La question du sujet (1e partie)

Introduction

La question du sujet est incontournable et d’une importance majeure. Nous avons rompu avec Descartes ; le “ Je ” du « Je pense, donc je suis » n’a plus un caractère d’évidence. L’évidence aujourd’hui se limiterait plutôt à : “ Ça pense, donc il y a de l’être ”. Mais nous avons tout autant rompu avec ceux qui, comme Michel Foucault, avaient rapidement réglé la question et cru pouvoir expédier le sujet aux oubliettes de l’histoire. Quelle que soit la position que nous estimerons pouvoir prendre aujourd’hui, elle devra être plus élaborée que celle de nos prédécesseurs.

Cette question traverse toute l’histoire de la philosophie ainsi que la politique, la religion et même la psychologie. Le christianisme est très clairement une philosophie du sujet. Il l’est même sans doute plus radicalement que n’importe quelle autre. Le bouddhisme et l’hindouisme sont tout aussi clairement des philosophies de la négation du sujet (selon deux modes différents). Ils le sont aussi plus radicalement que n’importe quelle autre. Compte tenu de la radicalité de leur position et de l’importance de la question, c’est sans doute le point essentiel sur lequel devrait porter un dialogue entre l’Orient et l’Occident.

Définition de la notion de sujet

J’ai assisté à un cours d’une année sur la notion de sujet. La professeure[1] n’en a fourni aucune définition, mais a donné seulement l’étymologie du mot : il provient de substrare, ce qui se tient dessous. Cependant, les philosophes emploient cette notion en un sens qui n’a pas grand-chose à voir avec l’origine du mot. Ce n’était pourtant pas une lacune de son cours, elle ne pouvait pas en dire plus, car les philosophes l’utilisent chacun en un sens personnel. Et généralement, en ne donnant même pas leur propre définition, qu’il faut dégager de la lecture. Ce n’est pas une pratique très commode. C’est même faire un usage des mots plutôt inacceptable. Et comme il n’y a pas de définition fixée, il me faut donner la mienne.

J’ai pu comprendre que cette notion pouvait faire référence à quatre concepts différents : l’être, la liberté, la subjectivité ou la conscience. On peut la comprendre comme un sujet pâtissant (la capacité de souffrir, donc la conscience), comme un sujet agissant (la liberté), la manière propre que nous avons de sentir ou de juger (la subjectivité) ou bien simplement l’être. Si la notion de sujet peut se ramener sans reste à l’une de ces quatre notions elle est parfaitement inutile. D’autant plus que parfois, on ne sait pas très bien en quel sens on l’entend et cela ne fait qu’embrouiller le discours. Pour nous être utile elle doit être distinguée des autres notions.

La question du sujet est pour moi équivalente à la question : “ Puis-je légitimement dire Je ? ”. Cela peut s’entendre en un double sens. Puis-je dire : “ Je fais ceci. ” ? Ne devrais-je pas plutôt dire : “ Ça fait. ” ? L’autre sens étant : “ Est-ce que “ Je ” existe ? ”. Le premier sens se réfère donc à la liberté, le second à l’être. Je considère qu’ils sont liés. Je ne suis libre que si je suis. Être un sujet c’est à la fois être et être libre. À mon sens, l’intérêt de la notion de sujet, telle que je la définis, est justement de lier les deux notions d’être et de liberté. Si nous ne lions pas ses deux notions, alors la notion de sujet n’apporte rien et autant parler d’être ou de liberté et éviter une notion supplémentaire. Certains, comme Sartre, n’auraient pas accepté ce lien. Mais j’espère pouvoir montrer ce lien dans le développement.

Est-ce que “ Je ” existe ? Ce n’est tout de même pas une petite question, bien que l’immense majorité d’entre nous n’ait même pas conscience qu’une telle question puisse se poser.

Et s’il n’y a pas de sujet, cela veut dire que toute expression utilisant un verbe à la forme active n’aurait aucun sens. Il ne faudrait pas dire : “ Je marche. ” Mais plutôt : “ Je suis marchant ”. Selon ma définition, le “ Je ” non plus n’aurais pas de sens, il faudrait donc plutôt dire : “ Ça est marchant ”. Même si l’expression est un peu bizarre.

La logique de la négation du sujet

Chez les philosophes occidentaux, à l’âge classique, c’est sans doute Hume qui fut le premier à mettre en doute la notion de sujet. Il aborde cette question sur le terrain psychologique. Il observe la discontinuité de nos sensations. Nous passons sans arrêt d’une sensation à une autre. Il en conclut à la négation du sujet.

Mais il est facile de lui répondre que l’on peut observer une continuité dans la mémoire ou dans la conscience. Ainsi, la position de Hume est faible. Nous n’avons pas l’impression que notre conscience est découpée en tranche. Malgré la diversité et le changement de nos sensations, nous avons plutôt l’impression d’une continuité de la conscience. Sa position est cependant intéressante en ceci qu’elle met l’accent sur la discontinuité. Mais la principale critique que l’on peut lui faire consiste en ce qu’il ne fait pas porter la discontinuité au niveau de l’être. L’argument est alors beaucoup plus puisant.

C’est précisément ce qu’a fait Bouddha. Il a réalisé une critique du sujet bien plus radicale que celle de Hume. Il se situe sans aucune ambiguïté dans une perspective de la négation du sujet, du moi, pour la raison que l’homme serait un agrégat d’éléments psychologiques et matériels. L’être humain serait composé de cinq éléments (les cinq skandhas) et il n’y a pas de moi, pas d’âme (anatta). Cet agrégat est soumis à des processus, à des lois ; et il n’y a rien derrière celui-ci que l’on puisse appeler un “ moi ”, un “ je ”. Le seul argument qu’avance Bouddha, pour nier l’existence du moi, est de dire que l’homme est composé d’éléments. Et l’argument est suffisant (si tant est qu’il soit vrai). Voici un dialogue célèbre, qui n’est pas de Bouddha mais appartient à la tradition bouddhiste, et très explicite :

 « Le roi Milinda s’approcha de Nâgasena [...]

– Comment vous appelle-t-on, Vénérable ? Quel est votre nom ?

– On m’appelle Nâgasena : c’est ainsi que mes confrères me désignent. Mais, ô roi, bien que les parents donnent à leurs enfants un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena, Sîhasena, c’est seulement une appellation, une notion vulgaire une expression courante, un simple nom ! : il n’y pas là-dessous d’individu [de soi].

– Ecoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt mille moines ! Voici Nâgasena qui dit : « Il n’y a pas là-dessous d’individu ! » Est-ce possible de l’admettre ? Mais, ô vénérable Nâgasena s’il n’y a pas d’individu, qui donc vous donne des robes, des aliments, des logements, des remèdes, des ustensiles, et qui en use ? Qui pratique la vertu ? Qui se livre à la méditation ? Qui réalise le Chemin, le Fruit, le Nibbâna ? Qui se livre au meurtre, au vol, à l’impureté, au mensonge, à l’alcool ? Qui commet les cinq péchés ? Il n’y donc ni bien ni mal, pas d’auteur ou d’instigateur des actes salutaires et pernicieux, pas de fruit, pas de maturation des bonnes et des mauvaises actions !

Si, ô Nâgasena, celui qui vous tue n’existe pas, il n’y a donc pas de meurtre ! Il n’y a rien chez vous ni maîtres, ni précepteurs, ni ordination ! Quand tu dis : « Mes confrères m’appellent Nâgasena » quel est ce Nâgasena dont tu parles ? Est-ce les cheveux qui sont Nâgasena ?

– Non, mahârâja.

– Est-ce les poils, les ongles, les dents, la peau, la chair, les tendons, les os, la moelle, les reins, le cœur, le foie, le derme, la rate, les poumons, l’intestin, le mésentère, les aliments non digérés, les résidus de la digestion, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, l’huile de la peau, la salive, le mucus nasal, la synovie, l’urine, le cerveau ?

– Non, mahârâja.

– Ou bien, est-ce la forme, la sensation, la perception, les formations, la conscience ?

– Non, mahârâja.

– Est-ce donc la réunion de ces cinq éléments – forme, sensation, perception, formations, conscience ?

– Non, mahârâja.

– Est-ce une chose distincte des cinq éléments ?

– Non, mahârâja.

– J’ai beau t’interroger : je ne vois pas de Nâga­sena. Qu’est-ce que Nâgasena ? Un mot et rien de plus. Ta parole, ô Vénérable, est fausse et mensongère : il n’y a pas de Nâgasena !

– Tu es, roi, délicat comme un prince, très délicat. S’il t’arrive de marcher, à midi, sur la terre chaude, sur le sable brûlant, foulant aux pieds les aspérités du gravier, des tessons et du sable, tes pieds souffrent, ton corps est las, ton âme épuisée, et la conscience de ton corps s’accompagne de malaise... Es-tu venu à pied ou au moyen d’un véhicule ?

– Je ne vais pas à pied, Vénérable, je suis venu en char.

