valeur, cela ne suffirait pas ; il faudrait encore se la donner comme telle. Il faudrait lui attribuer une “ valeur ” (on retrouve ici l’équivocité du mot). Comment croire, comment accorder de la “ valeur ”, à une valeur que l’on sait avoir créée ? Il me semble que l’on ne peut se donner comme valeur que des valeurs que l’on croit, à tort ou à raison, éternelles. Inventer des valeurs, cela ressemble à quelqu’un qui se fabriquerait un dieu, qui mettrait une statue sur sa cheminée, et se mettrait à l’adorer et à y croire. On peut toujours inventer un dieu, un de plus ou de moins, mais comment faire pour y croire ? Ainsi, s’il semble déjà difficile d’inventer une nouvelle valeur, il semble encore plus difficile de se la donner comme telle. C’est pour cela que le matérialisme est nécessairement nihiliste. Pour un matérialiste, les valeurs sont nécessairement des créations humaines ; mais quel sens cela peut-il avoir ?

Il y a encore, au moins, une question essentielle à poser à propos de la création des valeurs. De nos jours il paraît évident à beaucoup d’entre nous que la vie n’a pas de sens ; et que le seul sens est celui qu’on lui donne. Mais ceux qui adoptent une telle position n’ont jamais l’air de voir que le sens qu’on lui donne est complètement factice, que c’est une projection mentale, une illusion. Pour ma part, je comprends mal comment ils peuvent ne pas s’apercevoir pas de cette facticité, ou comment ils peuvent l’accepter si facilement. Afin de mieux illustrer cela, je vais comparer la vie au cinéma.

Authenticité de nos émotions.

Quand nous allons au cinéma, pour le prix du billet, on nous a juste permis de nous asseoir et de contempler des taches de couleurs mobiles accompagnées de bruits ; mais nous en sommes ressortis les mains vides. Nous aurions peut-être mieux fait d’aller chez l’épicier, au moins nous en serions ressortis avec quelque chose. Nous serions-nous fait escroquer ? En réalité, l’épicier ne nous vend que les moyens de survivre, le directeur du cinéma nous a vendu quelque chose de beaucoup plus intéressant : il nous vend du sens. Et ce sens n’est pas rien puisqu’il peut, à la limite, modifier notre vie ; en effet, certains films peuvent être profondément marquants.

Les personnages représentés sur l’écran n’éprouvent aucune émotion mais nous, nous en éprouvons en les regardant. Ceci parce que nous identifions, plus ou moins, les scènes du film à la vie réelle. L’émotion que nous éprouvons au cinéma est complètement factice. Il n’y a rien ni personne sur l’écran ; il n’y a donc aucune espèce de raison de participer émotionnellement. Sauf pour le comique, le rire n’a pas besoin d’authenticité. Au cinéma, il est toujours possible de ne pas oublier où nous sommes ; nous nous mettons alors dans l’impossibilité d’éprouver des émotions. Cette distanciation est d’ailleurs le remède possible lorsque les émotions deviennent trop fortes. Mais, pour que cela ait un sens d’y aller, il faut oublier où nous sommes. Si nous ne l’oublions pas, nous ne pouvons, tout au plus, n’en retenir que le contenu intellectuel. D’ailleurs, au sens large du terme, le film comique n’a au fond qu’un contenu intellectuel. Mais ce n’est pas cela qui est intéressant au cinéma, ce sont les émotions ; sinon autant lire un livre. Il y a donc toujours deux attitudes possibles et qui sont toutes deux légitimes. Soit nous prenons de la distance, nous ne nous illusionnons pas, nous n’éprouvons plus, ou guère, d’émotions et cela n’a plus d’intérêt. Soit nous pouvons éprouver des émotions intéressantes au prix de l’illusion. Mais remarquons qu’au cinéma l’illusion, en fait, n’en est pas une puisque, quelque part, nous n’oublions jamais que nous sommes au cinéma. C’est volontairement et délibérément que nous acceptons de nous laisser aller, plus ou moins, à cette illusion. Et c’est bien parce que nous l’avons choisi qu’elle est acceptable.

Dans la vie ces deux attitudes sont également possibles. On peut vivre avec une suprême indifférence ou au contraire avec passion. De ces deux attitudes, laquelle est pertinente ? À la différence du cinéma, elles ne peuvent être toutes deux pertinentes. La différence réside en ceci qu’au cinéma il n’y a pas de réelle illusion dans la mesure où celle-ci est choisie. Mais, dans la vie, l’une de ces deux attitudes est illusoire et fausse et ne serait plus pertinente. Si la notion de valeur a un sens, les émotions que nous éprouvons sont authentiques, et une distanciation délibérée serait de l’indifférence.

Mais, les émotions de notre vie en ont-elles un ? Les émotions que nous éprouvons dans la vie réelle sont peut-être tout aussi factices que celles que nous connaissons au cinéma. Elles n’ont peut-être pas plus de raison d’être ; à ceci près que nous serions radicalement illusionnés en leur en attribuant une.

Notre vie n’a de sens que par les émotions que nous éprouvons. Mais cette condition est-elle suffisante ? Si les émotions que nous connaissons dans la vie sont aussi factices que celles que nous éprouvons au cinéma, notre vie a-t-elle encore un sens ? Même si elles sont réelles, elles peuvent très bien être factices. Une émotion est factice quand elle repose sur une illusion. Pouvons-nous accepter, vis-à-vis de la vie, la facticité que nous acceptons au cinéma ? Les relativistes ne semblent pas gêner par cette facticité. Est-ce qu’ils ne se rendent absolument pas compte que la création des valeurs les conduit à vivre dans un monde complètement factice, ou est-ce que la facticité ne les dérange pas ?

Le vedānta nous propose une position métaphysique dans laquelle les émotions sont totalement factices, et même plus factices qu’au cinéma. Plaçons-nous dans leur perspective. Le Brahman peut être metteur en scène, acteur et spectateur de toutes choses, il peut éprouver des émotions à travers tous ces personnages, mais elles seraient plus factices encore que celles que nous éprouvons au cinéma. Dans ce cadre, il n’y aurait personne que l’on pourrait aimer ou détester. La suprême indifférence est à mon sens la seule attitude logique correspondant au vedānta (mais pas forcément à toute perspective panthéiste). Certains védantins ont d’ailleurs adopté cette suprême indifférence, mais ils semblent assez rares. Le personnage de Meursault de L’étranger de Camus présente quelque chose de cette suprême indifférence. Toutefois, je pense que Camus a commis l’erreur de faire demander à Meursault son recours en grâce. Ainsi, il n’est pas indifférent à sa propre mort et n’est donc pas suprêmement indifférent. Cela rend le personnage peu sympathique. Mais peut-être que Camus ne voulait pas parler de suprême indifférence, mais il me semble que cela rendrait son roman peu compréhensible.

Remarquons que les émotions que nous éprouvons au cinéma n’ont de sens que par rapport à la vie réelle, et non en elle-même. D’ailleurs, le cinéma n’est pas une illusion, c’est une représentation, ce qui n’est pas la même chose. Il représente la vie réelle et c’est en cela qu’il est intéressant. D’ailleurs, les tentatives de films non-réalistes n’ont rencontrés qu’un succès éphémère auprès des snobs. Quoi qu’il en soit, ces émotions ont malgré tout un caractère factice. Mais si nous nous plaçons dans la perspective du vedānta, on peut considérer que les émotions que nous pouvons éprouver dans la vie sont totalement factices, plus factices que celles que nous pouvons éprouver au cinéma. Celui-ci représente au moins quelque chose, les émotions ont malgré tout une certaine authenticité dans la mesure où le cinéma représente la vie réelle. Mais dans la perspective métaphysique du brahmanisme, nos émotions sont d’une totale facticité, car elles ne correspondent absolument à rien.

Dans une perspective relativiste, c’est nous qui créons les valeurs. Les émotions que nous pouvons éprouver, par rapport aux valeurs que nous aurions créées, sont tout aussi factices que celles que le Brahman pourrait éprouver à travers nous dans une perspective panthéiste. Créer des valeurs, c’est plus que de se créer son petit cinéma. Si nos émotions sont totalement factices, notre vie a-t-elle encore un sens ?

Bien entendu, quand on parle d’invention de valeurs, il ne s’agit pas de valeurs au sens où je l’ai défini ; mais cela ne change rien quant à la facticité. Cette facticité ne semble guère déranger les relativistes. Ils ne semblent pas le moins du monde s’apercevoir que les valeurs qu’ils créent sont factices ; mais surtout, s’en apercevraient-ils que cela ne les dérangerait sans doute pas. C’est d’ailleurs sans doute parce que cela ne les dérange pas que cette facticité ne leur vient même pas à l’esprit.

Mais s’il n’y a pas de valeurs qui valent il n’y a pas d’autre choix que le nihilisme ou la facticité. Une valeur relative n’est qu’un phantasme qui présente forcément ce caractère de facticité.

Mais il y a autre chose de très important. Inventer des valeurs présente un risque très sérieux qui ne semble pas perçu par ceux qui se situent dans une telle perspective. Supposons que la vie ait réellement un sens ; alors inventer des valeurs se fait contre la vie. Et c’est la façon la plus radicale de rater sa vie en passant à côté de la vie.

Imaginons maintenant quelqu’un qui serait myope et qui s’approcherait à trois centimètres de l’écran pour mieux voir. Il verrait effectivement mieux, au moins une partie de l’écran, mais passerait totalement à côté de ce qu’il y a d’intéressant à voir. On peut aussi imaginer une centaine de myopes, chacun examinant une partie de l’écran, et qui se réuniraient ensuite pour compiler leurs observations. Ils risqueraient d’avoir quelques difficultés à dégager la signification du film. Alors que celle-ci sera immédiatement perçue par le spectateur qui observera l’écran avec quelque distance, bien que beaucoup de détails lui auront échappé. Et cette centaine de myopes, bien qu’ils aient tout vu, en fait n’auront rien vu. Et le spectateur leur dira : “ Votre travail est sans doute remarquable, mais vous n’avez rien compris au film ”. “ Quel film ? ” demanderont les myopes. Ou plus exactement, la question est de savoir si en procédant ainsi, il passerait réellement à côté de quelque chose ou non. C’est à dire, ce que nous appelons le sens du film, ou de la vie, serait-il pure illusion ? Bien sûr, nous ne pouvons pas dire que le sens du film soit une illusion, mais qu’en est-il du sens de la vie ? D’ailleurs la vie pourrait ne pas avoir de sens cela n’empêcherait pas le film d’avoir une signification.

Le mot “ sens ” fait ici problème. On distingue généralement trois sens au mot “ sens ” : sensibilité, direction, signification. Le Littré, excellent dictionnaire par ailleurs, offre 22 rubriques pour le mot “ sens ”, mais rien qui corresponde au sens de la vie. C’est pourtant en un sens complètement différent que le mot “ sens ” est employé quand on parle du sens de la vie. Dans cette acception, il est souvent ramené à direction, finalité. Pourtant, le sens du mot “ sens ” n’a ici rien à voir avec une finalité. On le voit très bien par rapport au brahmanisme. Dans cette perspective, la vie n’a aucun sens bien qu’elle ait une finalité : servir le jeu de Brahman. Mais en fait, je ne crois pas qu’il y ait de véritable problème. Bien que le sens du mot “ sens ”, en cette acception, n’ait été définit nul part, il me semble que ceux au moins qui doivent l’entendre comprennent. Je me suis posé à 19 ans la question du sens de la vie sans avoir aucune idée de ces finasseries de vocabulaire.

Nos scientifiques ressemblent-ils à cette armée de myopes, qui ont compilé une masse invraisemblable d’observations, et qui n’auraient rien perçu de ce qu’il y a de vraiment intéressant ? Les scientifiques n’aiment pas poser la question “ Pourquoi ? ”, mais la question “ Comment ? ”. Pour eux, souvent, le simple fait de poser cette question est déjà une erreur, il n’y a pas de “ Pourquoi ? ”.

