IL FAUT RAISON GARDER

Lorsque l’homme pense Dieu rit (Kundera)

Pascal disait : « Ce sont deux excès également dangereux, d’exclure la raison, de n’admettre que la raison.[1] ». C’est un sujet classique de dissertation. Notre réflexion va d’abord porter sur le rapport à la raison chez ceux qui l’excluent, ensuite chez ceux qui n’admettent que la raison.

La philosophie des Lumières attribut à la raison une position prééminente. Parfois même une souveraineté absolue qui atteignit des sommets délirants comme, par exemple quand on a rendu un culte à la déesse Raison. La post modernité se caractérise par une remise en cause du statut de la raison. Cette remise en cause est générale mais prend des chemins différents. Certains la relèguent à un rôle secondaire, voire même néfaste. D’autres, continuent à lui accorder un rôle excessif et ne remettent en cause son statut que de façon très limitée.

La post modernité est un stade transitoire dans la mesure où le nouveau statut que l’on accordera à la raison n’est pas encore clair. Cela veut dire qu’une bonne part des réflexions essentielles de notre époque devrait porter sur ce nouveau statut. Idéalement, une telle démarche devrait passer par un inventaire des modes de connaissance l’étude de leurs limites et de leur rapport respectifs. Je vais essayer d’ouvrir quelques pistes dans cette réflexion.

Le rapport à la raison et à la connaissance dans les différentes civilisations

La civilisation chinoise s’est élaborée sur l’idée que la vérité ultime n’est pas exprimable en mot. Il existerait bien un être au-dessus de nous, le Tao, mais de celui-ci on ne pourrait rien dire. Une des premières phrases du Tao Te King affirme : « Ce dont on peut parler n’est pas le Tao. »

Ne pas pouvoir élaborer une parole sur l’essentiel a conduit la société chinoise à une attitude pragmatique, à l’absence de mysticisme, comment être attiré par un Esprit dont on ne peut rien dire, ainsi qu’à développer la poésie. Celle-ci ne parlant pas directement de ce qui est, mais suggérant, évoquant, contournant le réel.

Pour l’Inde, la vérité n’est pas non plus exprimable en mot mais accessible par une expérience intérieure à laquelle on peut parvenir par une stricte discipline. Les rishis, les maîtres spirituels y seraient parvenus. On pourrait reconnaitre ceux-ci à leur façon de vivre et à leur rayonnement. De fait, certains d’entre eux sont impressionnants, mais à les écouter, ils sont souvent décevants et leur rapport à la raison est passablement problématique.

Le rapport à la raison en occident n’est pas aussi simple et univoque. Avec les religions du livre, la vérité n’est non plus pas connaissable par la raison humaine et celle-ci est considérée comme révélée. Elle serait exprimable en mot, au moins dans une certaine mesure, et nous y aurions accès par les textes sacrés.

Mais les textes sacrés sont plutôt obscurs, il nous faut les interpréter. C’est la tâche des rabbins, des prêtres et des imams. Les juifs ne sont guère parvenus à une unité sauf sur des lois que nous serions censés respecter. Les musulmans sont bien parvenus à une certaine unité, mais factice car elle repose sur une foi univoque en un texte sacré. Pour les catholiques, c’est l’Église qui est censée avoir été choisie par Dieu pour interpréter les textes. Ils sont bien parvenus à une certaine unité mais celle-ci a été clairement obtenue par la coercition.

Si la plupart d’entre nous n’acceptent plus l’enseignement de l’Église, certains d’entre nous se fondent cependant toujours sur une révélation, mais celle-ci ne nous parviendrait plus par l’intermédiaire des textes sacrés et ne viendrait plus de Dieu. Ainsi, le spiritisme se fonde sur une révélation censée provenir de l’esprit des défunts, le channeling a pris le relais et se fonde sur une communication qui ne serait plus limitée aux défunts.

Toutefois, l’occident se caractérise aujourd’hui par une approche plus rationnelle de la vérité. Elle repose sur le principe de non-contradiction d’Aristote. Ce principe est fondamental dans l’élaboration de la pensée occidentale. Sur celui-ci s’est développé la philosophie dans un premier temps et ensuite la science. La philosophie n’est pas parvenue à une unité et la science y est parvenue sur des questions triviales, en général.

Voici très grossièrement et très succinctement résumé l’histoire de l’humanité et de ses différents rapports à la raison. Quelle doit être la place de la raison dans toutes ces approches ? Dans tous ces accès très différents à la vérité, la raison a toujours quelque chose à nous dire. Elle doit au minimum vérifier que ceux qui prétendent avoir atteint à une certaine vérité, par un moyen ou un autre, doivent se trouver d’accord au moins sur certaines choses. C’est seulement à cette condition qu’ils peuvent être crédibles. J’ai pour ma part essayé de vérifier un tel accord, en général on ne l’observe pas, toutefois on observe parfois un certain accord, nous verrons cela. Mais examinons maintenant plus attentivement le rapport à la raison de nombre de ces différents courants.