– Puisque tu es venu en char, mahârâja, définis-moi ce char. Est-ce le timon qui est le char ?

– Non, Vénérable.

– Est-ce l’essieu, les roues, la caisse de la voiture, le support du dais, le joug, les rênes, l’aiguillon ?

– Non, Vénérable.

– Est-ce donc la réunion de toutes ces choses ?

– Non, Vénérable.

– Est-ce une chose distincte de tout cela ?

– Non, vénérable.

– J’ai beau t’interroger : je ne vois pas de char. Qu’est-ce qu’un char ? Un mot et rien de plus. Ta parole, mahârâja, est fausse et mensongère : il n’y a pas de char. Tu es le premier parmi les rois du Jambudîpa : de qui donc as-tu peur pour mentir ainsi ? Écoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt mille moines ! Le roi Milinda que voici a dit : « Je suis venu en char. » Or, invité à définir le char, il ne peut prouver l’existence du char. Peut-on admettre cela ?

A ces mots les cinq cents Yonakas acclamèrent Nâgasena et dirent au roi Milinda : « Maintenant, mahârâja, réponds si tu le peux ! » Le roi reprit la parole.

– Je ne mens pas, Vénérable : c’est à cause du timon, etc., que se forme l’appellation, la notion commune, l’expression courante, le nom de « char ».

– Très bien, mahârâja ! Tu sais ce qu’est le char. De même c’est à cause des cheveux, etc., que se forme l’appellation, la notion commune, l’expression courante, le nom de « Nâgasena » : mais en réalité il n’y a pas là d’individu. La religieuse Vajirâ l’a dit en présence du Buddha :

" De même que la combinaison des pièces donne lieu au mot "char" ainsi l’existence des khandhas [agrégats] donne lieu à la convention d’être vivant. "[2] »

Ce texte exprime bien l’intrication entre le fait d’être composé d’éléments, la négation du sujet, et celle de la liberté.

Être, c’est être un

Leibniz disait : « Être, c’est être un ».

Quelle phrase extraordinaire ! À mon sens, c’est le sommet de la pensée philosophique. Quelle simplicité ! Quatre mots seulement, dont trois fois le verbe être. Mais quelle profondeur !

Elle semble totalement incontournable. Deux objets en relation peuvent manifester, du fait de cette relation, des propriétés particulières qu’ils n’auraient pas séparément. Mais cela n’en fait pas un être, mais toujours deux êtres (sous réserve évidemment que ces objets soient eux-mêmes simples, non composés d’éléments). On peut en mettre en relation autant que l’on veut et si ces objets sont des atomes agencés de manière à constituer un corps humain ; cela n’en fera toujours pas un être, ni un moi. La seule chose qui pourrait faire d’un homme qu’il soit un “ moi ” serait qu’il soit un, et pour cela qu’il soit une âme (et non pas qu’il ait une âme). On peut nier l’existence d’une telle âme, mais ce qui semble vraiment absurde, c’est d’en nier l’existence et d’affirmer simultanément l’existence du moi.

Leibniz, Bouddha et Hume abordent donc la question du sujet de façon similaire : en mettant l’accent sur la continuité ou la discontinuité. Hume la place sur le terrain psychologique, alors que Bouddha et Leibniz la situe sur le plan ontologique. Et seule l’approche de Bouddha et de Leibniz est correcte, même s’ils apportent une réponse opposée à la question. Pour Leibniz, à l’inverse de Bouddha, nous serions une âme, qu’il appelait une “ monade ”.

D’autres critiques du sujet proviennent de la psychologie ou de la sociologie. Mais s’il existe à l’évidence des déterminismes psychologiques ou sociologies, la faiblesse de ce genre de critique est que si la liberté n’est plus donnée, elle reste possible au moins comme une conquête. Et surtout, elle ne porte pas sur les conditions de possibilité. Quelque soit notre conditionnement, on peut chercher à en sortir. C’est peut-être justement dans ce choix d’échapper au conditionnement que s’exprime réellement le moi. La critique en provenance du bouddhisme est bien plus forte. Et là, il n’y a qu’une seule façon d’échapper à ce raisonnement, c’est de savoir si nous sommes des âmes.

Ainsi, le chemin non seulement le plus direct, mais aussi le seul juste, pour nier le sujet n’est pas celui qu’a suivit Foucault, mais celui qu’a emprunté Bouddha. Il ne passe pas par la voie de la liberté, mais par celle de l’être. Il consiste à dire comme Leibniz : « Être, c’est être un. » et à affirmer ensuite, comme Bouddha, que nous ne sommes pas un. Il est impossible de faire plus simple et plus court, mais il reste à savoir si c’est vrai. La question du sujet se traite donc sur le terrain de l’ontologie et de l’anthropologie, pas sur celui de la psychologie ou de la sociologie.

Nous avons vu que la tradition bouddhiste a bien perçu la logique qui relie l’être à la liberté, et conséquemment à la morale : « Il n’y donc ni bien ni mal, pas d’auteur ou d’instigateur des actes salutaires et pernicieux, pas de fruit, pas de maturation des bonnes et des mauvaises actions ! ». En fait, ce lien est double. Le premier est que pour être libre, il faut d’abord être et que pour être, il faut être un. Le second lien consiste en ceci que pour être libre il faut n’être pas composé d’éléments. Si nous ne sommes qu’un corps, tout ce qui se passe dans notre cerveau est le produit du fonctionnement de nos neurones. Il y a un rapport de causalité directe entre ce qui se passe au niveau de nos neurones et ce qui se passe à l’étage supérieur, au niveau de la conscience. Ce rapport de causalité ne laisse aucune place à la liberté. L’homme neuronal ne saurait être libre.

Le seul lieu possible pour la liberté est donc une âme individuelle. Il est déjà difficile, et peut-être impossible, d’expliquer comment un cerveau peut être conscient, nous verrons qu’il est définitivement impossible d’expliquer comment il pourrait être libre.

Les difficultés de la négation du sujet

Nous avons tous, y compris les plus farouches partisans du déterminisme, l’intuition de notre liberté, ainsi que de l’existence de notre moi. C’est seulement par une réflexion seconde que certains en viennent à conclure que la liberté, ou le moi, n’existe pas. Et, l’intuition que nous avons de notre liberté est si puissante que nous ne réussissons à la nier qu’intellectuellement. Mais, cela ne heurte pas que notre intuition. En effet, être déterministe, c’est supposer que nous ne pouvions rien faire d’autre que ce que nous sommes précisément en train de faire. Ainsi, cela heurte non seulement notre sentiment le plus immédiat, le plus élémentaire, ou notre intuition ; mais aussi notre pratique quotidienne. Voici ce que dit Henri Atlan :

« Nous ne pouvons pas nous passer de la finalité, y compris et surtout dans notre vie en société. Pour donner un exemple qui me semble parlant, si nous voulions être totalement causalistes, il ne devrait pas y avoir de tribunaux. Il n’y aurait pas en effet de responsabilité quelle qu’elle soit, puisque tous les actes produit par un organisme vivant, et donc aussi par tout homme, seraient alors déterminés par des interactions moléculaires. Bien entendu on ne voit pas au nom de quoi on pourrait juger des interactions moléculaires. Nous sommes totalement d’accord là-dessus.[3] »

Ce raisonnement est un peu court, je crois qu’il nous faille tirer bien d’autres conclusions qu’une négation de la responsabilité. Atlan dit : « On ne voit pas au nom de quoi ». Cependant, si tout à une cause, le juge ne juge pas au nom de quelque chose ; mais il est lui même déterminé par ces interactions moléculaires. Il croit seulement juger au nom de quelque chose ; mais cette croyance est aussi le produit de ces mêmes interactions. De même, le légiste qui fit la loi ou le policier qui arrêta le coupable. Si nous ne sommes pas libres, il n’est pas possible de fermer les prisons ; et le gardien serait incapable de tourner la clef dans l’autre sens que celui où il la tourne. Mais aussi, celui qui protesterait qu’il n’y a pas de raison de mettre un homme en prison, sous prétexte qu’il est déterminé, serait tout autant déterminé, dans cette protestation, par ces mêmes interactions. De même que tout ce que nous pouvons dire ou faire. Voici encore ce que dit Edgard Morin :

« L’idée de responsabilité se fonde sur l’expérience subjective. Mais notre connaissance scientifique ne conçoit que des actions déterminées, et ne conçoit ni autonomie, ni sujet, ni conscience, ni responsabilité. La notion de responsabilité, à ce niveau, est non-sens et non-science. Elle est renvoyée à l’éthique et à la métaphysique, dont le propre est de manquer de fondements objectifs. Lorsque la vision scientifique « classique », dont je parle, s’est portée sur les sciences humaines, elle s’est propagée en balayant le sujet, et en ne concevant que des déterminations, lois et structures. Du coup, chez certains théoriciens, l’idée même de sujet est devenue insanité et mystification. Dès lors, que faire de la question « Que faire ? » si tout est déterminé, hors de portée des volontés et décisions qui, elles-mêmes, sont des objets déterminés, et par là même, des non-volontés et des non-décisions, et si les notions de responsabilité, conscience, sujet sont de pures illusions ?