La démarche scientifique ne permet pas de répondre à la question “ Pourquoi ? ” ; elle ne peut répondre qu’au “ Comment ? ”. S’il n’y a pas de pourquoi ; alors rien n’échappe, par principe, au scientifique. Mais, s’il y a un pourquoi, alors c’est l’essentiel qui lui échappe (au moins d’un point de vue existentiel). Et, si le matérialisme a tant de succès auprès des scientifiques, une des raisons est peut-être que, précisément, les scientifiques n’acceptent pas du tout l’idée que l’essentiel pourrait leur échapper. S’il y a une intention à l’origine de l’Univers, s’il y a des valeurs qui valent, la méthode scientifique ne peut strictement rien en dire. En supposant qu’il y ait une telle intention, tout ce que la science pourrait dire, éventuellement, c’est d’en reconnaître l’existence par des démarches comme celle qui conduit au principe anthropique ; mais elle ne pourrait aller plus loin (cela ne signifie pas d’ailleurs que la philosophie le puisse). Wittgenstein disait : « Si le monde à un sens, ce sens doit se trouver non pas en lui, mais hors de lui. Ensuite, si ce sens existe, il ne peut être dit (décrit, représenté) mais seulement montré : puisque se situant hors du monde, il échappe à la sphère du représentable.[10] » Mais la vie a-t-elle un sens si la question du pourquoi n’en a pas ? On peut aussi penser que des gens très simples comprennent peut-être bien mieux la vie que cette armée de myopes que sont les scientifiques, au moins nombre d’entre eux. « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits.[11] »

Si tout ce qui se passe dans le monde est réductible et explicable (au moins en théorie) par le jeu des “ particules ”, dès lors tout événement est insignifiant. Il est complètement insignifiant que tel électron adopte une orbite plutôt qu’une autre. Et, si le destin du monde doit en être modifié cela ne lui donne pas plus de signification pour autant. Y a-t-il de quoi s’émouvoir pour un mouvement d’atomes plus que pour un autre ? Nos émotions ne seraient pas des illusions et seraient tout à fait réelles ; mais elles seraient illusoires en ceci qu’elles seraient factices. Elles peuvent nous procurer du plaisir mais n’auraient pas de sens pour autant. Le plaisir, ou le déplaisir, ne seraient que le produit d’un mouvement d’atomes. D’ailleurs, pour un mouvement semblable, un tel peut éprouver du plaisir, et un autre, du déplaisir. Le présent texte est très complémentaire de mon autre texte Entre le christianisme et le nihilisme il n’y a rien, où je développe ceci.

Cela signifie que le matérialisme est en fait dans une perspective existentielle très semblable à celle du brahmanisme. Que nos émotions soient le fait du jeu du Brahman ou du jeu des particules, qu’est ce que cela change ? Les matérialistes n’ont d’ailleurs pas l’air de s’en apercevoir plus que les védantins.

Cela signifie aussi que les seules valeurs qui valent sont celles qui ne sont pas des inventions humaines, et que la seule hiérarchie des valeurs qui valle est aussi celle qui n’est pas une invention humaine.

Je puis faire autre chose avec Nietzsche que de le pomper, je puis aussi le paraphraser : “ Nous avons inventé des valeurs, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. ”

Qu’est-ce qui caractérise le christianisme ?

Je peux aborder maintenant le cœur du sujet et nous allons voir que ma position sur cette question est aux antipodes de ce que pensent la plupart des chrétiens. Je ne vais pas examiner les différentes positions adoptées par eux, mais je vais prendre un exemple :

« Le P. Loew provoquait un jour des catéchumènes en leur demandant comment ils résumeraient tout le christianisme de telle manière que ce résumé puisse être inscrit sur un timbre poste. Que tout soit dit en trois mots ! Et bien la vérité […], la voici pour un chrétien : « Jésus Christ est ressuscité. » Depuis le discours de St Pierre au matin de la Pentecôte nous n’avons rien d’autres à dire. C’est immense et scandaleux.[12] »

Si vous n’avez rien d’autre à dire, alors vous n’avez vraiment pas grand chose à dire, et vous feriez peut-être mieux de vous taire. Visiblement, nous ne parlons pas du tout de la même chose quand nous parlons du christianisme. Sur ce timbre j’aurais écrit : la primauté absolue de l’amour. Je trouve dommage que les chrétiens aient perverti à ce point le christianisme.

Il n’est certainement pas un moyen d’exorciser votre peur de la mort. Il y a d’ailleurs pour cela des façons bien plus efficaces car beaucoup plus proche de la réalité. L’étude de la parapsychologie vous convaincrait bien mieux de l’inanité de la mort que la lecture des évangiles. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Si vous n’avez vraiment rien d’autre à avancer que les évangiles pour justifier la résurrection, c’est tout de même plus que léger. Vous êtes satisfait avec pas grand-chose. « A ces mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : « Nous t’entendrons là-dessus une autre fois. »[13] » Mais en fait, ils n’en ont absolument rien à faire que le Christ serait ressuscité, ce qui les intéresse c’est que eux ressuscitent. C’est à cause de telles conceptions que l’Église est en chute libre. Mais arrêtez donc d’en dégoûter les autres. Il y a des façons beaucoup plus intéressantes de repousser les gens du christianisme. Je vais sans doute en rebuter beaucoup à ma manière.

Car ce n’est pas immense et scandaleux, c’est stupide et misérable. Et ce n’est pas pour rien que les matérialistes voient dans les religions un moyen d’exorciser la peur de la mort. Le Christ serait-il venu simplement pour vous rassurer là-dessus, ou pour affirmer la primauté de l’Amour ?

Vous pouvez aussi consulter ici un autre texte absolument lamentable intitulé Qu’est-ce que le christianisme et qu’est-ce que les chrétiens croient ? Tout à fait propice à dégoûter tout esprit censé d’être chrétien. Mais le pire n’est peut-être pas que toutes ces élucubrations ôtent au christianisme sa crédibilité, mais qu’elles lui enlèvent aussi sa grandeur. Car pas une seule fois dans ce texte, il n’est question d’Amour.

La primauté de l’Amour

Bien que, normalement, les chrétiens sont à peu près d’accord pour accorder la primauté à l’amour sur la sagesse, ils le mettent rarement en avant. C’est curieux. Ils doivent penser peut-être que ce n’est en rien spécifique au christianisme. Mais cela reste à voir. Les chrétiens ont-ils le monopole de l’amour ? C’est une question délicate que je traite dans cet autre texte. Mais quand bien même ne serait-il pas les seuls à parler d’amour, au moins de façon cohérente, ils sont peut-être les seuls à accorder la primauté à l’amour sur la sagesse. Il y a déjà ici une opposition radicale avec la plupart des doctrines. Nombre d’entre eux doivent penser que toutes les religions parlent d’amour, nous verrons que c’est faux, mais quand elles en parlent, elles n’accordent pas pour autant la primauté à l’amour sur la sagesse. Et ici, le christianisme se situe en rupture radicale avec toutes les autres doctrines.

La trilogie socratique

En effet, Socrate a affirmé que la vie des hommes s’organisait autour du schéma suivant :

sagesse

vertu

Bonheur

Cette conception utilitariste de la sagesse est par elle-même extrêmement discutable, mais passons, ce n’est pas mon propos. Il est intéressant de remarquer que l’on retrouve ce schéma partout et qu’il sous-tend presque toutes les doctrines, mais souvent de façon modifiée et sous la forme plus générale :

connaissance

action

Bonheur

Le marxisme, par exemple, se situe clairement dans une telle perspective, la sagesse devient la science (marxiste évidemment), la vertu devient la praxis et la finalité reste le Bonheur de l’humanité. D’une manière ou d’une autre, c’est toujours l’intelligence (sous des formes qui peuvent être conçues très différemment) qui est mise en avant comme la première des facultés humaines et celle qui doit guider notre action et nous donner le moyen de trouver le Bonheur.

Le christianisme, par contre, met l’amour au premier plan des facultés humaines. Et surtout, il le met devant l’intelligence (quoi que ce soit que l’on entende par là). Ainsi, il rompt très clairement avec la trilogie socratique ainsi qu’avec la plupart des doctrines, et peut-être toutes.

Bien entendu, adopter une forme quelconque ne signifie pas que l’on vive en plein accord avec elle. De même qu’adopter la trilogie socratique ne signifie pas pour autant que toutes nos actions soient inspirées par cette sagesse.

Mais il y a deux façons radicalement différentes de rompre avec cette trilogie. Et il reste encore une question plus profonde à poser sur laquelle la position des chrétiens n’est pas du tout univoque. À quoi l’amour se substitue-t-il dans cette trilogie ? Prend-t-il la place de la sagesse ou du Bonheur ? Ou plus exactement peut-être, prend-t-il la place de la sagesse pour devenir le moyen du Bonheur, ou l’Amour prend-t-il la place du bonheur en éliminant la trilogie ? L’amour est-il le moyen du Bonheur, ou est-il à lui-même sa propre signification ? Ou bien encore : la valeur suprême pour le christianisme reste-t-elle le Bonheur avec l’amour comme moyen, ou bien fait-il de l’Amour la valeur suprême ? Avec le christianisme, nous ne sommes donc plus dans la trilogie socratique, même sous une forme modifiée, mais en face de deux modes possibles :

amour

Bonheur

Amour

Cela veut dire qu’il n’y a pas un christianisme, mais deux. En tout cas, c’est là l’opposition la plus radicale que l’on peut faire à l’intérieur du christianisme. On peut s’en étonner. Ainsi le christianisme représente une conception radicalement différente de ce qui constitue la grande affaire de la vie pour nombre d’entre nous. Depuis deux mille ans que le christianisme existe, l’essentiel n’aurait-il jamais été dit ?

« Est-il possible qu’on ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?[14] »

C’est ce qu’il me semble. Ou tout au moins, cet essentiel a déjà été dit, mais implicitement, ou sous une forme poétique, comme nous le verrons, mais pas clairement par des philosophes ou des théologiens. Il semblerait que l’irréflexion des chrétiens soit telle qu’ils n’ont jamais approfondi leur pensée à un niveau suffisant pour en venir à poser la question de la hiérarchie des valeurs du christianisme. C’est sans doute normal, étant donné le niveau d’irréflexion qui est à peu près le même partout. Cela ne doit donc pas nous surprendre. Il faut en effet remarquer que, où que ce soit, on ne traite presque toujours que des questions secondaires et les questions plus fondamentales sont laissées dans l’ombre. Mais même quand elles ne sont pas posées, il leur arrive de pointer le nez. Ce que nous verrons.

Nietzsche est sans doute le premier philosophe qui ait avancé l’idée que le bonheur n’est pas la valeur suprême. Ce sera donc la troisième idée que j’emprunterais à Nietzsche. Il disait en effet : « Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.[15] » Si je récupère Nietzsche tant et plus, c’est toutefois pour lui tourner généralement le dos, sauf précisément sur ce point.

Définition des deux formes d’interprétation du christianisme

J’appellerai primauté relative de l’amour la conception selon laquelle l’amour est conçu comme le moyen du Bonheur. Je nommerai primauté absolue de l’Amour la conception selon laquelle l’Amour prime le bonheur. Il faut noter qu’il s’agit d’une primauté existentielle et non d’une primauté logique. La primauté logique revient toujours à la Vérité. Toute pensée doit être évaluée selon l’angle de sa vérité ou de sa fausseté, au moins quand on est philosophe. C’est-à-dire quand on ne veut pas vivre de rêves et d’illusions. La Vérité, au moins d’un point de vue logique, reste donc la valeur première. Autrement dit, donner sens à la notion d’amour ne dispense pas de se poser la question de savoir si l’amour a un sens. Et évidemment, cette question est logiquement première.

Le refus de vivre de rêves et d’illusions est peut-être l’attitude la plus significative, primordiale. Toutefois, la Vérité ne donne pas sens et valeur à la vie. J’appellerai donc “ cardinale ”, la valeur Vérité, et “ suprême ” des valeurs comme l’Amour ou le Bonheur.

Le christianisme diverge de toutes les philosophies. Nous verrons plus tard quelles réserves il faudra peut-être émettre sur ce “ toutes ”. Toutes confient à la sagesse, ou à la connaissance, le soin de répondre à la question : “ Quoi faire ? ”. Toutes confient à l’intelligence le soin de nous guider dans la vie. Pour le christianisme, c’est l’Amour qui doit guider nos vies. Un acte qui ne repose pas sur l’Amour est un acte vide. Le christianisme attribue à la sagesse ou l’intelligence une place seconde. Pour le christianisme, il n’est pas du tout suffisant de répondre à la question du quoi faire, il faut d’abord et surtout que ce “ faire ” repose sur l’Amour. Autrement dit, ce qui est important n’est pas de répondre au “ Quoi faire ? ”, mais plutôt au “ Pourquoi faire ? ”. Pour le christianisme, c’est toujours la question du “ Pourquoi faire ? ” qui compte vraiment. La question du “ Quoi faire ? ” est seconde. Et ce n’est pas l’intelligence qui peut répondre au “ Pourquoi faire ? ”, qui elle ne peut répondre qu’au “ Quoi faire ? ”. Et pour le christianisme évidemment, seul l’Amour doit répondre au “ Pourquoi faire ? ”.

Comte Sponville définit le matérialisme ainsi : « primat de la matière, primauté de l’esprit. » On pourrait définir le christianisme ainsi : “ primat de l’Esprit, primauté de l’Amour ”. Dans les deux cas, le primat est accordé à une position ontologique, ce qui est logique. Mais la primauté ne dépend plus de la logique. La plupart des doctrines spiritualistes affirmeraient : “ primat de l’Esprit, primauté du bonheur ”.

Par rapport à la notion d’amour on peut donc établir trois positions :

1) Enseigner l’amour comme faisant partie de la vie, en le reléguant à une place seconde.

2) Affirmer la primauté de l’amour (par rapport à la sagesse et comme moyen du Bonheur).

3) Affirmer la primauté absolue de l’Amour.

Il s’agit du christianisme, je laisse donc de côté la position qui affirmerait que l’amour n’a pas de sens. Toutes les trois, en fait, sont admises par des chrétiens. La première correspondrait à ce que l’on appelle les chrétiens sociologiques. Je ne m’intéresserai que brièvement à cette forme, je ne considérerais que les deux autres. La seconde est celle de ceux qui creusent le christianisme un peu plus profondément que les premiers. La troisième est, à mon sens, la seule qui soit authentiquement chrétienne.