Quand la raison est ignorée

Nous allons commencer par l’Église et ses avatars. Voici une citation de Tresmontant :

 « La tendance dominante, aujourd’hui, du côté chrétien, c’est l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, la destruction de la pensée rationnelle, le mépris de la métaphysique et de la théologie. Telle est la mode, telle est la majorité.[2] »

Comment ce rejet est-il justifié ? Quand on rejette la raison, il y a au moins quelque chose qui ne devrait surtout pas rester dans l’impensé c’est : pourquoi on rejette la raison ? Mais c’est sans doute trop leur demander que de poser sérieusement une telle question.

S’ils rejettent la raison c’est qu’ils croient pouvoir s’appuyer sur d’autres facultés, ils parlent donc de foi. Celle-ci pouvant servir à justifier des conceptions qui vont carrément à l’encontre de tout ce que l’on peut considérer comme raisonnable ou rationnel. Ou tout au moins qui vont à l’encontre de toute notre expérience : la résurrection des morts, la trinité, la conception virginale, etc. Mais sur quoi porte cette foi ? En fait, il ne s’agit pas de foi envers ces conceptions directement, mais plutôt de foi dans des textes sacrés et pour les catholiques dans l’autorité de l’Église.

Dans un sens, c’est compréhensible. À partir du moment où l’on admet l’existence de Dieu, il est logique de penser qu’Il nous a délivré un enseignement. Lequel d’entre nous laisserait ses enfants sans aucune éducation ? Mais les textes considérés comme sacrés sont tout de même plutôt difficiles à interpréter. La révélation, si c’en est une, est sérieusement masquée ; les textes le disent eux-mêmes d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle les catholiques ont imaginé qu’il y avait une catégorie de personnes, composant le magistère de l’Église, choisit par Dieu pour interpréter ces textes.

Les protestants n’ont pas cette chance, ou cette illusion, et doivent se débrouiller comme ils peuvent pour les comprendre. Après avoir rejeté l’autorité de l’Église, ils ont repris l’essentiel de sa doctrine. Il est tout de même curieux qu’après quelques siècles d’existence, les protestants ne soient pas encore aperçus qu’ils ne pouvaient pas à la fois rejeter l’autorité de l’Église et récupérer en même temps l’essentiel de sa doctrine. Quoi qu’il en soit, ils devraient tous au moins réfléchir un peu mieux sur ce qu’ils appellent foi.

Quant à ce que l’on appelle une croyance : croit-on jamais autre chose que ce que l’on a envie de croire ? Chez nombre d’entre nous, il semblerait que la principale raison d’adopter une idée est simplement qu’elle nous convient, nous arrange et nous rassure. Et quand on prend plus ou moins conscience de ne pouvoir avancer aucun argument, on appelle cela une croyance. C’est d’ailleurs souvent à propos des idées que l’on a avalées avec le biberon, les idées peuvent engendrer des accoutumances pires que celles des produits chimiques.

Mais adopter une idée parce qu’elle nous arrange sans qu’elle soit issue d’un mode de connaissance possible n’est-ce pas ce que l’on peut appeler de la folie. On dit que le fou a tout perdu, sauf la raison. Qu’a-t-il donc perdu ? Le réel. Il le tient soigneusement à l’écart et pour cela il a parfois grand besoin de la raison. Nous en verrons des exemples. Et au fond, c’est bien toujours de folie qu’il s’agira dans ce chapitre, sous des formes diverses, à des degrés divers. La véritable folie se caractérise par l’exclusion d’une réalité qui dérange.

La foi et la raison

La foi est souvent opposée à la raison. Quand on parie sur la foi, c’est ce que l’on appelle le fidéisme. Il faut remarquer que cette attitude ne fût jamais celle de l’Église. Même si elle est l’apanage de beaucoup qui se réclame d’elle, le fidéisme a toujours été combattu officiellement. L’Église a voulu marier la foi et la raison, à condition que ce soit la foi qui ait toujours raison. La raison n’est pas ignorée dans l’Église, elle est réduite à l’esclavage. Elle l’encadre et cherche à la stériliser de son pouvoir subversif. En fait, bien que l’Église affirme détenir la vérité, elle a peur de la vérité. Elle a peur que la raison dévoile ses illusions. Voici ce que dit Gopi Krishna :

« Ceux qui craignent une analyse minutieuse de la religion et des croyances transcendantes par peur d’une éventuelle profanation engendrent eux-mêmes une catastrophe qu’ils redoutent tant. Si la foi n’est qu’une simple bulle, prête à éclater d’une simple pichenette, il serait mieux de la percer le plus vite possible, plutôt que de la laisser ainsi comme une masse vide de pensées vaporeuses susceptibles d’exploser d’un moment à l’autre.[3] »

Martin Luther disait que la raison est la putain du diable. Mais l’Église, en asservissant la raison à la foi, en a fait aussi une putain. En fait les chrétiens et les religieux, en général, soit ils pervertissent la raison, soit ils l’excluent.