En fait, cette liquidation apparente du sujet aboutit à une dissociation mentale extrême. En même temps qu’il est soumis à l’hyperobjectivité de la théorie, le théoricien est livré à l’hypersubjectivité, je veux dire la subjectivité incontrolée et inconsciente d’elle même. Le marxisme est un exemple classique de cette dissociation [...]. D’un côté, il liquide toute morale subjective, idéaliste et trompeuse (et plus la morale condamne l’action qu’il légitime, plus cette morale trahit son essence mystificatrice) ; d’un autre côté, il se livre à une débauche éthique, dénonçant toute déviation, contestation, opposition, comme tromperie, vilenie, mensonge, lâcheté, trahison, dénonçant la morale elle-même de la façon la plus moralisante. En fait, le sujet est toujours présent sous le théoricien scientifique, sous le théoricien marxiste, sous le révolutionnaire du parti. Il se tient dans l’ombre, mais c’est bien lui qui pose la question cruciale et inévitable, non seulement quant à la tactique ou à la stratégie (qui, elles aussi, supposent un acteur-stratège, ergo un sujet), mais quant au fond : Que faire ?

Or ce serait un très grand progrès de ne plus poser la question du « que-faire ? » en ignorant la question du sujet. Tout ce qui nie le sujet mutile irrémédiablement notre vision de la réalité humaine et anéantit dans l’œuf toute possibilité de conscience responsable.[4] »

On a beaucoup reproché au marxisme la contradiction entre : d’une part, une perspective déterministe, et d’autre part, la prise en charge par l’homme de son destin dans l’action révolutionnaire. En fait, on peut faire une critique semblable à propos de toute pensée déterministe. Y compris, peut-être, du bouddhisme et de l’hindouisme qui n’attribuent aucun sens à la notion de liberté. Plus généralement d’ailleurs, nombre de pensées font implicitement référence à des valeurs, ou à des concepts, dont : soit elles nient la pertinence par ailleurs, ou soit ils ne peuvent recevoir aucune pertinence.

De plus, comment fait-on pour penser en l’absence de la liberté ? L’action de penser ne réclame-t-elle pas déjà un espace de liberté ? Le biologiste J. B. S. Haldane, était tout à conscient de cette difficulté. Bien que matérialiste, il ne voyait pas comment la pensée pouvait obéir simultanément aux lois de la logique et aux lois de la physico-chimie.

On peut aussi ajouter que la notion de liberté est la condition de possibilité de toutes les valeurs. Jean Pucelle disait : « La liberté est à la source de toute valeur.[5] ». Ce n’est pas un argument en faveur de la liberté, mais cela mesure l’enjeu de la question. L’enjeu est immense. La notion de sujet, comme de liberté, est non seulement la condition de possibilité de la morale, mais aussi des questions existentielles. Par exemple, la question du sens de la vie. Si nous sommes libres la vie n’a pas forcément de sens pour autant (voir Sartre) ; mais si nous ne sommes pas libres, il est clair qu’elle n’en a pas.

Avant les années 80 la question du sujet semblait réglée, il ne restait plus que quelques brontosaures, comme Sartre, pour admettre l’existence d’un sujet et de la liberté. Mais depuis, cette espèce, que l’on croyait en voie de disparition, s’est mise à proliférer. Une des raisons est que le sujet est extrêmement coriace. Après avoir démontré par de magnifiques raisonnements son inexistence, la conviction intime que nous avons de l’existence de notre moi demeure strictement inchangée. De plus, comment fonder une morale sans sujet ? Et comment vivre sans morale ? Quand on a dit que le sujet n’existe pas, comment fait-on pour condamner Auschwitz ? Il semblerait que la critique de Morin, ou d’autres, aient été entendue. Les matérialistes ont très souvent réintégré la notion de liberté ; mais de deux façons différentes et aussi folles l’une que l’autre.

La première façon est de ne pas s’être posé la question des conditions de possibilité. Ce n’était pas du tout par hasard que les matérialistes avaient nié la notion de liberté. Il y a une logique incontournable entre le matérialisme et cette négation. Cette façon folle consiste donc à ne pas percevoir cette logique, ou à en faire fi.

 La seconde façon est de contourner cette logique de façon extrêmement scabreuse. Nous allons maintenant l’examiner.

Les tentatives de contournement du déterminisme

Il y a diverses façons de concevoir l’homme comme un système et d’admettre cependant la notion de liberté. Pour Jean Hamburger, le très grand nombre de possibilités des associations cervicales nous rend imprédictible et cela créerait la liberté[6]. Mais l’imprédictibilité n’est pas une propriété d’un système. S’il est déterminé, il est prédictible en droit s’il ne l’est pas en fait. L’imprédictibilité ne traduit rien d’autre que notre incapacité à l’appréhender et n’est en rien une propriété de l’objet. L’imprédictibilité n’est pas la liberté.

D’autres font appel à l’indéterminisme quantique pour tenter d’expliquer comment un système pourrait être libre. Mais obéir à la fantaisie des particules quantiques, ce n’est pas être libre. Être libre c’est agir en fonction de raisons et non de causes. Les particules quantiques n’obéissent pas à des raisons. On ne peut pas parler de liberté à leur propos. L’indéterminisme n’est pas la liberté. Et d’ailleurs l’indéterminisme quantique n’empêche pas que les niveaux supérieurs du cerveau soient reliés causalement aux niveaux inférieurs. Et heureusement pour nous, sinon nous ne contrôlerions plus rien et obéirions à la fantaisie des particules.

Une façon très classique de tenter d’expliquer comment un système pourrait être libre est la possibilité de rétroaction des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs. Douglas Hofstadter parle de causalité descendante : « Existe-t-il une « causalité descendante » ? Est-il possible, pour parler en des termes plus radicaux, qu’une “ pensée influe sur le chemin d’un électron ”[7] »

On sait qu’une telle rétroaction est tout à fait possible ; des événements se situant à un niveau supérieur peuvent en induire d’autres à un niveau inférieur. Par exemple, une émotion peut engendrer une décharge d’adrénaline. Cependant, cela ne nous rend pas libres pour autant. En effet, pour concevoir la liberté dans ce cadre, il ne suffit pas qu’une telle rétroaction soit possible. Il faudrait que ce qui se passe dans les niveaux supérieurs soit autonome et ne dépende pas de ce qui se produirait aux niveaux inférieurs. Pour pouvoir parler de liberté, il faudrait qu’un événement du niveau supérieur ne soit pas lui-même déterminé par la structure du système ; qu’il puisse échapper aussi bien aux mécanismes de ce système (ainsi qu’à tout ce qui pourrait l’influencer extérieurement). Et cela est totalement absurde et inintelligible. Ce que Hofstadter n’a pas vu c’est qu’il ne suffirait pas qu’une pensée puisse influer sur la marche d’un électron, il faudrait que cette pensée soit elle-même indépendante des processus physiologiques sous-jacent. En d’autres termes, une causalité descendante est toujours une causalité, si cette cause est elle-même causée.

Être libre, c’est être capable de produire un effet sans cause (ou plutôt, c’est une condition minimum). Et il est totalement incompréhensible et absurde d’imaginer qu’un système puisse produire un effet sans cause (à part l’indéterminisme quantique).

La notion d’ego transcendantal, à laquelle ont fait appel Husserl et Sartre, est la même chose mais simplement avec un autre vocabulaire. La notion de transcendantalité est élaborée à partir de la réflexivité de la pensée. Par exemple, quand la pensée réfléchit sur elle-même et se demande comment elle connaît, elle élabore ce que Kant appelle une connaissance transcendantale. Hofstadter, Husserl et Sartre partent donc du même principe : la réflexivité de la pensée. Poser une étiquette “ ego transcendantal ” ne change évidemment rien au fond du problème.

La dernière trouvaille dans le même genre consiste à parler de propriété émergente. Dans son sens fort, une propriété émergente serait une propriété d’un système qui serait irréductible en tant que propriété d’un système. C’est-à-dire qui ne pourrait se déduire de l’analyse des éléments du système. Par exemple, bien qu’un état mental serait le produit d’un état du cerveau, on ne pourrait pas expliquer comment l’état du cerveau produirait cet état mental. C’est très pratique comme concept ; cela permet d’introduire la liberté, ou tout ce que l’on veut, en se dispensant de toute explication, puisqu’elle est irréductible elle est inexplicable. Il suffit souvent de baptiser le problème d’un nom ronflant en faisant semblant de croire qu’on l’a ainsi résolu. La rétroaction des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs faisait au moins semblant s’expliquer quelque chose, avec la notion de propriété émergente on est très nettement monté d’un cran dans l’absurdité et dans la dérobade devant les problèmes insolubles. Ainsi, si on parle de propriété émergente il faudrait au minimum s’interroger sur cette notion et se demander si elle a vraiment un sens.