Il y a en fait trois formes de catholicisme

On trouve ces trois formes dans le catholicisme (c’est valable aussi pour l’orthodoxie et peut-être pour le protestantisme). La première correspond donc à une des formes de la trilogie socratique. Cette forme a même été dominante. Comme nous le verrons, c’était la conception de Thomas d’Aquin. On peut difficilement considérer que cette forme soit authentiquement chrétienne vu la place extrêmement claire que tient l’amour dans les évangiles.

Cette conception dominante, dans les siècles passés, était que l’enseignement donné par l’Église tient lieu de sagesse et dicte les actions qui doivent nous conduire au paradis. L’amour est relégué au second plan, ce sont les actions efficaces qui comptent en vue du salut. Cette conception correspond à la devise : “ Le paradis est pavé de bonnes intentions ”. L’intention et l’amour ne compte pour rien dans cette perspective. Ce sont les actions elles-mêmes qui comptent, quelles que soient les intentions qui les sous-tendent. On peut considérer que c’est vraiment une forme vulgaire du christianisme et peut-être la pire trahison du message du Christ. S’il fut une époque où c’était la forme principale il semble qu’elle n’ait plus guère court aujourd’hui, au moins en Occident. Le souci du salut plombait le christianisme et il est souvent remplacé aujourd’hui par une recherche du Bonheur terrestre. Ce souci s’est estompé avec l’abandon de l’idée d’enfer, la recherche du Bonheur terrestre a pris souvent la première place et l’amour est devenu le moyen.

La troisième position, des saints l’ont exprimé, des poètes aussi. Il y a toujours eu des chrétiens pour affirmer que l’Amour était désintéressement, gratuité. Dans l’histoire de l’Église on rencontre des personnes qui affirment, par exemple, qu’elles seraient prêtes à aller en enfer par amour pour Dieu, comme François de Sales. Il est piquant de voir que François de Sales et Thomas d’Aquin ont tous les deux été désignés comme docteur de l’Église et qu’ils sont en radicale opposition sur ce point qui est sans doute le plus important. C’est une façon de dire poliment que la doctrine catholique c’est un peu n’importe quoi.

Mais, à ma connaissance, les philosophes ou les théologiens n’ont que rarement effleuré ce sujet. Ce que je dis n’est absolument pas nouveau en substance, mais seulement dans la forme. Et ce n’est pas un coup de génie qui m’a permis de développer cette forme mais simplement le détournement des concepts élaborés par Nietzsche.

Il est tout de même curieux que les théologiens ou les penseurs chrétiens ne semblent guère s’intéresser à l’axiologie. Il est inquiétant qu’ils ne soient jamais vraiment poser la question de savoir si l’Amour était à lui-même sa propre signification ou s’il était le moyen du Bonheur. Et que les questions les plus fondamentales n’aient jamais été clairement posées.

Le christianisme comme subversion radicale

Ainsi, le christianisme représente une subversion radicale. Le quatrième et dernier concept que j’emprunterai à Nietzsche est celui du renversement des valeurs. Le Christ opère ainsi non seulement par rapport au judaïsme mais par rapport à toute philosophie, un renversement radical de la hiérarchie des valeurs. Nietzsche a fait un tapage sur le renversement des valeurs et n’a finalement rien renversé du tout, alors que le Christ, mine de rien, a tout chamboulé. C’était même si discret que Nietzsche, comme tant d’autres, n’y ont rien vu, alors que le Christ avait opéré un renversement bien plus radical que ce qu’espérait Nietzsche. Là encore, le christianisme et la philosophie de Nietzsche se ressemble en s’opposant. On sait que Nietzsche a échoué dans son ambition. Mais le Christ avait opéré un renversement de la hiérarchie des valeurs qui aurait fait pâlir Nietzsche d’envie même si ce n’était sans doute pas le genre de renversement qu’il voulait opérer. À moins que ce ne soit précisément ce renversement lui-même qu’il l’ait fait pâlir et rejeter le christianisme. Ce qui serait assez piquant. C’est d’ailleurs mon interprétation de Nietzsche, mais hors de mon présent propos.

La subversion du christianisme est radicale précisément parce qu’il renverse la hiérarchie des valeurs et qu’il n’y a pas de subversion plus radicale. C’est aussi la raison pour laquelle il a été lui-même radicalement subverti et complètement trahi par les chrétiens. Il n’y a pas de quoi s’étonner, peu d’hommes étaient prêts à accepter une telle subversion et était à la hauteur de ce que proposait le Christ.Il faut voir aussi que le christianisme diverge radicalement des autres doctrines. Diverger sur une question de hiérarchie des valeurs n’a vraiment rien à voir avec une divergence conceptuelle. C’est quelque chose de bien plus radical, existentiel. Derrière des idées fort différentes nous pouvons adopter la même hiérarchie des valeurs. De même, derrière des idées apparemment assez semblables, nous pouvons adopter des hiérarchies des valeurs complètement différentes. La hiérarchie des valeurs est quelque chose de bien profond et significatif que des idées. Deux personnes qui adopteront la même hiérarchie des valeurs — même à l’intérieur de philosophies complètement différentes — seront plus proches entre elles que deux personnes qui adopteront des visions du monde apparemment proches mais qui l’interprèteront à travers des hiérarchies de valeurs différentes.

Les conflits de valeurs

Nous avons vu comment Vérité et Bonheur pouvait représenter les deux termes d’un conflit de valeurs. L’existence de ce type de conflit est assez évidente. Nous avons parfois un choix à faire entre une vérité qui dérange et une illusion qui rassure. Existe-t-il d’autres types de conflits de valeurs qu’entre Vérité et Bonheur ? Il est assez évident qu’il existe des conflits d’ordre moral. Ce que j’estime devoir faire n’est pas forcément ce qui me conviendrait de faire. Seuls les salauds ne connaissent pas ce type de conflits.

Dans la vie nous sommes constamment face à des choix. Il existe deux types de choix tout à fait différents : le choix des moyens et le choix des fins. Une fin étant donné quel est le meilleur moyen de l’atteindre ? C’est à l’intelligence qu’il appartient de trancher ce type de choix. Mais la fin n’est pas forcément donné, nous pouvons avoir le choix entre plusieurs fins. Le choix de la fin ne dépend pas de l’intelligence, il ne s’argumente pas. Un choix ne peut s’argumenter que par rapport à une fin, mais comment argumenter entre plusieurs fins possibles ? Par rapport à quoi il pourrait s’argumenter ? Nous avons vu qu’il n’y a pas d’argument possible permettant de dire s’il nous faudrait préférer les illusions qui rassurent aux vérités qui dérangent. Un choix portant sur les fins est un choix de valeurs. Ce type de choix n’est pas résolu par l’intelligence, mais tranché par la volonté.

Nous avons déjà vu que le conflit Vérité/Bonheur ne dépend ni du contenu de cette vérité ni de ce que l’on entend par Bonheur. D’autre part, nous avons vu que ce conflit est irréductible ; on peut le trancher, pas le résoudre.

C’est même dans ce type de choix que notre volonté et notre liberté s’exerce à plein. Le choix des moyens n’est pas libre à proprement parler. Entre deux moyens qui sont équivalents par rapport à des valeurs, morales par exemple, nous choisissons évidemment le meilleur (au moins au regard de notre intelligence, on peut toujours se tromper), la liberté ici n’entre pas véritablement en jeu. C’est dans les choix de valeurs que joue à plein notre liberté. Mais quelles et quelles valeurs peuvent entrer en conflit ? Les conflits de valeurs peuvent prendre de multiples formes. Je ne vais pas répondre à cette question en tentant d’être exhaustif, mais je vais m’intéresser à quelques types de conflits.

Le conflit Liberté/Bonheur

Supposons maintenant que vous soyez dans une situation analogue à celle que décrit le récit d’Er de Platon. C’est-à-dire que vous ayez à choisir entre deux vies. L’une sera celle d’un bourgeois qui a tout ce qu’il faut pour être heureux. Il est riche, beau, en bonne santé, il aime et est aimé. Mais il pense comme on le lui a appris. Il est complètement conditionné, et on ne peut pas dire qu’il soit réellement libre. Toutefois, pour ne pas altérer son bonheur, nous lui laisserons l’illusion de la liberté. L’autre sera le contraire : celle d’un vagabond sans feu ni lieu. Il est passé par bien des épreuves, mais à travers elles, il a trouvé une authentique liberté qu’ignore complètement ce bourgeois. Laquelle de ces deux vies choisiriez-vous ?

Il est intéressant de magnifier ce type de choix en prenant un exemple imaginaire car cela nous permet de mieux réfléchir sur sa signification. Toutefois, on ne pourrait arguer que ce choix est imaginaire et qu’il ne correspond à rien. La vie en société nous met dans des situations où nous devons choisir entre Liberté et Bonheur. Mais quelle est la signification d’un tel choix ?

Le sens de sa vie, pour ce bourgeois, est irrémédiablement compromis par son absence de liberté et l’illusion de cette liberté ne lui confère aucun sens, même s’il peut croire qu’elle en a un. Remarquons que la conviction d’être libre suffit à ce bourgeois pour être pleinement heureux. L’illusion de la liberté suffit à son bonheur. Mais sa vie n’a pas de sens à cause de l’absence de liberté, et l’illusion de la liberté ne lui donne en aucune manière un sens, il n’en a que l’illusion, qui suffit à son bonheur. Le choix entre Bonheur et Liberté est peut-être en définitive un choix entre Bonheur et sens. Et peut-être que le Sens pourrait faire partie des valeurs.

Le conflit Amour/Bonheur

Mais le type de conflit qui va retenir toute notre attention est un éventuel conflit entre Amour et Bonheur. La question clé par rapport à ce problème est : l’Amour est-il pure joie ? Il semble que ce soit une mode aujourd’hui, pour nombre de chrétiens, de penser que le christianisme consiste à vivre dans la joie du Christ. Ils doivent sans doute considérer que l’Amour est pure joie, ce qui n’a vraiment rien d’évident. Ils doivent penser qu’avec le christianisme ils ont trouvé ce que tout le monde (à leurs yeux) cherche, c’est-à-dire le moyen d’atteindre à un bonheur sans mélange. Bien sûr, ils auraient encore beaucoup de chemin à faire, mais ils seraient sur le bon. Mais peut-être prennent-ils leur rêve pour une réalité.

Quand nous posons une telle question c’est évidemment par rapport à un amour dépouillé, au-dessus de ce que l’on appelle normalement “ amour ” dans l’état actuel d’involution de l’humanité. Il est clair que l’amour-attachement n’est pas dépourvu de souffrance, mais ce n’est pas de celui-là que nous parlons. Qu’en est-il d’un amour sans attachement ?

Si l’amour est pure joie, qu’en est-il des souffrances de la compassion ? Compassion signifie “ souffrir avec ”. La compassion empêche évidemment de considérer si facilement l’Amour comme pure joie. Ne doit-on pas plutôt le considérer comme pouvant être source de joie et de souffrance ? Mais dans ce cas, peut-on encore le considérer comme le moyen du Bonheur ? Ou bien, ne peut-il plus alors qu’être à lui-même sa propre signification ? Si l’Amour ne peut être considéré comme le moyen du bonheur, c’est au contraire le bonheur qui doit être sacrifié sur l’autel de l’Amour. Et l’Amour n’a pas moins de sens ni de “ valeur ” quand il signifie souffrance que quand il est source de joie.

L’immense majorité de ceux qui parlent d’amour ont l’habitude d’ignorer son caractère tragique. La plupart des chrétiens aussi, alors que c’est pourtant eux qui devraient être les premiers à l’affirmer. Bouddha et le Christ étaient d’accord sur l’idée que l’amour peut être source de souffrance. L’un en faisait une raison pour le rejeter ; l’autre assume cette souffrance. Il faut dire qu’ils ne parlaient sans doute pas de la même chose. Bouddha parlait de l’amour-attachement, mais il n’en concevait pas d’autre, le Christ avait évidemment une toute autre conception de l’Amour.

Comment serait-il possible de considérer l’Amour comme étant pure joie ? C’est-à-dire : comment pourrait-on concevoir un amour sans compassion, ou une compassion sans souffrance ? Je ne vois pas ce que pourrait être un amour sans compassion ; mais une compassion sans souffrance, peut-être.

La compassion

La question de la compassion me semble assez délicate. On raconte que Krishnamurti, un jour où il entendait parler de la guerre au Viêt-Nam, en a été si affecté que son visage avait brusquement vieilli de dix ans. Mais pourquoi faut-il que ce soit au moment où l’on en parle qu’il en soit si affecté ? Il savait bien que la guerre au Viêt-Nam existait, pourquoi en était-il affecté seulement au moment où l’on en parlait devant lui ?

Les bouddhistes ont une conception intéressante de la compassion. Ce n’est pas pour eux “ souffrir avec ” ici et maintenant, mais c’est un souci de la souffrance en général. Si bien qu’un bouddhiste peut fort bien être à peu près indifférent à la souffrance de quelqu’un qui se trouve devant lui, tout en éprouvant ce souci pour la souffrance des “ 10 000 êtres ”, c’est-à-dire la souffrance en général.