La raison peut être utilisée, en effet, de façon très perverse, par exemple en cherchant à embrouiller. Marx le savait très bien puisqu’il disait : « Avec un peu de dialectique on s’en tire toujours.[4] » C’est aussi juste que pervers.

L’honnêteté consiste à savoir reconnaître ses torts et non pas à essayer de s’en tirer à tout prix. Mais évidemment, pour servir la révolution on s’arroge tous les droits, on a pu apprécier les résultats. Marx aussi en a fait une putain. C’est également la putain des rationalistes, comme nous le verrons. C’est normal, une putain est la putain de tout le monde. Mais personne n’est obligé de s’en servir comme d’une putain. Ainsi, pour raison garder, il faut d’abord garder une intention pure. Cette intention consiste simplement à vouloir la vérité quelle qu’elle soit et à n’importe quel prix.

Critique de Kant

Mais on peut en soupçonner d’autres à opérer semblablement et parmi les plus grands. Tout au moins, les plus grands intellectuellement, ce qui ne veut pas forcément dire grand-chose. Dans la préface de la Critique de la raison pure, Kant exposait très clairement ses intentions : « Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance (au sens de foi rationnelle).[5] » Quand on lit cette phrase, on peut se demander si son ambition n’était pas de plomber la philosophie, en tout cas il a très bien réussi à l’embourber. S’il est tout à fait légitime de chercher à tracer rationnellement les limites de la raison, il ne l’est pas d’utiliser la raison pour dérouler un tapis rouge à la foi. La démarche de Kant devient ainsi extrêmement suspecte. Lui aussi a fait de la raison une putain. Par cette phrase, Kant nous montre qu’il ne semble pas avoir très bien compris en quoi consiste la philosophie. Elle consiste à rechercher la vérité, pas à se rassurer et à conforter ses positions.

En effet, sa démarche correspond au protestantisme dans lequel il a été élevé. Ainsi, Kant n’a même pas eu le courage de mettre en question les idées qu’il détenait par héritage. Bien qu’il soit considéré comme un philosophe des Lumières, on peut se demander s’il n’était pas toujours dans une attitude analogue à celle de la scolastique puisqu’il mettait la raison au service de la foi. Et, à mon avis, il faudrait peut-être le considérer comme le dernier grand représentant de la scolastique dans la mesure où il voulait restaurer l’hégémonie de la foi.

Plutôt que d’écrire Les rêveries d’un visionnaire, si Kant s’était posé la question : Que devons-nous honnêtement penser de Swedenborg ? — après tout, c’était exactement le même sujet à la différence qu’il se proposait de l’aborder honnêtement, ce qui est la moindre des choses de la part d’un philosophe — la philosophie qui a suivi aurait pu être complètement transformée. Il n’y aurait peut-être pas eu La critique de la raison pure, ni celles qui ont suivis. Il existe en effet un passage de Kant dans une lettre à Mendelssohn[6], à propos de Swedenborg, qui montre assez clairement sa mauvaise foi. Si Kant avait dû conclure, lors d’une approche honnête de l’étude de Swedenborg, qu’il était possible de connaître quelque chose d’un plan métaphysique sans passer par la raison pure, il n’aurait pas pu écrire sa première critique, puisqu’il n’aurait pas pu affirmer que toute connaissance passe par les sens. La critique de la raison pure repose sur ce postulat. L’œuvre de Kant repose sur cette critique. Et une bonne partie de la philosophie moderne repose sur l’œuvre de Kant, à part quelques exceptions comme James ou Bergson.

Ainsi, l’œuvre centrale de Kant n’est pas La critique de la raison pure, mais Les rêveries d’un visionnaire, sans elle, le postulat fondamental de La critique n’eut peut-être pas été possible. La critique de la raison pure n’est donc pas un exemple de ce qu’il faut faire en philosophie, mais c’est plutôt Les rêveries d’un visionnaire qui est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Et le problème n’est pas du tout qu’il se soit intéressé à Swedenborg, mais qu’il ne l’ait pas fait honnêtement.