La position de Luc Ferry

Ferry admet l’existence de la liberté[8], et pour lui elle est un mystère. Déterminisme et liberté seraient deux postulats et l’on ne pourrait pas démontrer l’un plus que l’autre. Mais c’est vraiment trop facile d’accorder à l’un et à l’autre un même statut pour un matérialiste. Ce n’est pas la liberté qui est un postulat, mais le matérialisme. Et le déterminisme est une conséquence incontournable de ce postulat. Parler de mystère c’est affirmer que la liberté est une propriété du cerveau et serait cependant définitivement incompréhensible comme propriété d’un cerveau.

En fait, parler de propriété émergente ou de mystère, c’est dire la même chose en se payant de mots. Et dans tous les cas, c’est le réductionnisme qui est en question. C’est à la mode aujourd’hui, nombre de matérialistes se sont mis à rejeter le réductionnisme. Mais il leur reste encore à expliquer comment le matérialisme pourrait n’être pas réductionniste.

Ce rejet du réductionnisme est très pratique, cela dispense d’explication. Mais il reste tout de même à expliquer comment un système composé uniquement de matière pourrait présenter des propriétés qui ne seraient pas réductibles et explicables (au moins en droit) par l’agencement des parties du système. Ce doit être un problème assez épineux. On évite ainsi un autre problème épineux, tout en faisant comme si le problème créé n’avait point d’épine. Ce n’est pas la liberté qui est un mystère, mais la position de Ferry qui est absurde.

Ainsi, le réductionnisme n’est pas un postulat secondaire et non-essentiel dont le matérialisme pourrait faire l’économie sans problème, mais il découle de façon absolument logique et incontournable de toute position matérialiste, comme l’a très bien vu Comte Sponville. Et on ne peut pas introduire des propriétés “ mystérieuses ” ou “ émergentes ” en ne posant aucune question sur ce que cela peut signifier et impliquer. Il est clair que si l’on pose la liberté comme propriété des corps, elle serait effectivement mystérieuse, et à jamais inexplicable comme propriété d’une structure. Mais cela devrait plutôt être une raison pour adopter une position déterministe.

Il paraît assez clair que c’est uniquement pour des raisons négatives que certains admettent qu’un système puisse être libre. Ces raisons sont simplement les difficultés d’une pensée déterministe qui sont ainsi évitées. Mais les raisons positives, qui seraient de concevoir comment un système pourrait être libre, ils n’en ont pas. Et non seulement ils n’en ont pas, mais ils se heurtent à une idée qui est totalement absurde et invraisemblable. Un matérialiste se trouve ainsi contraint : soit de penser la notion de liberté dans le cadre de la notion de système, soit de nier cette liberté. L’une et l’autre position posent des problèmes très difficiles.

La vie serait-elle fausse ?

Dans les années 80, j’ai assisté à un cours de Comte Sponville où un étudiant lui a posé la question : « Mais comment fait-on pour vivre ainsi ? » Comte Sponville a répondu quelque chose comme ça : « Cela ne veut pas dire que ma philosophie est fausse, c’est peut-être la vie qui est fausse. » La question ne concernait pas la liberté, mais portait sur l’identité personnelle. Mais on pourrait évidemment lui poser la même question par rapport à la liberté, et Comte Sponville ferait sans doute la même réponse. On ne peut pas plus vivre avec la négation de l’identité personnelle qu’avec celle de la liberté.

Dire que la vie est fausse signifie qu’il y aurait des notions que l’on ne peut ni accepter ni vivre sans, ou que l’on ne peut ni refuser ni vivre avec. Autrement dit, une contradiction insurmontable entre la vie et la pensée. C’était une réponse intéressante, mais malheureusement il n’en a pas tiré les conclusions qui s’imposaient. Après avoir dit cela, il aurait fallu : soit qu’il remette sa philosophie en cause, soit qu’il intègre dans sa philosophie cette fausseté de la vie. Je ne l’ai jamais vu faire ni l’un ni l’autre. C’est dommage, dire que la vie est fausse, ce n’est tout de même pas rien. Et puisqu’il veut penser le matérialisme à fond, il y a tout de même là un point très intéressant où il aurait pu engager sa pensée plus avant. Cette fausseté de la vie aurait pu aussi être un prétexte qui pourrait servir à escamoter quelques contradictions de sa pensée.

Voici un exemple parmi tant d’autres, Comte Sponville dit : « Entre la vérité et le bonheur, je choisis la vérité, sinon je ne serais pas philosophe. » Va pour la définition du philosophe, que je partage tout à fait ; mais le problème est qu’il nie par ailleurs tout sens à la notion de choix. Être philosophe serait-il le produit d’une détermination génétique ? Comte Sponville est sorti du marxisme, mais il n’est pas encore sorti de contradictions tout à fait semblables à celles du marxisme.

Il semble que devant cette incapacité à vivre conformément à leur affirmation dans laquelle sont ceux qui nient la liberté, nous pouvons conclure qu’il n’y a pas de philosophie déterministe. Tout au moins, si on attend du philosophe un accord entre la pensée et l’action. Il y a bien des philosophes qui affirment le déterminisme. Mais, il n’y en a aucun qui tire réellement les conclusions de cette idée et reste cohérent avec elle. Ceux qui ont nié la liberté ne l’ont jamais fait que de façon théorique, verbale, et n’ont jamais tiré réellement les conséquences de cette négation. Et le fait d’être déterministe ne les a jamais empêchés d’élaborer une morale ou tout au moins de tenter de répondre à la question du “ Quoi faire ? ”. Et on les comprend très bien ; comment pourrait-il faire autrement ? Et il n’existe pas non plus de philosophe matérialiste qui admette la notion de liberté et qui soit capable de la concevoir.

Ainsi, le problème de la liberté, pour un matérialiste, coince forcément en amont ou en aval : soit dans ses conditions de possibilité, soit dans ses implications.

Les matérialistes doivent donc : soit admettre une contradiction entre la vie et la pensée (pour les déterministes), soit une contradiction interne à la pensée. C’est à dire : soit  affirmer la fausseté de la vie, soit son inintelligibilité. En d’autres termes, dans le cadre du matérialisme, nous sommes totalement incapables de comprendre une notion dont nous sommes, par ailleurs, totalement incapables de nous passer.

Et dans tous les cas, n’en déplaise à Comte Sponville, c’est le renoncement à la sagesse. Si le mot sagesse veut dire quelque chose, il est assez clair qu’il signifie : tenter de conformer sa pensée au réel, et sa vie à sa pensée. Soit il est impossible de conformer sa pensée au réel, soit il est impossible de conformer sa vie à sa pensée. C’est d’ailleurs la même chose : s’il est impossible de conformer sa pensée au réel, il est conséquemment impossible de conformer sa vie au réel.

La question est délicate de savoir si ceci est valable aussi pour les bouddhistes ou les hindouistes. La démarche du bouddhisme, comme de l’hindouisme, consiste précisément à chercher à mettre totalement en accord sa vie et sa pensée sur ce point ; vivre totalement en accord avec la négation du moi, ou du sujet. On pourrait même ajouter (en ce qui concerne l’hindouisme) que si tout est Brahman, cela règle d’un seul coup tous nos problèmes. Seul le Brahman pourrait avoir des problèmes, mais c’est son problème. Mais quel est le panthéiste qui vit ainsi ?[9] Toutefois, Ramana Maharshi a peut-être vécu ainsi. Ainsi, le problème de la fausseté de la vie ne se pose pas pour les doctrines panindiennes dans la mesure où leur démarche consiste précisément à essayer de vivre en accord avec leurs conceptions. C’est peut-être possible et on peut leur laisser le bénéfice du doute.

Autrement dit encore, il reste une solution aux matérialistes : c’est de se convertir au bouddhisme. Non pas qu’ils doivent forcément s’habiller en safran, mais ils doivent entreprendre une démarche semblable, tout au moins s’ils veulent rester cohérents. Sauf qu’un matérialiste n’aurait pas d’autre motivation, pour entreprendre une telle démarche, que de chercher à être cohérent, ce qui paraît un peu insuffisant, même pour un philosophe. Nous n’en avons pas encore vu faire autant d’effort pour être cohérent. La démarche qu’entreprennent les bouddhistes est sans doute très difficile mais ils ont une toute autre motivation qui consiste à mettre fin à la souffrance, puisque pour eux toute souffrance provient de l’illusion d’être un moi. Il est sans doute plus simple, pour un matérialiste, de se contenter d’affirmer que la vie est fausse et de continuer à vivre comme si de rien n’était. Mais si un philosophe n’est peut-être pas obligé de conformer sa vie à sa pensée, il faudrait au moins qu’il conforme sa pensée au réel. C’est-à-dire ici pendre en compte dans sa pensée cette fausseté de la vie. Épineux problème. Et peut être que cela mènerait à renoncer à la philosophie.