Pourquoi faudrait-il que nous soyons piéger par l’ici et maintenant ? C’est un concept à la mode mais que j’ai toujours tenu en suspicion. Il me paraît un enfermement dans la prison de nos sens. Ce qui n’est pas devant mes yeux existe au même titre que ce qui est devant moi, pourquoi devrais-je m’occuper uniquement de ce qui me tombe sous les yeux ? Si l’Amour a un sens, que faisons-nous devant l’immense souffrance de l’humanité ? Je ne demande pas ici comment nous agissons, mais comment nous réagissons. Je m’en tiendrais à l’humanité, bien que nous n’ayons aucune raison de nous limiter à elle. Comment cette souffrance, si nous aimons, pourrait-elle nous laisser indifférents ? Et si les souffrances de la compassion croissaient en même temps que l’Amour ?

On pourrait même imaginer que les souffrances de la compassion soient telles qu’elles plombent complètement le bilan joie/souffrance à tel point qu’il ne serait plus du tout satisfaisant. L’Amour serait alors une sombre tragédie et la compassion sans limite. Si c’était le cas, combien en resteraient-ils parmi nous pour croire encore malgré tout en l’Amour coûte que coûte ? J’ai l’impression que nous ne serions plus très nombreux.

L’Amour est-il à lui-même sa propre signification ? Ou devons-nous renoncer à l’amour pour préserver le Bonheur ? En tout cas, il serait temps peut-être d’arrêter de se raconter des histoires en affirmant sans réflexion que l’Amour est pure joie.

Toutefois, dans une perspective réincarnationiste et évolutionniste on peut difficilement considérer la condition humaine comme aussi tragique qu’elle semble en avoir l’air. J’ai abordé dans un autre texte la question de la souffrance (cliquez ici). Si elle est juste, ou nécessaire, la condition humaine n’est pas aussi tragique qu’elle en a l’air et cela tempère la compassion. La justice et la nécessité peuvent sans doute tempérer la compassion, mais les tempèrent-elles au point de l’annuler ?

Il faut ainsi aller plus loin que les bouddhistes et se demander si ce souci de la souffrance a un sens.C’est-à-dire au fond si la souffrance a un sens. La question est donc : la justice et la nécessité tempèrent-elles la compassion au point de l’annuler ? Question que les bouddhistes ne posent pas car cela fait partie des affirmations de Bouddha que la souffrance n’a pas de sens. Mais cela fait partie des affirmations fondamentales du christianisme de dire que la souffrance a un sens, nous devons donc poser la question. Le christianisme ne préconise pas d’éviter la souffrance, mais de la surmonter.

C’est une idée constitutive du bouddhisme d’affirmer que la souffrance n’a pas de sens. Comme on le sait, la compassion fait aussi partie de l’enseignement bouddhiste. Les bouddhistes d’aujourd’hui parlent assez volontiers d’amour, bien que cela ne fasse pas partie des enseignements de Bouddha. Mais en ont-ils mesuré les conséquences ? Du point de vue bouddhiste, la justice et la nécessité ne peuvent pas tempérer la compassion. Si la souffrance n’est ni juste ni nécessaire alors les souffrances de la compassion sont sans limite.

La justice et la nécessité peuvent sans doute tempérer la compassion, mais peuvent-elles la tempérer au point que la souffrance disparaisse ? Nous ne pouvons pas répondre à cette question. En effet, une des conditions nécessaires seraient que la souffrance soit totalement juste et nécessaire. Il me semble que nous ne pouvons rien affirmer de tel. L’affirmerions-nous qu’il ne serait pas sûr pour autant qu’elles soient suffisantes. Mais si elles la tempèrent jusqu’à ce point, la compassion a-t-elle encore un sens ? Peut-on imaginer une compassion sans souffrance ? La seule façon d’affirmer que l’Amour est pure joie serait d’affirmer que la justice et la nécessité tempère la compassion au point de l’annuler, affirmation hasardeuse.

C’est l’Amour qui a conduit le Christ sur la croix

Mais il me semble que les chrétiens ne pourraient pas faire une telle affirmation. En lisant les évangiles, on peut difficilement ne pas voir que le Christ compatissait et souffrait par la compassion.

Mais aussi, pour tous les chrétiens, normalement, c’est l’Amour qui a conduit le Christ sur la croix. C’est même l’accomplissement de l’Amour qui l’y a conduit. Il me semble difficile d’échapper à l’idée que c’est cela le christianisme : que l’amour ne va pas sans souffrance. Quant à ne voir, dans la croix, qu’un passage obligé qui devrait déboucher sur la joie pure du Paradis, cela aussi me paraît difficile, car, même au Paradis, il devrait au moins rester les souffrances de la compassion.

L’histoire des saints montre qu’aucun n’a dépassé la souffrance. Thérèse d’Avila expliquait même que Dieu était à la fois dans un mélange de joie et de souffrance[16], et il ne peut évidemment s’agir que des souffrances de la compassion. Comment ne pas penser que l’Amour vaut par lui-même, et peu importe de savoir si le bilan joie/souffrance est satisfaisant ?

Krishnamurti disait : « Le bonheur n’est pas un but, mais un résultat. ». Dans cette perspective, le bonheur n’est pas une valeur et ne pourrait donc entrer en conflit avec d’autres valeurs. En effet, parler de conflits de valeurs suppose que l’on attribue le même statut de valeur aux deux termes du conflit. Si on n’accorde pas cette égalité de statut, il n’y a plus de conflits de valeurs, seulement de la faiblesse à ne pas être toujours à la hauteur de nos valeurs. En effet, il semblerait que l’un des deux termes d’un conflit de valeurs soit toujours le Bonheur.

Cela consiste donc à considérer que le bonheur n’est pas une valeur au moins au sens où je l’ai définit, et à ne reconnaître comme valeurs que, par exemple, la Vérité, l’Amour, la Liberté ou la Justice. Cela signifierait qu’il n’y aurait trois façons d’envisager la vie. L’une consiste à considérer qu’il n’y a qu’une seule valeur : le Bonheur et tout lui est subordonnée (eudémonisme radical). L’autre pôle considère que le bonheur ne fait pas partie des valeurs. Entre les deux, il y a ceux qui considèrent le Bonheur comme une valeur, et même la valeur suprême, mais en admettent d’autres (eudémonisme).

Considérer que le bonheur personnel est la seule valeur et que tout lui est subordonné est la définition du salaud au sens sartrien. Le salaud est celui qui fait le mal en sachant que c’est mal pour son bien. Celui-ci ne connaît pas de conflits de valeurs. Mais celui qui reconnaît le Bonheur comme une valeur sans pour autant faire partie des salauds est bien obligé de reconnaître que dans la vie il y a des conflits de valeurs.

L’autre position possible qui consiste à ne pas considérer le bonheur comme une valeur est extrêmement minoritaire. Elle non plus ne connaît pas de conflits de valeurs, seulement de la faiblesse à n’être pas toujours à la hauteur de ses valeurs. Elle l’est tellement, qu’au moins à ma connaissance, elle n’a même pas de nom. Pourtant, avant d’être la position de Krishnamurti c’était, à mon avis, celle du Christ, mais très peu de chrétiens semblent l’avoir compris.

Il conviendrait donc de donner un nom à la position que je défends. C’est typiquement une philosophie aristocratique, au vrai sens du terme. C’est-à-dire, au sens où l’entend Alain de Benoist qui dit : « Le caractère constant de la morale aristocratique est d’être capable d’agir contre ses intérêts. » Il semblerait que nous parlions la même langue, et la sienne est sans doute beaucoup plus proche du christianisme qu’il ne le pense. Cependant, ce nom ne convient pas. Elle n’est aristocratique que dans le monde où nous vivons. Dans une société où il n’y aurait que des aristocrates, il n’y aurait plus d’aristocrate. Comment nommer une philosophie qui considère que l’Amour, la Vérité, la Liberté, la Justice sont des valeurs mais pas le bonheur auxquels il doit être sacrifié ? Je l’appellerai une philosophie noble.

Le christianisme est une philosophie noble et en cela réside sa réelle spécificité. Le Christ nous a invités à vivre noblement. Et rien d’autre, le reste, n’est que du vent. Mais c’est loin d’être évident pour la plupart des chrétiens.

Mais faire de l’amour le moyen du bonheur, c’est ôter toute grandeur, toute noblesse au christianisme.

Pourtant, si on considère la vie de nombre de ceux qui ont été reconnus saints dans l’histoire de l’Église, même s’il y a eu des faux saints, la noblesse est bien le caractère le plus apparent de leur vie. Les saints, contrairement à ce qu’imagine les pense-petits, ne sont pas désignés par l’Église comme objet pour l’adoration des fidèles. C’est une déviation du christianisme populaire. Ils sont donnés comme exemple de vie, comme modèles. C’est tout autre chose. Et en quoi sont-ils des modèles sinon par la noblesse de leur vie ? Ils ont mis l’Amour au centre de leur vie et pas la recherche du bonheur. Un saint n’est pas non plus un champion de l’ascèse comme le conçoivent certains qui n’ont vraiment rien compris. Ce sont des champions de l’Amour, pas des champions de l’ascèse, même si de ce point de vue certains ont fait très fort. Note culture a presque complètement perdu le sens de la notion de sainteté et cela même chez nombre de chrétiens, c’est dommage, c’est peut-être ce que nous avions de plus précieux.

Par rapport aux valeurs, il y aura donc deux types de philosophie selon que l’on considère le Bonheur comme une valeur ou non. L’évolution humaine doit-elle se faire vers plus de sagesse ou plus de noblesse ? C’est la sagesse — quand ce n’est pas la malice, ce qui est souvent le cas — qui est mise en valeur et non la noblesse. Il est clair, au moins pour celui qui sait lire, que les évangiles mettent la noblesse bien avant la sagesse. C’est une toute autre attitude vis-à-vis de la vie.

Ainsi, deux types de philosophie s’opposent radicalement : la philosophie noble et l’eudémonisme. Et encore plus pour un eudémonisme radical évidemment, dont le Bonheur est l’unique valeur et qui considère que nous cherchons tous en toutes choses notre plus grand bonheur. Les représentants de ces deux types de philosophies ont toujours eu les uns envers les autres le même type d’attitude. Aux yeux de celle que j’ai appelée “ noble ” l’autre position est perçue comme une philosophie vulgaire et comme la vulgarité même pour un eudémonisme radical. Mais aux yeux des eudémonistes, les tenants d’une philosophie noble sont des fous. En effet, pour eux, ceux qui prétendent être au-delà de la recherche du bonheur s’illusionnent totalement sur eux-mêmes puisque nous sommes tous censés chercher le bonheur. Ils sont donc fous de ne pas voir les choses comme elles sont. Mais celui qui trouve vulgaire l’eudémoniste ne conteste évidement pas que l’eudémoniste recherche le bonheur. Il n’est pas fou et décrit sa propre attitude. Mais il la projette à tort et à travers sur tout le monde et voit le monde à son image. C’est normal, le vulgaire a besoin de croire que nous tous vulgaires.

À propos des différentes conceptions de la nature humaine

La différence de perspective que l’on adopte à propos des valeurs entraîne des conséquences sur les conceptions que l’on se fait de la nature humaine. Selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre de ces perspectives cela entraîne des conceptions très différentes de la volonté, de la liberté, des rapports entre intelligence et volonté, entre désir et volonté. Nous allons voir que certaines conceptions de la nature humaine ne dépendent pas d’observations de l’humanité mais sont sous-jacentes à nos choix axiologiques. Ceux-ci étant eux-mêmes le produit du caractère, ou disons plutôt peut-être du degré d’évolution spirituelle.

Les conflits de valeurs ne se résolvent pas rationnellement, ils se tranchent volontairement, comme nous l’avons vu. Cela correspond à l’idée que la vie est un combat entre désir et volonté. Pour l’homme noble, la vie sera un combat entre volonté et faiblesse. Dans cette perspective, la volonté n’est pas une forme du désir, mais une toute autre instance que le désir et qui ne peut s’y ramener. C’est le désir qui recherche le bonheur, c’est la volonté qui y renonce.

L’eudémoniste radical, en revanche ne trouve aucun sens dans ce combat entre désir et volonté. Il fait donc de la volonté une forme du désir. C’est évidemment la conception freudienne du principe de plaisir et principe de réalité. Conception sans doute vulgaire, car elle n’est pas imposée par l’observation, mais elle est la conséquence d’un caractère. La volonté est alors le désir modéré par le principe de réalité, par l’intelligence. Si on ne raisonne pas en termes de conflits de valeurs la volonté n’est qu’une forme du désir, c’est le désir passé au crible de la raison.

Toutefois, tout cela n’est pas si simple. La philosophie de Comte Sponville, par exemple, n’est pas vulgaire ; elle est logique. Au moins sur le point qui consiste à faire de la volonté une forme du désir. Il se situe dans une perspective métaphysique où il n’est pas possible d’opérer une distinction entre désir et volonté, ou tout au moins cette distinction fait forcément de la volonté une forme du désir. Il lui faut raccorder la conception qu’il se fait de l’homme à sa position métaphysique et donc à la biologie. Le désir peut recevoir un sens dans cette perspective, pas la volonté. Pour être vulgaire, il faudrait qu’il se situe dans une perspective qui lui permette d’opérer une telle distinction et qu’il ne la fasse pas.