Toutefois, cette dissociation extrême entre la pensée et l’action, cette fausseté de la vie, constitue un problème pour les déterministes ; mais elle ne constitue pas un argument contre eux. Elle ne peut constituer un argument qu’à l’encontre de ceux qui n’affirmeraient pas cette fausseté de la vie (ce qui est presque toujours le cas, pour ne pas dire toujours). Il n’y aurait en effet aucune difficulté pour eux à penser que la vie est fausse. Quand on suppose que c’est le hasard qui a fait la vie, pourquoi faudrait-il, en plus, qu’elle soit juste ? Si ce n’est pas une difficulté sur le plan logique, c’est un problème sur le plan existentiel. Il n’est pas confortable du tout de vivre avec cette fausseté de la vie. Il est même difficile de vivre avec cette extrême dichotomie entre la pensée et l’action. Dichotomie dont le matérialiste ordinaire n’a même pas conscience et que le philosophe matérialiste escamote comme nous l’avons vu (quand il en a conscience, ce qui est rare). Ainsi, cela ne mesure que l’enjeu de la question et ne la règle pas pour autant ; mais cet enjeu est immense. Et, si l’inintelligibilité radicale de la liberté, de même que cette extrême fausseté de la vie, ne constituent pas un argument contre le matérialisme, cela constituent, tout au moins, de bonnes raisons pour se poser sérieusement la question de sa validité. Car, si la vie est fausse, on peut se demander si ce n’est pas plutôt nos concepts qui sont faux.

Pour résumer nous avons quatre possibilités :

1) Soit affirmer l’existence d’une âme individuelle. Ce qui est la seule façon de considérer que nous sommes un. L’avantage de cette position est de régler les difficiles problèmes que pose l’existence de la conscience et l’affirmation, ou la négation, de la liberté. Cela ne signifie pas que cela ne pose pas de problème pour autant ; notamment, la nécessité de rattacher cette position à des observations.

2) Soit affirmer l’existence de la liberté dans le cadre d’une philosophie matérialiste, avec le problème de l’absurdité de cette notion dans ce cadre et renoncer à son intelligibilité.

3) Soit affirmer un déterminisme absolu. En conséquence, qu’il est impossible de vivre en accord avec cette affirmation et affirmer aussi la fausseté de la vie.

4) Soit tenter de faire comme les bouddhistes, et vivre en accord avec la négation du moi et de la liberté.

Si la critique du sujet de Bouddha, ou celle du matérialisme, est valable dans son principe, il reste à savoir si elle est pertinente. Et la faiblesse de leur position est précisément qu’il ne s’interroge jamais sur sa pertinence. C’est à dire de savoir si, oui ou non, nous sommes un composé d’éléments et que nous ne serions pas une âme.

La question de la liberté et du déterminisme

J’ai simplifié un peu la question en n’envisageant que deux positions possibles : liberté et déterminisme.  Mais il nous faut voir maintenant qu’il y a quatre positions possibles sur la question de la liberté :

1) La première est que nous sommes totalement libres.

2) La seconde est que nous sommes totalement déterminés.

3) La troisième position est celle d’une liberté relative conjointe à un déterminisme relatif. Liberté et déterminisme seraient alors comme deux pôles entre lesquels nous nous situerions. Ce lieu pouvant varier selon les individus et, pour un même individu, changer au cours du temps. Cette position semble la plus courante dans la société où nous vivons. Elle est, par exemple, celle qui préside à l’attitude des juges quand ils essaient de déterminer la part de responsabilité d’un prévenu. C’est une attitude pragmatique, mais non réellement réfléchie, et qui ne tient pas compte des difficultés conceptuelles. Cette idée se heurte par exemple à la question : “ Qu’est-ce qu’une liberté qui ne serait pas totale ? ”. Elle a d’ailleurs constitué un argument en faveur du déterminisme. Mais, cet argument peut très bien être retourné, et on peut demander : “ Qu’est-ce qu’un déterminisme qui ne serait pas total ? ”. Si cette remarque n’est pas à proprement parler un argument contre l’idée de liberté, elle en est au moins un contre l’idée d’une liberté relative. On peut le voir mieux encore si l’on se demande : Qu’est-ce que cela pourrait signifier que de dire par exemple : “ Pour tel acte, un tel était libre à 20 % ” ? Le problème n’est pas que l’évaluation d’une telle proportion est impossible ; mais c’est le contenu même de la phrase qui semble absurde.

4) La quatrième possibilité est celle d’une liberté absolue conjointe à un déterminisme absolu. J’ai connu un professeur de philosophie[10] qui pensait que nous sommes simultanément totalement libres et totalement déterminés. Il lui semblait impossible de nier le déterminisme et tout aussi impossible d’abandonner l’idée de liberté. Il ne lui semblait guère satisfaisant non plus de penser que nous serions en partie libres et en partie déterminés. Ainsi, il préférait renoncer à la logique et admettre ce paradoxe dont il ne voyait aucune issue. Il y a quelque chose d’énorme, pour un professeur de philosophie, de faire une telle affirmation. Mais, s’il professait une telle énormité, ce n’est que la conséquence de l’immense problème que pose la question de la liberté. Son attitude est très révélatrice de cette difficulté. Ni l’affirmation de la liberté, ni sa négation, ne vont de soi. Cette attitude, en apparence absurde, est en fait supérieure à celle de beaucoup d’autres. Sa supériorité réside en ceci qu’il était parfaitement conscient de la difficulté et ne l’escamotait pas. Il reconnaissait ainsi l’embarras que lui procurait ce problème ; ce qui vaut certainement mieux que de s’en débarrasser à bon compte. Ce que beaucoup font, comme nous l’avons vu.

La difficulté de cette position n’existe réellement que si l’on admet qu’un seul niveau à l’être humain (ce qui était son cas), il n’y a alors aucune issue à ce paradoxe. Mais, si l’on admet plusieurs niveaux, il n’y a plus aucune difficulté à dire que : sur le plan du corps nous sommes totalement déterminés et totalement libres sur le plan de l’âme. C’est la seule solution possible pour conserver cette affirmation en préservant la logique. Dans cette perspective, la vie serait comme un combat entre ces deux plans. L’âme pouvant parfois dominer le corps et lui imposer sa volonté ; soit au contraire, ce serait le corps qui dicterait sa loi à l’âme.

Je voudrais remarquer deux choses par rapport à ces différentes positions. Tout d’abord, si nous adoptons une solution mixte, c’est à dire liberté conjointe au déterminisme, que ceux-ci soient relatifs ou absolus, alors, la liberté n’est pas un donné mais une conquête. Soit une conquête vers une plus grande liberté ; soit une tentative de réaliser plus souvent des actes libres. Secondement, si l’on admet l’idée de liberté, quelle qu’en soit le mode, la question de ses conditions de possibilité se pose exactement de la même façon.

Constat du déterminisme

En ce qui concerne la seconde position, le constat du déterminisme est évident. Nous pouvons tous aisément constater (surtout chez les autres) à quel point, nos pensées et nos actions, sont le produit du milieu dans lequel nous vivons, ou de processus psychologiques. Mais, ce constat se limite au fait qu’il y a du déterminisme, et ne nous dit pas si ce déterminisme est total ou non. Comme ce constat ne peut jamais être que partiel, il ne nous dit rien quant à l’existence possible de la liberté. Faut-il en conclure à l’absence de liberté ? La faiblesse de cet argument provient qu’il ne porte pas sur les conditions de possibilité. Ainsi, il ne nous dit pas qu’il ne soit pas possible, grâce à la conscience et à l’intelligence, de connaître les lois de ce déterminisme et, ce faisant, de pouvoir y échapper. Ce constat ne nous dit donc rien quant à la possibilité de l’existence, au moins potentielle, de la liberté.

Ainsi, les constats que les sciences humaines ont établis ne sont pas un argument sérieux contre l’idée de liberté. La seule chose qu’ils montrent est que la liberté ne peut être considérée comme un donné. Mais la question reste ouverte de savoir si la liberté est possible comme une conquête. Ainsi, si les sciences humaines font le constat de l’aliénation, elles n’interdisent pas pour autant une philosophie du sujet, à condition qu’il s’agisse d’un sujet aliéné. « À tous ceux qui pensent tout en pensant que c’est l’homme qui pense, on ne peut opposer qu’un rire philosophique.[11] » disait Michel Foucault. Mais un rire philosophique réclamerait, pour le moins, une certaine profondeur philosophique qui semblait lui manquer. Il faut tout de même lui accorder que la majorité des hommes ne pensent guère, y compris nos intellectuels. En effet, en règle générale, ils adoptent les idées du milieu dans lequel ils baignent. On ne peut pas appeler cela “ penser ”. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait dire, mais plutôt que personne ne pensait. Dans ce cas, comment est-il parvenu à cette conclusion ? Si, de fait, la plupart des hommes ne pensent guère, en avons-nous au moins la possibilité ?