Examinons les conséquences sur les conceptions différentes de la liberté. L’eudémoniste radical ne conçoit pas la liberté, tout au moins la liberté intérieure. Tout ce qui le motive est le désir, et celui-ci, évidemment, n’est pas le produit de la liberté. L’homme vulgaire considérera la liberté uniquement comme extérieur, la possibilité de réaliser ses désirs. Il n’y a pas de véritable liberté dans le choix d’un moyen en vue de parvenir à une fin.

La volonté est le lieu où se joue véritablement la liberté. Il n’y a pas de liberté dans le désir. C’est un processus, un mécanisme, ne voir en l’homme d’autre instance décisionnelle que le désir c’est affirmer qu’il n’est pas libre.

Ma position signifie aussi qu’il n’y a pas de communication possible entre ceux qui procèdent à des choix de valeurs différents. Tout au moins une communication qui présente une réelle signification, cela n’empêche évidemment pas les bavardages. Nous avons vu que le choix qu’opère Comte Sponville entre la vérité et le bonheur ne pourrait se justifier que par une valeur plus haute, et qu’ainsi il n’y a rien à en dire. Il est tout de même intéressant de voir qu’un choix aussi fondamental au niveau existentiel ne puisse recevoir aucune justification rationnelle. C’est évidemment le rationalisme qui est mis radicalement en question, puisque le rationalisme prétend guider nos choix par la raison. Cela signifie que nous tournons radicalement le dos à la philosophie des lumières. Celle-ci consiste à considérer que la raison est forcément au service du Bien. La contestation habituelle veut que la raison peut très bien être mise au service du mal. Cela signifie qu’au moins pour la morale, il y a une autre instance supérieure à la raison. J’étends ainsi la contestation de la philosophie des Lumières à un autre champ que celui de la morale : le champ existentiel. La volonté prime l’intelligence non seulement par rapport à la morale, mais pour tout ce qui concerne les questions existentielles. Le choix de Comte Sponville n’est pas un choix moral, mais existentiel.

« Kant [...] fait de l’eudémonisme une morale du bonheur individuel, blâmable en tant que fin de l’action quand il s’agit de soi puisqu’il ne faut vouloir que la perfection. En contrepartie, dans l’exigence du rapport à autrui, la recherche du bonheur est un devoir qu’impose la raison.[17] »

C’est bien du Kant ! Ce n’est pas l’amour qui guide Kant mais la raison en toute circonstance. On peut légitimement se demander si Kant avait réellement compris quelque chose au christianisme.

Le sacrifice

Il est intéressant de voir qu’une conception que l’on se fait de la nature humaine ne dépend pas de l’observation des hommes mais d’une conception que l’on se fait de l’existence. Mais qu’en est-il de l’observation du comportement humain ?

Les situations extrêmes où nous pouvons être typiquement dans un conflit de valeurs sont évidemment celles qui peuvent mener au sacrifice de notre vie. Bien des personnes qui ont vécues avant nous se sont trouvées un jour dans une telle situation. C’est même sans doute par leur sacrifice que notre Terre est encore un peu vivable. Dire que nous cherchons tous en toute chose notre plus grand bonheur ne tient évidemment pas devant le constat de ceux qui ont sacrifié leur vie. Même si c’était pour une cause immonde comme le nazisme. Toutefois, je ne parle évidemment pas de ces cinglés qui se font exploser pour aller tout droit au paradis d’Allah. Ceux-là sacrifient leur vie non seulement avec l’espoir d’aller au paradis mais en espérant aussi en envoyer quelques uns en enfer. Cela rend leur sacrifice absolument ignoble. Mis à part ces salopards, sacrifier sa vie est un acte d’Amour.

Je sais bien que l’on peut justifier par des arguties très tordues que même ceux qui sacrifient leur vie le font pour leur propre bonheur. Ceux qui expliquent ainsi le sacrifice sont des gens qui font preuve d’un égoïsme total et qui ne supporte pas l’idée que l’on puisse avoir un autre tempérament que le leur. L’existence du sacrifice désintéressé est une honte, en effet, pour ceux qui sont incapables d’en faire autant. Ceux qui ont fait le choix de leur bonheur personnel en toutes circonstances ont évidemment besoin de penser que tout le monde fait le même choix qu’eux. Ils ont besoin de cela pour être digne à leurs propres yeux. Comment les égoïstes radicaux pourraient-ils supporter l’idée que tout le monde n’est pas aussi égoïste qu’eux ?

En aparté, j’ai lu une statistique où l’on demandait aux gens pourquoi ils seraient capables de sacrifier leur vie. La patrie, on s’en doute, ne faisait plus recette. Mais il y en avait tout de même 50 % qui affirmaient pouvoir la sacrifier pour la liberté. 20 % n’étaient pas disposés à la sacrifier pour quoi que ce soit, même pas pour leurs enfants. Ceux-là me font froid dans le dos. Mais cela fait tout de même 80 % qui étaient prêts à la sacrifier pour quelque chose.

Vivre noblement

Mettre en avant l’intelligence conduit à la négation de la liberté et du sujet. Nous avons vu qu’il n’y a pas de liberté dans les choix des moyens opérés par l’intelligence. Mettre en avant la volonté permet d’attribuer un sens aux notions de grandeur, de noblesse, et cela n’a de sens qu’à l’intérieur d’une philosophie du sujet. Il n’y a pas de noblesse dans l’intelligence. La noblesse consiste dans le renoncement au bonheur. Le christianisme n’est pas cette morale d’esclaves comme le pensait Nietzsche, mais tout le contraire. Mais il faut lui accorder que les chrétiens en ont souvent fait une morale d’esclaves. Mais évidemment, cela ne saurait être mis au compte du christianisme, car l’adoption d’une philosophie d’esclave est une tendance assez naturelle à l’homme. Et surtout, cette philosophie-là ne peut se justifier par les évangiles. Le principal reproche que l’on peut faire à l’Église est peut-être d’avoir subverti le christianisme au point d’en faire souvent le contraire de ce qu’il est. Le catholicisme est multiforme et certaines formes sont tout à fait vulgaires. Si le christianisme est une subversion radicale, l’Église a subverti le christianisme car elle n’acceptait pas cette subversion. Comment en aurait-il pu être autrement ? À partir du moment où l’Église cherchait à rassembler sous sa coupe un maximum de personnes, cela ne pouvait se faire qu’en vulgarisant sa philosophie au sens propre du terme.

J’espère avoir montré que c’est une fadaise de faire de l’axiologie la parente pauvre de la philosophie. Nos philosophes sont vraiment déboussolés.

Il est extrêmement curieux que cette idée de conflits de valeurs soit passée à peu près inaperçue en philosophie. La vie nous met pourtant dans des situations où toutes les valeurs ne peuvent être satisfaites simultanément. Voici ce que disait Isaïe Berlin :

« Quels que soient les désaccords entre Platon et Aristote, ou entre eux et les sophistes, les épicuriens, les autres écoles grecques du quatrième siècle et des siècles suivants, tous se retrouvent avec leurs disciples, les rationalistes et les empiristes européens des temps modernes, pour affirmer que l’étude de la réalité par des esprits qui percent le voile des apparences peut révéler le véritable but de l’existence humaine. Une fois celui-ci découvert, les hommes devenus forts et guidés par la raison, connaîtrons la liberté et le bonheur.

Certains pensaient qu’une même finalité s’imposait à tous les hommes, en toutes circonstances ; d’autres admettaient des finalités différentes, variant selon la nature des hommes et la situation historique. Aux théories objectivistes et universalistes s’opposaient les relativistes et les subjectivistes ; les empiristes attaquaient les métaphysiciens, les athées se heurtaient aux déistes. Ils étaient en profond désaccord sur la morale. Mais pas un de ces penseurs, pas même parmi les sceptiques, n’avait envisagé qu’il pût exister plus d’une finalité : des fins qu’on recherchait pour elles-mêmes, et qui seules étaient à même de justifier tout le reste, mais qui étaient incompatibles entre elles. Pas un n’avait osé mettre en doute l’existence d’un critère universel, unique et dominant tous les autres, et permettant aux hommes d’effectuer un choix rationnel entre les différents types de finalités.[18] » 

Le constat qu’opère Berlin est pour le moins curieux. Une meilleure connaissance du christianisme lui aurait permis de s’apercevoir que ce constat n’était pas aussi universel, même s’il n’était pas exprimé clairement. Et il a oublié le romantisme.

Christianisme et romantisme

Nous allons étudier maintenant les étroites affinités entre le christianisme et le romantisme. Voici la définition du Larousse du romantisme : « École littéraire et artistique du début du XIXème siècle, qui fit prévaloir le sentiment et l’imagination sur la raison et l’analyse critique. » Mais évidemment, le romantisme dépasse largement ce mouvement artistique.

Par “ romantisme ” je n’entends pas un mouvement historique, mais une attitude spécifique vis-à-vis de la vie. Ainsi, le romantisme doit intéresser le philosophe. Cette attitude a peut-être reçue une de ses meilleures formes d’expression dans le mouvement que l’on appelé “ romantisme ”, mais elle n’est pas liée à ce mouvement. On la retrouve ailleurs, en d’autres temps, et en d’autres lieux, et il est très intéressant de voir comment elle se manifeste. Cette attitude consiste à valoriser toutes formes d’émotions et de sentiments. Elle consiste à ne pas chercher à éviter les émotions douloureuses au profit des émotions agréables mais à assumer toutes les émotions. L’idée qu’il y a derrière est qu’en évitant les émotions douloureuses en fait on stérilise le cœur, la sensibilité. Pour le romantisme, éviter les émotions douloureuses au profit des émotions plaisantes, c’est s’anesthésier. Cela signifie aussi que la “ vertu cardinale ” n’est pas l’intelligence, mais le courage.

Le romantisme comme mouvement a été très mal analysé philosophiquement. Ceci est peut-être dû à ce que les tenants de cette attitude privilégie les sentiments sur l’analyse, ce qui ne correspond guère à l’attitude des philosophes, et aussi que c’est une attitude assez minoritaire. Ce défaut d’études est dommage, car c’est peut être ce qui nous sépare le plus radicalement les uns des autres.

« Plus profondément le chagrin creusera ton âme plus elle pourra contenir de joie. » dit Khalil Gibran. Voilà une attitude typiquement romantique. Mais à ses yeux, il ne s’agissait pas d’une attitude romantique mais simplement chrétienne. Mais elle n’est chrétienne que dans le cadre d’un christianisme authentique, assez peu répandu.

Si les droits de l’homme sont la laïcisation du christianisme sur le plan moral, le romantisme en est la laïcisation sur le plan existentiel. Le romantisme est donc issu historiquement du christianisme et le christianisme représente même (d’un point logique) un des modes du romantisme. En effet, celui-ci est un élargissement du christianisme. Le romantisme privilégie toutes les émotions, il y a même un romantisme noir, le christianisme ne privilégie que l’Amour. Toutefois, il faut remarquer que le romantisme ne peut être considéré comme un élargissement du christianisme que sous la forme qui accorde la primauté absolue à l’Amour. Les deux autres formes du catholicisme ne sont en rien romantiques. Le christianisme est typiquement une forme du romantisme quand il affirme que l’Amour est source de joie et de souffrance et qu’il n’a pas moins de sens et de valeur quand il signifie souffrance que quand il signifie joie.

Les deux formes du christianisme qui m’intéressent conduisent à des conceptions divergentes sur nombre de points que nous allons examiner. La trilogie représente ce que Socrate considérait comme essentiel dans notre vie. Mais selon que l’on adopte cette trilogie, ou l’un des deux modes du christianisme, bien des glissements de sens sont opérés pour nombre de notions.

Remarquons que dans ces deux modes du christianisme la vertu a disparu par rapport à la trilogie socratique. En fait, elle est passée en arrière plan tout en opérant un glissement de sens. Pour le christianisme la vertu est le produit de l’amour, pas de la sagesse.

Dans le premier mode, nous voyons que l’amour est lui-même la source du Bonheur, sans qu’il lui soit nécessaire de passer par une action. Dans le second mode, l’Amour se suffit à lui-même, il n’est plus conçu comme moyen de quoi que ce soit. L’amour, dans les deux cas, pouvant évidemment déboucher sur l’action. Mais sans doute pas de la même manière. Dans la trilogie socratique, la recherche du Bonheur est le moteur de l’action. Quand on accorde la primauté absolue à l’Amour, c’est l’Amour qui devient le moteur de l’action. Mais qu’en est-il du moteur de l’action pour celui qui accorde une primauté relative à l’amour ? Ce n’est plus la recherche du bonheur, il le trouve dans l’amour. Ce n’est pas dans l’amour lui-même, l’individu n’est pas encore vraiment libéré de l’égocentrisme. En fait, souvent ils jouent la comédie de l’amour en espérant ainsi parvenir à l’amour. On peut rencontrer dans les organisations caritatives des personnes qui sont mues par un amour authentique et d’autres qui sont motivées par le désir. Certains chrétiens œuvrent dans l’humanitaire non dans le but de soulager la misère, mais dans le but de vivre leur christianisme. Ils n’agissent pas par amour, mais dans le but de vivre l’amour. Mais on pourra me demander : mais qui suis-je pour prétendre sonder les reins et les cœurs ? Je répondrais qu’il suffit de les écouter, cela se devine très bien dans leur discours.