Il est bien connu que les sciences humaines sont fondées sur une attitude objectiviste comme nous l’avons vu avec Edgard Morin. Cette attitude leur interdit de conclure quoi que ce soit dans ce domaine, puisqu’elle porte en germe l’idée de la négation de la liberté. Á partir du moment où l’on a posé comme postulat que le comportement humain était objectivable, on a dit du même coup qu’il obéissait à la causalité, et l’on a ainsi implicitement éliminé le sujet.

Toutefois, les sciences humaines ont opéré le constat incontournable qu’il y a du déterminisme. Celui-ci constitue un très sérieux problème pour le christianisme, au moins tel qu’il est compris par l’Église ou par ses avatars. Il faut que nous soyons totalement libres pour que le choix décisif que chacun d’entre nous doit opérer entre le Bien et le Mal soit réellement significatif. Ainsi, le sujet chrétien, au moins dans la compréhension traditionnelle, ne peut en aucun cas être un sujet aliéné.

Quoi qu’il en soit, nous avons tous du travail. Si les matérialistes devraient entreprendre une démarche analogue à celle du bouddhisme, les tenants d’une philosophie du sujet ne sont pas en reste. S’ils ne peuvent décemment concevoir le sujet que comme un sujet aliéné, ils leur restent à conquérir la liberté ce qui n’est pas non plus une mince affaire.

Réincarnation et liberté

L’idée de réincarnation est intéressante à plusieurs titres par rapport à la question de la liberté. Si nous avons une âme, affirmer la liberté est une position possible. Et investiguer la question de la réincarnation est une voie possible pour savoir si nous en avons une. Mais il y a autre chose.

Si la liberté n’est pas un donné, mais une conquête, comment penser qu’une telle conquête soit possible dans l’espace temporelle d’une seule vie ? La question est évidemment complètement transformée dans une perspective réincarnationiste. C’est une des raisons pour laquelle la réincarnation est absolument nécessaire pour comprendre le christianisme. Nous venons de voir que le constat qu’opèrent les sciences humaines n’autorise qu’un sujet aliéné et que le sujet chrétien ne saurait être un sujet aliéné. Et nous ne pouvons pas non plus considérer que l’espace d’une seule vie soit suffisant pour conquérir la liberté.

 D’autre part, un argument intéressant contre l’idée de liberté a été avancé par Comte Sponville[12]. Il fait une analyse du récit[13] d’Er[14] de Platon, et montre que pour admettre l’existence de la liberté, il faudrait supposer une certaine réalité à cette histoire. L’argument est simple : en gros, il consiste en ceci que nous agissons en fonction de ce que nous sommes ; et que nous ne sommes pas libres d’être ce que nous sommes. Pour l’être, il faudrait avoir choisi notre vie. Étant athée, il en fait un argument en faveur du déterministe. Mais, il ne se pose pas la question de savoir si la réincarnation existe ou non. Attitude tout à fait courante, et qui serait légitime s’il n’existait aucun phénomène qui tendrait à le montrer. Mais, ces phénomènes existent, il conviendrait au moins de les examiner. Mais, imaginez-vous un universitaire, aller jusqu’à examiner ces phénomènes ? Les philosophes ont largement montré qu’ils se laissent rarement embarrasser par une expérience. Je ne sais pas si nous pouvons espérer que Comte Sponville fasse exception.

Avec cet argument, Comte Sponville n’a rien démontré du tout par rapport à l’existence de la liberté ; il lui aurait fallu montrer aussi l’inexistence de la réincarnation. En revanche, si on accepte son argument (et il est juste), il a rendu la question de l’existence de la réincarnation encore plus incontournable. Ainsi, si la réincarnation existe, cela peut récuser tous les arguments à l’encontre de l’idée de liberté ; y compris celui de Comte Sponville.

La logique de l’affirmation du sujet

Il n’y a donc qu’une position possible pour ceux qui se situe dans une philosophie du sujet, c’est d’affirmer que nous sommes des âmes individuelles. D’ailleurs, la notion de sujet a été mise en question tardivement en Occident. Tant que l’on admettait l’existence d’une âme individuelle, la notion de sujet ne posait pas problème. À vrai dire, la philosophie de Thomas d’Aquin, n’admet pas vraiment la notion d’âme, nous verrons cela plus loin.

Toutefois, cette position ne peut pas être une affirmation en l’air. Si nous n’avons pas d’âme la vie est fausse, mais la fausseté de la vie ne constitue pas un argument permettant d’affirmer que nous en avons une. Nous avons besoin pour cela de quelque chose de plus consistant. La logique ici ne suffit plus, il faut aborder la question d’un point de vue factuel.

Contrairement à ce que beaucoup pourrait penser, nous avons pour cela ce qu’il faut. Il existe tout un corpus d’observations à ce sujet. Mais ce n’est pas mon ressort d’aborder la question sous cet angle, je reste sur le plan théorique. Je dirais simplement que le plus intéressant à ce sujet concerne les travaux sur la réincarnation. Et que les travaux les plus intéressants sur la réincarnation sont les observations de Ian Stevenson[15]. J’aborde la question de la réincarnation dans cet article, mais sans pour autant l’aborder d’un point de vue factuel.

Il faut voir toutefois noter que l’interprétation de ce type d’observations n’a pas un caractère contraignant. Les observations de Stevenson, ou d’autres, peuvent être interprétées de différentes manières. Et certaines d’entre elles sont compatibles avec la négation du sujet. Même si la question était portée sur le terrain de l’expérience, elle ne se réglerait pas pour autant facilement.

J’ai abordé jusqu’à présent la question du sujet sous l’angle de la liberté. Mais dans la définition que j’en ai donnée, j’ai lié la question de la liberté à celle de l’être. Je ne suis libre que si je suis. Autrement dit, avons-nous une consistance ontologique ? On pourrait ramener cette question à celle de l’existence de l’âme, mais en fait la question est plus subtile.

Quand la conclusion est déterminée d’avance

Il est intéressant de remarquer l’attitude des uns et des autres par rapport à la question.

Comme nous l’avons vu, les sciences humaines adoptent une démarche objectivante et ainsi, excluent le sujet d’entrée et concluent à l’absence de liberté ; la conclusion était déjà dans la démarche.

On peut remarquer que Bouddha avait la même approche. Examinons sa démarche : « Supposer un homme qui pourrait contempler toutes les bulles d’air sur le Gange dans son cours, et qui les observerait avec soin. Après les avoir observées attentivement, elles lui apparaîtraient vides, irréelles sans substance. De la même façon, le moine contemple les formes, les sensations, les perceptions, les formations mentales et les états de conscience […] Et il les observe, les examine attentivement et après les avoir examinées attentivement, ils lui apparaissent nuls vides sans ego. » On voit que lui aussi se situe d’un point de vue extérieur. Il se situe d’emblée dans une relation sujet/objet. Il aborde aussi le sujet avec une attitude objectivante.

On peut remarquer aussi qu’à l’époque de Sartre, la plupart des matérialistes étaient aussi dans une attitude objectivante et concluait à la négation du sujet. Par contre, Sartre a beaucoup étudié Husserl. Le point de départ de Husserl est l’analyse de la conscience. Sartre fait de même. À l’inverse du Bouddha donc, ils n’objectivent pas le sujet, ils l’appréhendent de l’intérieur. Est-ce vraiment un hasard si les uns aboutissent à la négation du sujet et les autres à son affirmation ?

Quand un déterministe prétend qu’il est possible de rendre compte, au moins en principe, d’un acte quelconque par une série de causes, il dit implicitement que, conscient ou non, cet acte eût été le même. La conscience n’apparaît nullement dans cette série de causes. Elle devient même un phénomène encombrant. Nous serions, en quelque sorte, des robots ; la conscience serait un phénomène surajouté, un épiphénomène, et notre comportement serait exactement le même sans elle. En effet, pour soutenir la thèse du déterminisme, il faut supposer que la conscience se limite à la prise de conscience de ce qui se passe, mais sans jamais pouvoir l’influer. Mais, quand on a dit que nous sommes totalement déterminés, reste la question : “ Qu’est-ce qui nous empêche de prendre conscience de ce qui nous détermine et de tenter d’y échapper ? ”.

Clément Rosset, au début de son livre Le réel[16], parle d’un roman où il est question d’un alcoolique à la conscience tout à fait embrumée et qui est tout juste capable de poser un pied devant l’autre. Et il compare implicitement l’humanité entière à cette ivrogne. Si l’on suppose que Rosset parle de ce qu’il connaît, il nous faut penser que cet état constitue son état de conscience habituel. Dans ces conditions, avoir écrit comme il l’a fait, représente un exploit remarquable. Et nous aimerions que, s’il lui arrive un jour de connaître un état de conscience un peu plus lucide, il nous explique comment il a réussi un tel exploit.