Le trésor de l’Église

Les chrétiens sont assis sur un trésor dont ils ne profitent pas et empêchent les autres d’y accéder. Ce trésor, c’est tout simplement l’offre que nous a présenté le Christ de vivre noblement. Ce que la plupart des chrétiens n’ont malheureusement pas comprit. Et le succès du christianisme tient peut-être à l’oubli de ce trésor. S’ils l’avaient réalisé, je ne suis pas sûr que le christianisme ait intéressé grand monde. Inviter à vivre noblement, à sacrifier son bonheur au profit d’autres valeurs sans souci de profit personnel, n’est pas quelque chose qui puisse séduire beaucoup de personnes. Les promesses de bonheur sont beaucoup plus séduisantes qu’il s’agisse du bonheur sur Terre ou dans l’au-delà. Et les idées marchent essentiellement à la séduction. Et elles ne sont généralement que l’expression de notre caractère.

Accorder la primauté absolue à l’Amour signifie que l’Amour est gratuité. La gratuité, c’est la noblesse même. Le christianisme est la doctrine la plus noble qui soit, au moins quand il est compris sous ce mode. C’est sans doute cela « n’être pas du monde ». L’esprit du monde, c’est l’esprit de Socrate ou des orientaux, la primauté accordée à la sagesse. Cette notion apparaît souvent dans les évangiles où elle semble essentielle, mais sans qu’il soit précisé en quoi elle consiste.

 « Car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu.[19] »

C’est la trilogie socratique qui est sagesse aux yeux des hommes et folie aux yeux de Dieu. Mais accorder la primauté absolue à l’Amour est folie aux yeux des hommes et sagesse aux yeux de Dieu.

« La glorieuse liberté des enfants de Dieu.[20] » est une expression chère à l’Église. Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait très bien compris ce qu’elle signifie. La glorieuse liberté des enfants de Dieu est celle de ceux qui sont mus par l’Amour sans souci de profit personnel.

Dire que l’Amour est la valeur suprême signifie renoncer au bonheur. Cela ne veut pas dire que l’on va être malheureux ; on peut être très heureux en ayant renoncé au bonheur. Cela signifie que le bonheur n’est plus un problème. On cueille les plaisirs, les joies tout au long de notre route, mais ce n’est plus un but, cela fait juste partie de la vie mais ce n’est plus le centre. L’Amour a pris le centre. Mais il n’est pas grand monde qui soit prêt à opérer un tel renoncement.

Desjardins dit : « ces sadhous qui témoignent […] de l’intransigeante primauté du spirituel et qui ont renoncé à tout, absolument à tout, sauf à la joie. »[21] C’est une attitude qui a tout à fait sa place dans l’hindouisme, mais le christianisme est tout autre chose. À un de ces sadhous qui affirmait avoir renoncé à tout et qui considérait vivre au paradis, je lui dis : « Il y a encore une chose à laquelle tu dois renoncer. » « À quoi ? » demanda-t-il. « Au paradis. » Qu’est ce que je n’avais pas dit là ! J’avais l’impression qu’il venait soudain de s’apercevoir qu’il était assis sur une fourmilière.

Mais à vrai dire, il n’y a même pas à renoncer. La recherche du bonheur tombe d’elle-même le moment venu quand on a vraiment mis l’Amour au centre de sa vie. Il n’y a pas à faire une idéologie du renoncement au bonheur en croyant peut-être que l’on va trouver ainsi l’amour. On trouve ce que l’on trouve en renonçant au bonheur, ce n’est pas le problème. Le renoncement au bonheur ne se fait pas par rapport à un but. Alors que dans l’hindouisme le renoncement à tout se fait au forcing dans le but de trouver le bonheur. Ainsi le mot “ renoncement ” n’est sans doute pas correct. Un renoncement réclame un effort et une idéologie justifiant cet effort. Il vaudrait peut-être mieux parler d’abandon de la recherche du bonheur. C’est ici que l’on cesse vraiment d’être du monde.

Le christianisme nous invite à sortir de notre vraie misère : la misère spirituelle. En cela, c’est bien une doctrine du salut. Mais ce salut ne consiste pas à faire des actions qui plaisent à Dieu pour aller au paradis. C’est une mentalité d’esclave. Il ne consiste pas non plus en ceci que le fils unique de Dieu serait mort sur la croix pour racheter nos péchés, c’est totalement immonde et stupide. La misère spirituelle c’est considérer que toute notre vie s’articule autour de la recherche du bonheur. Ce que le Christ nous a apporté, c’est de nous montrer un chemin de vie qui n’ait plus rien d’égocentrique. Et c’est en cela que réside le salut. Le salut ne consiste pas à sauver son âme, mais à trouver un mode de vie qui fasse que la vie soit digne d’être vécue. Et digne d’être vécu ne signifie pas du tout valoir la peine d’être vécu. Valoir la peine d’être vécu cela voudrait dire que l’on puisse escompter que le bilan plaisir/souffrance serait satisfaisant. Cela, c’est la vraie misère, une vraie vie de chien.

Et quand, l’âge venant, on escompte que le bilan plaisir/souffrance ne sera plus satisfaisant, on fait comme Deleuze, hop ! On saute par la fenêtre. C’est une mort misérable liée à une vie misérable. On pense à Nietzsche et à ses derniers hommes. Toutefois, il existe un mode de vie plus misérable encore : survivre coûte que coûte, n’en déplaise à Nietzsche.

Il y a, heureusement, des suicides qui ont beaucoup plus d’allure. J’ai lu, ou entendu, cette histoire : c’était un couple de jeunes aristocrates qui avaient décidé de se suicider et qui ont eu cette réflexion magnifique : « Vivre ! Nos serviteurs feront cela pour nous. » C’est l’attitude juste si l’on pense que la vie n’est rien d’autre que celle que le monde nous propose. Il est alors peut-être préférable de tirer sa révérence, surtout avec un tel panache.

L’enseignement de Bouddha reconnaît, d’une certaine manière, cette idée de recherche du plaisir. Sauf que Bouddha affirme l’inanité de cette course au plaisir, mais jamais son non-sens. Il n’en reconnaît que la non-pertinence, pas le non-sens. Pour lui, il y a des souffrances qui ne correspondent à aucun plaisir et les plaisirs sont systématiquement associés à la souffrance. Ainsi, le bilan serait forcément désastreux. Mais ce faisant, il attribue exactement la même importance au bilan plaisir/souffrance. Il est fondamentalement dans la même perspective.

Mais une vie dans laquelle le bilan plaisir/souffrance serait très satisfaisant serait toujours une vie misérable dans la mesure où l’on n’a en vue que ce bilan. Le Christ nous invite à sortir de cette immonde comptabilité par le haut, c’est-à-dire par l’Amour. Et il n’y a vraiment que cette seule porte de sortie, au moins par le haut, car la voie que nous propose Bouddha est une sortie par le bas.

La recherche de la Vérité, la conquête de la Liberté, l’accomplissement de l’Amour cela suffit comme programme dans la vie, il n’est pas nécessaire de rechercher le bonheur par-dessus le marché. Et surtout pas de faire de la vérité, de la liberté ou de l’amour le moyen de ce Bonheur, mais plutôt de sacrifier le bonheur quand c’est nécessaire à la Vérité, à la Liberté ou à l’Amour. Voilà ce que nous enseigne le christianisme authentique. Aucune doctrine imaginée par les hommes n’a été aussi sublime. L’occident est en train de perdre ce qu’il a de plus précieux. Ou tout au moins, il ne l’avait jamais vraiment trouvé. Et peut-être même que nous avions besoin de cette déliquescence du christianisme pour trouver un christianisme authentique. Les individus qui avaient réellement compris ce qu’est le christianisme n’ont toujours constitué qu’une très faible minorité. C’est normal, le christianisme est une pensée trop haute pour la plupart des hommes, il a fallu qu’ils le rabaissent à leur niveau.

Les différentes formes du christianisme dans l’Église

Examinons maintenant comment les différentes formes du christianisme traversent son histoire. Toutefois, je ne suis pas un spécialiste de l’histoire de l’Église. Heureusement pour moi, je ne suis pas un spécialiste de quoi que ce soit. Je vais le faire, mais mal, en espérant que d’autres le feront mieux que moi.

Une des premières expressions qui nous vient à l’esprit est la célèbre sentence d’Augustin : « Aime et fais ce que tu voudras. » Il n’y a rien à rajouter. Sinon que nous aurions aimé trouver cette phrase dans les évangiles. Il semblerait que le Christ n’ait pas trouvé le moyen de résumer son enseignement de façon aussi laconique qu’Augustin. Il est très dommage que l’Église ne s’en soit pas tenu à cette magnifique parole et qu’elle en ait rajouté un peu trop.

On peut remarquer aussi que quand on aime réellement on est au-delà de la recherche de bonheur. Le « ce que tu voudras » sera donc n’importe quoi sauf précisément la recherche de bonheur. Autrement dit, chercher le bonheur c’est manquer d’amour.

Il est très curieux de voir que ce que je dis est presque totalement étranger à la doctrine de l’Église mais en même temps tout à fait compatible avec son attitude traditionnelle. En effet, la considération accordée à la sainteté a été une de ces attitudes constantes, malheureusement en complète perte de vitesse. Jean‑Paul II en canonisant n’importe qui à tour de bras a contribué à dévaloriser la notion de sainteté. C’est peut-être ce qu’il a fait de pire.

La querelle des dominicains et des franciscains

Le plus intéressant pour notre propos se trouve dans la querelle des dominicains, représentés par Thomas d’Aquin, et des franciscains, représentés par Bonaventure et Duns Scot. Ils s’opposaient notamment sur la réponse apportée à une question : Qu’est ce qui est déterminant dans nos choix entre la volonté et l’intelligence ? Pour Thomas d’Aquin et son école, c’était l’intelligence qui était déterminante. Pour Duns Scot, l’intelligence proposait plusieurs voies à la volonté qui tranchait. Pour Thomas d’Aquin la volonté était fixée car pour lui nous cherchions tous en toutes choses notre plus grand bonheur, en effet : « l’homme désire naturellement la fin dernière, c’est-à-dire le bonheur. Or, cette tendance est naturelle et n’est pas soumise au libre arbitre.[22] »

Mais si cette tendance n’est pas soumise au libre arbitre, cela ne veut-il pas dire que l’homme n’est pas libre ? Il est définitivement condamné à poursuivre le bonheur comme l’âne court après la carotte. Est-ce cela la liberté ? Cela veut dire aussi qu’il est définitivement complètement égocentrique. Mais alors en quoi consiste l’Amour ?

Thomas d’Aquin disait aussi : « Il n’y a rien de plus grand que la pensée rationnelle, sauf Dieu.[23] » Il adoptait donc une interprétation du christianisme se situant dans le droit fil de la trilogie socratique. Il semble que le plus grand docteur de l’Église n’ait pas compris grand chose aux évangiles. En fait, comme nombre de personnes, il était catholique mais pas chrétien. C’est parfaitement possible. L’Église définit très clairement ce que cela signifie d’être catholique : c’est admettre ce qui est dit dans le Credo. Et dans le Credo, il n’est pas le moins du monde question d’amour. Ainsi, on peut être parfaitement catholique sans être chrétien ou être chrétien sans être catholique ou être les deux ensembles bien évidemment. En excluant la notion d’amour du Credo, l’Église délie parfaitement les deux. Contrairement à ce qu’elle voudrait nous faire croire qu’être catholique serait la meilleure façon d’être chrétien, si bien qu’elle confond si souvent catholique et chrétien.

Sur la question : qu’est-ce qui caractérise le christianisme ? L’Église, et ses avatars, n’ont aucune position claire. Ils ont cependant une position claire sur ce qui les caractérise. Le credo nommé “ Symbole des apôtres ” est spécifique au catholicisme, le “ Symbole de Nicée ” est commun aux catholiques, aux orthodoxes et aux protestants. Dans aucun des deux il n’est question d’amour. Ce que j’ai dit du catholicisme s’étend donc aux protestants et aux orthodoxes.

La conception en mode socratique du christianisme, si elle pouvait être prégnante au moyen-âge et après, ne reçoit plus guère de crédit aujourd’hui. Cela signifierait que l’on pourrait être un authentique chrétien en réalisant les actes conformes à l’enseignement de l’Église même si l’amour n’y tient aucune place ! Il paraît très difficile de penser que l’enseignement qui transparaît des évangiles pourrait s’inscrire dans une forme quelconque de la trilogie socratique qui relègue l’amour au second plan. Les deux formes que nous avons à départager sont donc seulement celles que j’ai définit plus haut que j’ai appelé les deux formes du christianisme.