Ce n’est sûrement pas un hasard, si un philosophe, comme Sartre, part de l’analyse de la conscience et aboutit à l’affirmation de la liberté. Et si d’autres, comme Rosset, écartent d’emblée ce phénomène et aboutit au déterminisme. Ainsi, si la conclusion dépend du choix du point de départ, il faudrait justifier de ce choix, ce qui, bien sûr, n’a pas été fait.

En attendant, on comprend aisément la nécessité à laquelle Rosset obéit en faisant cette comparaison. Il évite ainsi le délicat problème que représente pour un déterministe la question de la conscience. Il suppose ainsi que notre conscience est un simple témoin de ce qui se passe sans aucune possibilité d’intervention sur le déroulement de nos actions[17]. Il ne nie pas la conscience, mais sa réflexivité. C’est peut-être habile ; mais cela ne correspond en rien à notre expérience immédiate. Si la réflexivité de la pensée, ou de la conscience, est un constat que faut-il en conclure ? Que c’est elle qui fonde la notion de liberté ? Nous avons vu que non. Ou que c’est la liberté qui permet cette réflexivité ?

On peut aussi remarquer (certains ont fait cette remarque, mais je ne sais plus qui) que ceux qui accordent la primauté à la sagesse ou à la connaissance aboutissent généralement à la négation du sujet, et que ceux qui accordent la primauté à l’action ou à l’amour concluent à son affirmation. Nous voyons donc que la démarche introduit un biais. Mais nous pouvons l’éviter en s’interrogeant sur les conditions de possibilité. Nous avons vu qu’elles se ramènent à des conceptions ontologiques et anthropologiques.

Résumons toutes les propositions qu’il me semble avoir établi :

* Je ne suis libre que si “ Je ” existe.

* Le “ Je ” n’existe que si nous sommes des âmes.

* Je ne suis libre que si je suis une âme.

* Ceci est valable que l’on considère la liberté comme un donné ou une conquête.

* Si nous ne sommes que des corps, le “ Je ” n’existe pas.

* Si “ Je ” n’existe pas, nous ne sommes pas libres.

* Si je ne suis qu’un corps, je ne suis pas libre.

* Si nous ne sommes que des corps, la vie est fausse.

Il nous reste maintenant à examiner la question de l’âme.

La question de l’âme

La question de l’existence de l’âme a grand besoin d’être nettoyée. Aristote l’a embrouillé et cela a affecté la philosophie tout au long de son histoire. Platon disait que l’homme c’est l’âme. Aristote pensait que Platon oubliait le corps. Ainsi, Aristote a redéfinit l’homme en disant que l’homme c’est le corps ; mais en oubliant l’âme. Pendant qu’il faisait semblant de ne pas l’oublier. En effet, il disait bien que l’homme est un corps et une âme, mais chez lui l’âme, c’est la forme du corps. Et pour lui, la forme est l’équivalent de ce que nous appellerions aujourd’hui la structure. Mais, si c’est ça l’âme, évidemment le matérialiste le plus endurci pense aussi que nous avons une âme. Ainsi, si Aristote était spiritualiste, son anthropologie était matérialiste.

Conséquemment à ceci, Aristote pensait que toute connaissance passe par les sens. Et cela traverse toute l’histoire de la philosophie, et ce n’est pas du tout une proposition anodine. Cette idée que toute connaissance passe par les sens est devenue comme une évidence pour la majorité des philosophes, y compris nombre de spiritualistes. Et c’est évidemment immense pour la philosophie puisque, s’il existe une mode de connaissance qui ne passe pas par les sens, c’est un enjeu majeur pour la philosophie.

Toute l’histoire de la philosophie a été marquée par cette bévue d’Aristote que l’on n’a jamais vraiment corrigée. Car, bien évidemment, quand Platon disait que l’homme c’est l’âme, il n’oubliait pas le corps, simplement, il voulait dire que l’important c’est l’âme. Platon disait aussi que : « Le corps est la prison de l’âme. ». Comment aurait-il pu oublier le corps ? Mais surtout, on peut penser que nous n’avons pas d’âme, mais accepter la définition de l’âme d’Aristote c’est vraiment embrouiller complètement la question.

Kant commence la Critique de la raison pure en affirmant que toute connaissance passe par les sens. Penser que toute connaissance passe par les sens, c’est nier l’existence d’une possible communication entre le monde sensible et suprasensible. Cette position correspond à une anthropologie matérialiste. Dans une anthropologie spiritualiste, la conscience humaine, ou l’âme, est un pont possible entre le monde sensible et suprasensible. Et si Kant n’était pas matérialiste, cette affirmation n’est cohérente et admissible sans examen qu’à l’intérieur du matérialisme. Kant n’est d’ailleurs pas du clair du tout ni cohérent par rapport à cette affirmation. La Critique de la raison pure repose sur cette affirmation. La pensée de Kant repose sur cette critique. Et la philosophie moderne dépend, en grande partie, de Kant.

Mais si les matérialistes commençaient par faire une enquête sérieuse et dépourvue de préjugé sur cette question, ils auraient certainement quelques difficultés à nier l’existence d’une connaissance qui ne passerait pas par les sens.

En fait, le problème ici, comme c’est très souvent le cas, est que la spéculation est privilégiée par rapport à l’expérience. C’est-à-dire qu’au nom, ou qu’en raison, d’une idée qui n’a d’autre fondement que spéculatif on nie toute une catégorie d’expériences, mais surtout on la nie sans aucun examen.

La négation d’une telle connaissance provient directement de la conception qu’ils se font de l’homme comme n’étant qu’un corps. S’il en est ainsi, alors évidemment toute connaissance passe par les sens, et il n’y a pas de communication possible avec un monde suprasensible, quand bien même un tel monde existerait, ce que pensait d’ailleurs Aristote. Et à l’inverse, si une telle communication est possible cela prouve que nous ne sommes pas qu’un corps.

Il serait très intéressant que nous fonctionnions à l’inverse, c’est-à-dire dans le bon sens, que nous enquêtions pour savoir s’il existe un mode de connaissance qui ne passerait pas par les sens, et que nous adoptions une conception anthropologique dérivée du résultat de cette enquête. Mais demander à nos intellectuels qui marchent la tête à l’envers de fonctionner dans le bon sens est un bouleversement qu’ils ne sont sans doute pas disposés à faire.

Il n’y a pas de possibilité d’une telle communication pour les matérialistes, puisqu’il n’y a pas de monde suprasensible. Mais dans toutes les sociétés que nous connaissons, la possibilité d’une communication entre un monde sensible et supra sensible était reconnue, y compris la nôtre. De plus la position matérialiste est dominante, même si elle n’est pas majoritaire. Mais qui est fou ? Est-ce l’humanité entière qui est folle d’avoir reconnu la possibilité d’une telle communication sans que cela ne corresponde à aucune observation probante ? Ou est-ce que ce sont les matérialistes qui ignorent, sans aucun examen sérieux, la possibilité d’une telle communication ?

Il me faut maintenant rectifier quelque chose. La communication entre un monde sensible et suprasensible ne s’opérerait pas forcément par l’intermédiaire d’une âme, mais pourrait passer par un corps subtil. C’est d’ailleurs la position des bouddhistes. En fait, nous sommes loin de pouvoir de prouver l’existence d’une âme, ou même disons maintenant de le démontrer au delà de tout doute raisonnable. Mais nous pouvons dire que l’existence de l’un ou de l’autre, corps subtil ou âme, est démontrée au delà de tout doute raisonnable par toute l’expérience de l’humanité. Je laisse les doutes déraisonnables (ou peut-être plutôt les certitudes déraisonnables) à Henri Broch. Il y a en effet, pour cette démonstration, un faisceau de présomptions extrêmement puissant : l’existence de l’intuition, la communication avec les esprits des morts ou autre, les expériences religieuses, certaines expériences obtenues à l’aide de psychotropes. J’examine ces questions plus avant dans le texte Il faut raison garder.

En ce qui concerne l’Église, Thomas d’Aquin hérite de la pensée d’Aristote et pour lui non plus l’homme n’a pas d’âme (si on refuse la définition de l’âme d’Aristote). L’école de Thomas d’Aquin a dominé pendant un longtemps. Tresmontant a écrit un ouvrage sur le thème de l’âme[18] et où il semblait fort embarrassé par ce problème. Mais maintenant l’Église semble revenue à une conception où l’homme est doté d’une âme : « “ âme ” signifie principe spirituel en l’homme.[19] ». C’est compréhensible, l’idée que nous n’aurions pas d’âme était plus que problématique pour la doctrine de l’Église.

Cette conception de l’âme comme étant la structure du corps posait d’ailleurs un très sérieux problème à l’Église qui ne semble pas avoir été perçu. Ce problème devient évident aujourd’hui que l’on s’intéresse au problème corps/esprit et la nature de la conscience. Si l’âme est la structure du corps, le problème de la conscience se pose exactement dans les mêmes termes que pour les matérialistes : elle serait le produit du cerveau. Et le problème, c’est que Dieu n’a pas de cerveau. Comment la conscience pourrait-elle être à la fois la propriété d’une structure et la propriété de quelque chose qui serait simple, non composé d’éléments ?

Bien qu’elle ait réintégré la notion d’âme, l’idée de résurrection des corps reste très importante pour l’Église. « Le credo chrétien [...] culmine en la proclamation de la résurrection des morts à la fin des temps, et en la vie éternelle.[20] » J’aurais plutôt pensé que c’était la primauté de l’Amour qui était la culmination du christianisme. Mais c’est curieux cette importance attachée au corps ; dans les témoignages d’expériences spirituelles l’union à Dieu ne passe pas par le corps. Alors que devient le corps et qu’en avons-nous encore besoin, quand l’âme est unie à Dieu ?

Le problème corps/esprit

Le problème corps/esprit, sur lequel se penchent aujourd’hui nombre de nos “ éminents ” penseurs, est traité avec une invraisemblable légèreté. Quand on cherche à expliquer ce qu’est la conscience, une hypothèse possible est tout de même que nous serions des âmes. Cette hypothèse est rejetée avec une rapidité invraisemblable par les matérialistes.

On commence par poser un dualisme prétendument cartésien (car en fait il ne correspond pas du tout à la position de Descartes), qui postulerait que tout ce qui relève de l’esprit serait le fait d’une âme, le corps étant uniquement mécanique. On sait évidemment que l’expérience vécue est profondément dépendante de ce qui passe dans le corps. On sait que la conscience peut être perturbée par des phénomènes physico-chimiques, on en conclut donc qu’il n’y a pas d’âme. Mais on a ainsi escamoté deux choses :

La première est qu’il existe une théorie, que l’on appelle “ interactionnisme ”, qui interprète l’expérience vécue comme étant le résultat de l’interaction entre l’âme et le corps. C’était d’ailleurs le point de vue de Descartes, même si le mot n’avait pas encore été forgé. Il faudrait rendre à César ce qui est à César.

La seconde sont les expériences qui tendraient à montrer que la conscience n’est peut-être pas le produit du cerveau, comme celle de Benjamin Libet. J’en parle dans cet autre texte. Les expériences de Libet pourraient bien valider un point de vue interactionniste.

L’âme dans l’hindouisme

Si la question du sujet tourne autour de la question de l’âme, il ne s’ensuit pas que ceux qui en admettent l’existence adoptent pour autant une philosophie du sujet. Il en va ainsi des doctrines panindiennes[21]. En fait, la question est plus compliquée, et la question du sujet ne se ramène pas purement et simplement à la question de l’existence de l’âme. Comme souvent, les questions sont beaucoup plus entortillées et plus délicates qu’elles ne le paraissent. Mais je réserve cela pour la seconde partie.

La liberté spirituelle

Avant de conclure, je voudrais ajouter quelque chose. Le mot liberté fait généralement référence à deux significations distinctes :

1) Pouvoir d’agir ou de n’agir pas.

2) Libre arbitre, faculté qu’a l’homme de se décider comme il lui convient.[22]

Ce sont là les définitions les plus courantes. Cette double signification est d’ailleurs souvent source de confusion. La liberté dont il est question ici est évidemment le libre arbitre.

Il existe cependant une autre conception, très intéressante, et dont on ne parle pratiquement jamais. Je l’appellerai la “ liberté spirituelle ”. Il s’agit d’une expérience vécue pour laquelle le premier mot qui vient à l’esprit pour la nommer est justement le mot “ liberté ”. Dans cet état, on est affranchi de la peur. Mais que dire de plus ? C’est assez difficile d’en parler. Comme il s’agit d’une expérience vécue, cela n’a guère de sens d’en parler à celui qui ne l’a pas vécue. Pour lui, ce n’est qu’une étiquette sur laquelle il ne parvient pas à mettre un contenu. Celui qui l’a vécue peut comprendre de quoi je parle, mais je crains que lui aussi aura du mal à en dire plus.

Quand on ressent cette liberté, la notion de sujet prend une autre signification ou une autre dimension que celle dont il est question ici. Cette liberté-là a quelque chose de consistant. Le sujet, le moi, prend aussi une consistance. Les mots me manquent, bien sûr, pour expliquer de quoi je parle.

Conclusion

La notion de réincarnation qui manquait au christianisme pour être intelligible, — contre laquelle l’Église a combattu, et combat toujours, se privant ainsi de toute intelligibilité — se trouvait en Orient. Et il n’y a pas que par rapport à la notion de liberté que la réincarnation est nécessaire à la compréhension du christianisme.

J’espère avoir réussi à faire monter les enchères par rapport à la question de l’existence de l’âme en montrant que le problème de la liberté ne peut pas être traité indépendamment. Et quoi que ce soit que l’on pense de la question du sujet, il est clair que, avec ou sans la réincarnation, elle ne se pose certainement pas de la même façon. Et la philosophie est complètement traversée par cette question. Toutes les questions existentielles sont totalement dépendantes de la question du sujet. De plus, la question de la liberté et du déterminisme est la question déterminante de la morale. Selon la réponse que nous lui donnerons, nous aboutirons à deux “ paysages ” philosophiques radicalement différents, par ses répercussions sur le plan de la morale comme sur les questions existentielles.

Traiter de la question du sujet en réduisant la part de la spéculation et en cherchant à la porter sur le terrain de l’expérience est d’un immense intérêt pour la philosophie. Ainsi, plutôt que de traiter cette question de façon hautement spéculative comme les philosophes en ont l’habitude, il serait extrêmement intéressant de la connecter autant que possible à l’expérience. Et de cesser de considérer que la question de l’existence de l’âme est une question insane, ce qui est complètement ridicule. Si les expériences d’ERM[23], les observations de Ian Stevenson, ou les travaux de nombre de parapsychologues, devaient être interprétées dans le sens de l’existence d’une âme individuelle, la notion de sujet pourrait se greffer sur une conception anthropologique qui la rendrait peut-être quasiment inévitable.

Ramener la question du sujet à la question de l’existence d’une âme individuelle est très intéressant car cette question est centrale pour la philosophie. Traiter la question de l’existence de l’âme non pas de façon spéculative mais expérimentalement est encore plus intéressant. Et j’ajouterai que croire, ne pas croire, ou spéculer sur cette question en ignorant complètement et délibérément tous les travaux qui ont été fait pour tenter d’aborder la question expérimentalement est totalement ridicule.

Toutefois, la question du sujet n’est pas réductible à la question de l’existence de l’âme. Si nous n’avons pas d’âme, la notion de sujet n’a aucun sens, mais si nous en avons une, cela ne signifie pas pour autant qu’elle en ait un.

Tout ceci est encore relativement superficiel, j’espère pouvoir aller plus profond dans une seconde partie.

Christian Camus — 02/12/2012

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[1] Hélène Védrine

[2] Milindapanha (les questions de Milinda), Traduction Louis Finot, éditions Bossard, 1923, repris par éditions Dharma, 1983, p. 57

[3] Intervention de Henri Atlan au Colloque de Tsukuba publié sous le titre Sciences et symboles, présenté par M. Cazenave, éditions A. Michel, 1986, p. 354

[4] Edgar Morin Pour sortir du XXe siècle, éditions F. Nathan, 1981, p. 293-294

[5] Jean Pucelle La source des valeurs, éditions E. Vitte, 1957, p. II

[6] Jean Hamburger La raison et la passion, éditions du Seuil, 1984, p. 112-114

[7] Douglas Hofstadter Vue de l’esprit, traduction Jacqueline Henry, éditions Inter Édition, 1987, p. 196

[8] Luc Ferry L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, éditions Grasset, 1996, p. 234

[9] On peut trouver à ce sujet un passage très intéressant dans un ouvrage d’Henri le Saux Souvenirs d’Arunâchala, éditions Épi

[10] Il s’agit de Mr Henri Birault.

[11] Michel Foucault Les mots et les choses, éditions Gallimard, 1966, p. 318

[12] André Comte Sponville Traité du désespoir et de la béatitude (Tome 2), éditions PUF, 1988, p. 34 à 40

[13] Et non “mythe”, comme on dit généralement, qu’il s’agisse d’un mythe n’a aujourd’hui plus rien d’évident.

[14] La république, Livre X, (614c-621d)

[15] On peut lire à ce sujet : 20 cas suggérant le phénomène de réincarnation, collection J’ai lu, ou Réincarnation et biologie, éditions Dervy.

[16] Clément Rosset Le réel, traité de l’idiotie, éditions de Minuit, 1977

[17] Cette attitude est appelée “ éliminationiste ” dans le cadre du problème corps/esprit.

[18] Claude Tresmontant Le Problème de l’âme, 1971, éditions du Seuil

[19] Catéchisme de l’Église catholique édition Mame/Plon § 363

[20] Opus cité, § 988

[21] À l’exception peut-être du sikhisme que je ne connais pas.

[22] Littré

[23] Expérience de régression de mémoire.