Il faut préciser qu’à la fin de sa vie Thomas d’Aquin a affirmé que tout ce qu’il avait dit était de la paille. Peut-être que la paille est partie en fumée et qu’il est devenu un chrétien authentique ; mais je ne crois pas que nous en ayons la moindre trace.

Quand il y a plusieurs fins possibles celles-ci peuvent se définir en fin de compte en termes de valeurs. Pour Duns Scot, la volonté était déterminante dans nos choix. L’intelligence proposait différents choix que tranchait la volonté. Ceci pourraient s’exprimer très bien s’exprimer en termes de conflits de valeurs. Même si l’élaboration de sa pensée n’est pas allée jusque là, c’était bien de cela qu’il s’agissait.

À la renaissance ce conflit a ressurgi entre Fénelon et Bossuet dans la querelle du pur amour. Ce conflit n’a jamais été résolu, il a été enterré. L’Église n’a jamais pris réellement partie dans cette querelle, contrairement à ce que l’on croit. L’Église n’a jamais tranché et Fénelon n’a pas été condamné par l’Église sur ce point. Il a été condamné à propos de la passivité qui faisait partie de sa doctrine du pur amour. Il est quand même intéressant de remarquer que l’Église s’est prononcée sur quantité de choses et que le point le plus essentiel et significatif du christianisme n’a jamais été véritablement traité et la question escamotée.

En fait, la place de l’amour dans l’histoire de l’Église est plutôt confuse. Le présent texte, que l’on soit d’accord avec moi ou non, contribuera à débrouiller cette confusion.

Rejeter la forme socratique pour adopter le premier mode du christianisme que j’ai définit représente une avancée majeure. Il conduit en effet à accorder une importance essentielle à l’amour. Même si la valeur suprême reste le Bonheur, en faisant de l’amour l’unique moyen de ce bonheur il lui accorde une place essentielle.

En fait, accorder la primauté relative à l’amour n’est peut-être qu’une situation transitoire. Et qu’il n’y aurait en définitive que deux schémas. Un amour authentique ne peut qu’accorder la primauté absolue à l’Amour. Remplacer la sagesse par l’amour n’est peut-être qu’un passage qui doit conduire à remplacer le Bonheur par l’Amour.

On pourrait considérer que ces deux formes de christianisme divergent radicalement dans la mesure où elles n’adoptent pas du tout la même hiérarchie des valeurs. Mais si l’une n’est que la forme transitoire de l’autre la divergence n’est plus aussi radicale. On pourrait considérer la conception ou l’on accorde une primauté relative à l’amour comme une conception immature du christianisme. Cela signifierait évidemment que la plupart des chrétiens sont immatures dans leur christianisme.

Si l’Amour est désintéressement, gratuité, alors rechercher le bonheur au moyen de l’amour n’est pas une position cohérente dans la mesure où c’est une démarche qui reste égocentrique. Et cette démarche risque fort alors de rester infructueuse.

Le christianisme et la littérature

Si vous voulez une illustration littéraire de cette opposition, je vous conseille de lire deux ouvrages. L’un est Sagesse d’un pauvre[24], l’autre La harpe de St François[25]. Ces deux ouvrages sont très bien écrits. Même les titres sont bien choisis, ils expriment la philosophie implicite. Le premier est un livre de sagesse, comme son nom l’indique. Il met en avant la sagesse de ce François-là qui aurait su trouver par l’amour le chemin du Bonheur. Même si cette sagesse s’est strictement limitée à comprendre que l’amour serait le chemin du Bonheur. En effet, du point de vue de la sagesse, cet ouvrage ne va vraiment pas très loin, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il faut voir que la spiritualité de l’Église, dans ce qu’elle a de meilleure, est tout de même autre chose que cette niaiserie. Mais cette niaiserie est malheureusement recommandée par la majorité des franciscains.

Une toute autre forme de compréhension du franciscanisme est bien représentée par le second qui porte également très bien son nom. Si François d’Assise n’avait pas de harpe, la démarche de celui-ci était bien un chant d’Amour. Il n’est pas empêtré dans une recherche égocentrique de bonheur, mais est entièrement mû par l’Amour. Ce n’est plus la “ sagesse ” qui est mise en avant et ce saint François-là a complètement dépassé la quête égocentrique de bonheur. Il correspond bien à la lignée de Duns Scot.

Le premier ouvrage est conseillé par presque tous les franciscains et le second pratiquement ignoré, si ce n’est critiqué. Les franciscains ont donc bien changé depuis Duns Scot. Et avec les franciscains, c’est toute l’Église qui a répondu à travers d’eux, car s’il y a des chrétiens qui devraient concevoir le christianisme comme un acte d’Amour et non une recherche égocentrique de bonheur, c’est bien en premier lieu les franciscains.

Avec le thomisme, l’Église a perdu la noblesse, la grandeur. Sans, doute, elle l’avait déjà perdu depuis longtemps, mais avec Thomas, c’est comme si c’était officiel. Avec le franciscanisme elle avait une chance de les retrouver (ou peut-être même de les trouver) mais elle l’a laissé passée. Aujourd’hui, les franciscanisants eux-mêmes ont perdu cette grandeur.

S’il y a toujours eu un petit nombre de chrétiens pour affirmer que l’Amour est gratuité, désintéressement, il n’y a sans doute jamais personne qui l’ait dit aussi magnifiquement que Khalil Gibran. Je ne résiste donc pas au plaisir de vous livrer sa poésie :

« Quand l’amour vous fait signe, suivez-le,

Bien que ses voies soient rudes et escarpées

Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui,

Bien que l’épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.

Et lorsqu’il vous parle, croyez en lui,

Malgré que sa voix puisse briser vos rêves comme le vent du nord saccage vos jardins.

Car de même que l’amour vous couronne, il doit vous crucifier. De même qu’il est pour votre croissance il est aussi pour votre élagage.

De même qu’il s’élève à votre hauteur et caresse vos branches les plus légères qui tremblent dans le soleil,

Ainsi pénètrera-t-il jusques à vos racines et secouera dans leur attachement à la terre.

Comme des gerbes de blé il vous emporte.

Il vous bat pour vous mettre à nu.

Il vous tamise pour vous libérer de votre bale.

Il voue broie jusqu’à la blancheur.

Il vous pétrit jusqu’à ce que vous soyez souples ;

Et alors il vous livre à son feu, pour que vous puissiez devenir le pain sacré du festin de Dieu.

Toutes ces choses, l’amour vous les fera pour que vous puissiez connaître les secrets de votre cœur et devenir, en cette connaissance, un fragment du cœur de la vie.

Mais si dans votre peur, vous ne recherchez que la paix de l’amour et le plaisir de l’amour,

Alors il vaut mieux couvrir votre nudité et sortir de l’aire de l’amour,

Pour vous rendre dans le monde sans saisons où vous rirez, mais non pas tous vos rires, et pleurerez, mais non pas toutes vos larmes.

L’amour ne donne que de lui-même et ne prend que de lui-même.

L’amour ne possède pas, et ne veut pas être possédé ;

Car l’amour suffit à l’amour. »

La beauté du texte de Khalil Gibran justifie que j’en donne la version originale pour les anglophones. Cliquez ici.

La chute est aussi la phrase centrale de ce poème : « Car l’amour suffit à l’amour. ». Cela signifie bien que pour lui l’amour n’est pas le moyen de quoi que ce soit.

Les chrétiens partageant ma position ont été si minoritaires qu’ils n’ont jamais élaboré leur pensée clairement comme je le fais ici. Mais pour savoir ce qu’est le christianisme, ce n’est pas le nombre qui compte, mais ce qu’en penserait le Christ. Les chrétiens qui le conçoivent ainsi savent fort bien de façon intime, intuitive, que c’est la manière la plus haute de vivre. Et donc, que le Christ devrait forcément d’accord avec eux ; à moins évidemment qu’il ne soit qu’un polichinelle et que l’on se soit complètement trompé sur son compte. Mais cette conviction intime n’est évidemment en rien un argument. C’est évidemment à lui de dire ce qu’est le christianisme, mais l’ennui c’est qu’il n’est vraiment pas facile de tenter de répondre à sa place avec le peu d’écrit dont nous disposons. Nous allons donc interroger les évangiles.

Qu’en disent les évangiles ?

Quelle est la hiérarchie des valeurs implicite des évangiles ? Le problème, en effet, est qu’elle est implicite. On ne raisonnait pas en ces termes à l’époque et les évangiles ne sont pas un traité de philosophie.

Tout d’abord, je pense qu’une des bonnes manières de les lire consiste à essayer plusieurs grilles de lecture différentes et de voir quelle grille colle le mieux. Il me paraît clair que la conception selon laquelle l’Amour serait la valeur suprême est la meilleure grille.

Une objection qui viendra à l’esprit de presque tout le monde provient évidemment des Béatitudes. Tout d’abord les Béatitudes ne sont, tout au plus, qu’une promesse de bonheur, on ne peut pas en tirer l’idée que le Bonheur serait la valeur suprême.

Mais surtout, depuis Chouraki on ne peut plus accepter cette traduction si aisément. Dans les Béatitudes, là où l’on traduit habituellement par « Heureux », il écrit « En marche ». Je crois qu’il a raison. On sait qu’il a cherché à effectuer une traduction littérale de la Bible. À cet objectif, il a même sacrifié l’intelligibilité. Il devait donc sans doute avoir de très bonnes raisons pour opérer cette traduction.

D’ailleurs, le mot “ bonheur ” n’apparaît jamais dans les évangiles, c’est seulement le mot “ heureux ” que l’on trouve. Il faut noter qu’il y a une grande différence entre heureux et bonheur. Heureux marque un état, bonheur constitue un but. Jamais dans les évangiles on ne peut trouver l’idée que le bonheur serait le but que les hommes devraient se fixer.

Faire du Bonheur la valeur suprême et de l’amour le moyen de ce Bonheur, c’est toujours être dans une démarche égocentrique. Et les évangiles sont un réquisitoire constant contre l’égocentrisme.

« Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? En ton nom que nous avons chassé les démons ? En ton nom que nous avons fait bien des miracles ?

Alors je leur dirai en face : Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité.[26] »

Qu’est-ce donc qui pouvait manquer à ceux qui ont prophétisé et chassé les démons ? Que pouvaient-ils faire de mieux ? Ce qui leur manquait est évidemment de ne l’avoir pas fait gratuitement, de l’avoir fait en vue de gagner le paradis. Les mauvais ouvriers sont évidemment ici ceux qui ne travaillent pas gratuitement, qui recherchent leur propre bonheur, il ne leur manque que l’Amour.

« Les fils des ténèbres sont plus avisés que les enfants de Lumière »

C’est très clairement la primauté de l’amour sur l’intelligence qui est affirmé ici. Le christianisme est radicalement opposé à la philosophie des Lumières. Les enfants de Lumière sont tout le contraire des adeptes de la philosophie des Lumières.

Le Christ dans les évangiles donnait-il l’apparence de quelqu’un qui vivait dans la “ joie du Christ ”, comme nombre de chrétiens aiment à dire ? Ou de quelqu’un qui connaissait joie et souffrance ? Les évangiles nous montrent sans arrêt un Christ compatissant et parfois pleurant. Il semble assez clair qu’il a connu la souffrance, et pas seulement celle de son martyr, mais aussi les souffrances de la compassion. On ne peut pas penser, à partir des évangiles, que l’amour serait pure joie. Si l’amour n’est pas pure joie, comment pourrait-on le considérer comme le moyen du Bonheur ? L’amour au Ciel serait-il pure joie ? Mais en étant sur Terre le Christ ne cessait pas d’être au Ciel. Mais il serait tout de même assez bizarre que de passer la porte du Ciel tempère les souffrances de la compassion au point de les annuler. La phrase la plus importante des évangiles est sans doute celle-ci :

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime.[27] »

Il est clairement exprimé par ailleurs que l’Amour est l’essentiel, mais dans cette phrase il exprime en quoi consiste le plus grand amour. Sacrifier sa vie est en effet un des plus grands actes que l’on puisse poser. Je n’en vois qu’un qui soit réellement plus grand : sacrifier sa vie au jour le jour. Donner sa vie n’est pas forcément synonyme de perdre la vie.

Attitude des chrétiens

Selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre de ces trois perspectives le rapport à la vie change totalement. La question de la hiérarchie des valeurs est la question la plus haute par rapport aux questions existentielles, et donc celle qui influe le plus sur ces questions.

Cela signifie aussi que la hiérarchie des valeurs que l’on adopte divise les hommes le plus profondément. Des personnes qui n’adoptent pas la même position sur cette question sont étrangères l’une à l’autre, même si elles partagent les mêmes croyances.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance que représente l’amour pour la plupart d’entre nous. Même si, évidemment, ce mot recouvre une signification profondément différente selon les individus. Héloïse, François d’Assise ou Messaline ne l’entendait évidemment pas du tout de la même façon. Mais en dehors des significations différentes, il reste le statut qu’on lui accorde. Il n’existe pas de clivage plus important, au sein du christianisme, que celui-ci. Catholicisme, protestantisme, orthodoxie, tout cela n’a pas de signification profonde, l’essentiel est la hiérarchie des valeurs à laquelle on se réfère. Adopter telle ou telle croyance est tout à fait différent que d’adopter une hiérarchie des valeurs. Le plus important, bien sûr, n’est ni l’un ni l’autre, mais l’amour que l’on porte. Mais adopter l’une ou l’autre hiérarchie des valeurs dépend peut-être de l’amour que l’on porte.

Le christianisme est donc complètement traversé par cette question. Elle a travaillé implicitement la conscience chrétienne tout au long de son histoire. Il serait temps qu’elle la travaille explicitement. L’Église a pris position officiellement sur des quantités de questions. Mais sur ce qui nous sépare radicalement, et sur ce qui conduit à des interprétations radicalement différentes du christianisme, l’Église n’a jamais pris position. La question a été enterrée.

On a répondu à la question sans jamais vraiment la poser. On n’a jamais fait, autour de cette question, que de la littérature mais pas de philosophie ou de théologie. Tout de même, cette question mériterait mieux que cela. Les chrétiens ont-ils vraiment tous les mêmes valeurs ? Ou la même hiérarchie des valeurs ? Ce n’est tout de même pas rien comme question, il serait temps de se la poser.

Depuis deux mille ans le christianisme a accumulé une quantité monumentale d’écrits. Malgré toutes les conceptions divergentes sur la spécificité du christianisme, sa véritable spécificité n’a jamais été clairement exprimée. C’est évidemment une question primordiale. La quantité de bavardage qui a pu être proféré depuis deux mille ans est pharamineuse, mais l’essentiel a été contourné. Où a-t-on développé une axiologie chrétienne ? Il n’y a là rien qui doive nous étonner, c’est généralement ainsi que cela se passe que ce soit dans l’Église ou ailleurs. Et faute d’avoir posée cette question, l’essentiel n’a jamais été dit. La notion de valeur est relativement nouvelle en philosophie. Au moyen-âge cette question ne pouvait pas être posée, le concept nécessaire n’était pas présent. Mais il y a tout de même assez longtemps que l’on aurait pu le faire.

Il serait temps que les chrétiens ouvrent un dialogue entre eux sur une telle question. Mais je ne sais pas si nous pouvons y compter. Depuis le début, il n’y a guère eu de dialogue, mais des combats, des pressions, des invectives. Les dialogues n’ont jamais porté que sur des questions périphériques. L’histoire de la pensée de l’Église est pour beaucoup une lutte d’influence et une foire d’empoigne. Comme partout d’ailleurs, cela n’a rien de spécifique aux chrétiens. Les hommes sont incapables d’élaborer un dialogue serein à propos de leurs positions les plus essentielles. Ils ne sont capables de discuter sereinement que de ce dont ils n’ont à peu près rien à faire. À l’intérieur du christianisme, c’est peut-être encore pire dans la mesure où les positions déclenchent des relations émotionnelles souvent plus fortes. C’est d’ailleurs tout l’intérêt des religions que de ne pas traiter de questions triviales mais de ce qui nous concerne au plus profond. On ne peut pas leur enlever cela, quoi qu’on en pense par ailleurs.

La question de ce qui constitue la spécificité du christianisme devrait donc être posée non entre catholiques, protestants ou orthodoxes, mais entre chrétiens. D’autre part, qu’est ce que cela signifie d’être catholique ou protestant, si à l’intérieur d’une même confession on n’est pas même d’accord sur ce que cela signifie que d’être chrétien ?

Et si les chrétiens ne sont pas d’accord entre eux sur ce qui caractérise le christianisme, c’est ce désaccord qui les sépare quand au fond, et non le fait d’être catholiques, protestants etc. Et nous avons vu aussi que ce qui caractérise le christianisme est aussi ce qui le sépare le plus radicalement des autres doctrines.

Ce défaut d’univocité a quelque chose de ridicule, même s’il n’est en rien spécifique au christianisme, car il porte sur ce qu’il y a de plus profond. Ils font des efforts vers l’œcuménisme, mais à l’intérieur d’une même confession, il n’y aucun accord sur la question la plus essentielle : en quoi consiste la spécificité du christianisme ? Dans ces conditions, peut-on considérer le catholicisme, ou les autres, comme une seule religion ?

Le christianisme a représenté une chance immense pour le monde. Renverser les valeurs, affirmer que le bonheur n’est pas la valeur suprême, que nous avons autre chose à faire que de courir après notre petit bonheur comme l’âne après la carotte, quelle révolution pour l’Esprit ! Que les chrétiens ont pratiquement gâchée. En ce qui concerne l’Église, ceux qui comprenaient le christianisme ont même parfois soigneusement été tenus à l’écart. Elle a persécuté les chrétiens les plus authentiques comme Jean de la Croix ou le Padre Pio. Il est vrai qu’elle les a reconnus après. Mais en les reconnaissant, elle n’a pas vraiment retenu la leçon qu’ils nous enseignaient et qui était que le bonheur n’est pas la valeur suprême. Elle a tout de même une excuse : le Christ n’a pas vraiment fait ce qu’il fallait pour être compris. C’est le moins que l’on puisse dire.

Les chrétiens déplorent la déroute du christianisme. Mais il faudrait qu’ils se rendent compte qu’ils font tout ce qu’il faut pour en dégoûter les autres. Ils devraient comprendre qu’il devrait commencer par faire le ménage chez eux, c’est-à-dire dans leur tête.

La seule façon légitime par laquelle les chrétiens peuvent en dégoûter les autres ce n’est pas en débitant d’infâmes sornettes mais en présentant un idéal de vie pour lequel ceux-ci ne se sentent pas à la hauteur. La seule manière d’en dégoûter les autres consiste à proposer la hiérarchie des valeurs que je propose. Affirmer que la hiérarchie des valeurs du christianisme ne correspond en rien à celle de ceux qui sont du “ monde ”, une conception qui est sans doute trop haute pour la plupart des hommes. Il n’y a aucune doctrine concurrente qui présente un idéal de vie aussi élevé. Et de ce point de vue, il n’y en a pas beaucoup qui soit aussi susceptible de dégoûter autant les êtres humains.

Maurras louait l’Église d’avoir réussi à endiguer le côté subversif des Évangiles. Et encore, Maurras n’a sûrement pas compris à quel point le christianisme est subversif, mais il l’a peut-être au moins senti. Maurras avait absolument raison car, pour ce qui est de la subversion, on a certainement jamais fait mieux (ou pire, cela dépend du point de vue auquel on se place). Á mon sens, c’est la parole la plus forte qu’on ait jamais dit sur l’Église. Mais là où Marras voyait un éloge, j’y verrais plutôt la critique la plus radicale que l’on puisse lui faire.

Le Christ a proposé de changer d’esprit en proposant une attitude face à la vie et au monde radicalement différente. Ainsi le christianisme peut être radicalement anti-révolutionnaire au sens ou l’entend la pensée de gauche, tout en étant bien plus subversif qu’elle. Le changement qu’il propose s’avère beaucoup plus radical car il se situe à intérieur. La subversion gauchiste ne propose en aucune manière un changement de valeurs, mais un autre moyen de réaliser les valeurs de la bourgeoisie, comme l’avaient d’ailleurs bien vu les situationnistes. Le gauchiste ne propose pas l’abolition du mode de vie bourgeois, mais le moyen que ce mode de vie soit accessible à tous. Ainsi, pour le gauchiste le chrétien devrait son ennemi bien plus que le bourgeois. Mais aujourd’hui les chrétiens, très souvent, se trompent de subversion. Si la subversion gauchiste peut épouvanter le bourgeois (bien qu’il y ait longtemps qu’elle ait cessé de les épouvanter), la subversion chrétienne devrait épouvanter encore bien plus le gauchiste.

Ainsi, l’Église n’a pu réussir qu’en édulcorant presque complètement la subversion chrétienne. Peut-être que ceux qui ont cloué le Christ sur la croix avaient très bien compris la subversion qu’il représentait. Et les catholiques ont fait en sorte qu’il soit mort pour rien, ou presque. Mais heureusement, il faut être juste, ils n’ont pas réussi à empêcher tout à fait la pâte de lever. En dépit de l’Église, il y a tout de même eu quelques chrétiens qui ont réellement compris le christianisme, et il est peut-être temps que la pâte commence à lever.

La majorité des chrétiens ne partageront évidemment pas ma position. Ce qui évidemment ne signifie rien, cela ne se décide pas à la majorité. Je pense qu’il faut en voir la raison dans un manque de maturité spirituelle. Ce manque de maturité n’est évidemment pas spécifique aux chrétiens. L’islam ou le judaïsme sont des religions encore plus immatures en ceci qu’il s’agit d’obéir à des règles pour obtenir les faveurs de Dieu. L’hindouisme populaire ne vaut pas mieux. La religion y est comprise comme une transaction avec un dieu ou un autre. L’hindouisme populaire est une recherche du dieu le plus puissant. Cet aspect mercantile était évidemment le lot de la plupart des catholiques il n’y a pas si longtemps. Nous comprenons les choses en fonction de notre maturité et les religions en fonction de notre maturité spirituelle. Dans une perspective évolutionniste, il est totalement normal qu’il y ait des personnes plus matures que d’autres. Et il n’y aucune critique à faire, seulement à expliquer.

Mais il est tout de même assez lamentable que depuis deux mille ans que le christianisme existe l’essentiel, peut être, n’ait jamais été dit, ou tout au moins jamais dit clairement. L’Église a dit des quantités des choses, a définit ce que ses ouailles étaient censés croire. Mais elle n’a jamais dit en quoi consistait sa hiérarchie des valeurs. On chercherait vainement dans son catéchisme la réponse à une telle question. A vrai dire, il n’y a pas que l’Église, les penseurs chrétiens qui ne la suivaient pas n’ont pas forcément fait mieux. Par exemple, ce qui manque à la pensée de Rudolf Steiner est aussi une axiologie. Pourtant, s’il n’y a une doctrine qui devrait être concernée par l’axiologie, c’est bien le christianisme.

Il me reste maintenant à montrer qu’il s’agit bien de la spécificité du christianisme en le comparant avec les autres religions. Je complèterais ce texte ultérieurement. Mais j’y ai déjà répondu partiellement dans le texte Entre le christianisme et le nihilisme il n’y a rien.

Remerciements

Il me faut maintenant remercier Nietzsche ainsi que sœur Élisabeth (pas la sœur de Nietzsche) sans qui, ou avec qui, ce travail n’aurait pas été possible.

Christian Camus                 22/04/2011

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Ce texte est déposé. Toutefois, vous pouvez le reproduire en partie ou en totalité à condition de ne pas le modifier et d’indiquer la source. Tout usage commercial est interdit.



[1] Cité par Maurice Clavel Dieu est Dieu, nom de Dieu, éditions Grasset, 1976, p. 98

[2] Lou Andréas-Salomé Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, éd. Bernard Grasset, p. 59

[3] http://www.axiologie.org/concept-bien/ethique-devoir/ethique.html

[4] Clément Rosset Le réel, traité de l’idiotie, Les éditions de minuit, p. 11

[5]Ludwig Wittgenstein Leçons et conversations (conférences sur l’éthique) « Idées » Gallimard réédition 1982 p. 145-146

[6] Remarquons que la rédaction de ce livre n’est pas seulement impossible en fait, mais en aussi en droit. Car comment rédiger dans ce livre la description de la rédaction de ce livre ? Mais cette impossibilité de droit ne nous interdit pas de raisonner dessus.

[7] http://www.webrankinfo.com/annuaire/site-36037.htm

[8]Jean Pucelle La source des valeurs, éditions E. Vitte, 1957, p. II

[9] Nietzsche, Fragments posthumes (1884-1885), 39 [15], p. 359-360 ; KSA, 11, p. 625-626

[10] Cité par Christian De La Campagne Histoire de la philosophie au XXe siècle, éditions du Seuil, p. 72

[11] Mat. 11, 25

[12] Cité par Bro Bernard Jésus Christ ou rien Éditions du Cerf p. 51

[13] Acte 17, 32

[14] Rainer Maria Rilke, Les carnets de Malte Laurids Brigge, Gallimard, 1991, p. 38, cité par Fabrice Midal, Et si de l’amour on ne savait rien, Albin Michel, 2010, p. 9

[15] Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra Le prologue de Zarathoustra

[16] Malheureusement, je ne sais plus où j’ai lu cela. Merci à celui qui pourra me donner des références.

[17] Dictionnaire Les notions philosophiques PUF p. 901

[18] Isaiah Berlin Á contre courant édition Albin Michel Paris 1988 p. 132/133

[19] I Corinthiens 3,19

[20] Paul Épître aux Romains 8,21

[21] Arnaud Desjardins Yoga et spiritualité édition La Palatine p. 43

[22] Somme théologique, Dieu, la trinité, la création, question 83, article 1

[23] Somme théologique I 16 cité par Alain de Benoist et Thomas Molnar L’éclipse du sacré, La Table Ronde, 1986, p. 168

[24] Eloi Leclerc éditions Desclée de Brouwer

[25] Félix Timmermans éditions du Seuil

[26] Matthieu 7, 22-23

[27] Jean 15, 13