Kant a donc élaboré La critique de la raison pure pour faire place à la foi. Mais pourquoi a-t-il oublié d’opérer une critique de la foi avec la même rigueur que celle de la raison ? Il n’en serait peut-être pas resté grand-chose. D’ailleurs, la plupart de ceux qui l’ont suivi ont eu vite fait d’opérer cette critique de la foi et ont précisément abandonné Kant, avec juste raison, au moment du saut de la foi. À vrai dire, Kant n’a peut-être jamais opéré ce saut de la foi mais seulement plongé dans la croyance, mais c’est une autre histoire.

La postmodernité doit repenser les rapports de la raison avec cet autre que la raison : la foi, la subjectivité ou l’intuition. Nombre de démarches spiritualistes se fondent sur la foi. Le retour à la scolastique que voulait opérer Jean Paul II n’est pas vraiment d’actualité. Mais il y a dans son ouvrage La foi et la raison d’intéressantes réflexions sur le statut de la raison et la nécessité d’opérer un tel remaniement. En tout cas, notre attitude vis-à-vis de la raison, comme de la foi, doit être complètement revisitée. Élaborons maintenant cette critique de la foi qu’a malheureusement “ oubliée ” Kant, bien qu’elle soit pourtant bien plus aisée à faire que La critique de la raison pure.

Toutes les doctrines ont au moins un point clé sur laquelle elle repose ou se fonde. La moindre des choses serait que ce ou ces points clés soient au moins des positions possibles qui, sans être forcément prouvées, soient au moins crédibles et ne soient pas contraire à certaines observations. Pour nombre de doctrines religieuses un de ces points clés est le statut de la foi par rapport à la raison. La soumission de la raison à la foi ne concerne pas que le christianisme. Car pour pratiquement tous ceux qui font appel à la foi, la raison est réduite à l’esclavage si elle n’est pas congédiée.

C’est valable aussi pour les doctrines panindiennes. La foi semble y tenir peu de place. L’expérience des maîtres spirituels y est considérée comme primordiale. Sauf que les maîtres spirituels ne sont pas d’accord entre eux et finalement c’est la foi ou la croyance que l’on accorde à l’un d’entre eux qui fait la différence. Quant aux maîtres spirituels eux-mêmes, le conditionnement qu’ils ont reçu semble primer devant leur propre réflexion. En règle général, ceux qui ont été élevés dans le bouddhisme prêchent des idées bouddhistes et ceux à qui ont a bourré le crâne avec le jaïnisme prêchent le jaïnisme. D’ailleurs, ils ne connaissent généralement à peu près rien en dehors de la tradition dans laquelle ils ont été élevés. Voici ce que dit Gopi Krishna :

« Les monothéistes, les dualistes et les panthéistes, en Inde, se tournent vers le Yoga et l’utilisent pour faire la démonstration de leurs croyances spirituelles particulières et de leurs dogmes. Les Védantistes le pratiquent pour prouver que l’âme ou Atman et Brahmã ne font qu’un et que le monde phénoménal n’est qu’une illusion née de l’action de maya, facteur inexplicable et insondable enveloppant l’Atman dans les voiles du mythe. Les Sivaïtes pratiquent leur propre forme de Yoga pour prouver que l’univers est la manifestation de shakti […]. En fait, toutes les sectes, les croyances, les fois, fort nombreuses en Inde, relèvent du Yoga quant à la démonstration de leurs vérités et à la vérification de leurs éthiques multiples et parfois diamétralement opposées.[7] »

Quoi qu’il en soit, la foi est peut-être un mode de connaissance possible, après tout pourquoi pas. Mais pour que l’on puisse raisonnablement penser que c’est bien la foi qui leur fait dire ce qu’ils disent il faudrait qu’elle subisse l’épreuve de la raison. Et il y a tout de même un sérieux problème en ceci que si ces doctrines sont nombreuses à se fonder sur la foi, celles-ci n’enseignent pas du tout la même chose. Les catholiques, les protestants, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, les hindouistes, etc. ont leur foi (même si le régime de la foi n’est pas le même en Orient), et peut-être que même les matérialistes ont leur propre foi, la foi en la raison.

Dès lors, il est clair qu’ils n’ont pas effectué l’épuration nécessaire pour que leur foi présente une réelle crédibilité. La foi ne supporte pas le pluriel. La pluralité des fois interdit, pour le moins, le saut de la foi qu’a si facilement opéré Kant et qu’opèrent ceux qui se fondent sur la foi. Mais remarquons que cette pluralité ne constitue pas forcément un argument définitif contre elle. L’absence d’unité dans le contenu de la foi est un argument suffisant pour douter de la validité de ce contenu la plupart du temps, mais pas forcément toujours. Rien ne nous dit qu’après un examen critique approfondi de la foi par la raison il n’en resterait rien resté. En définitive, ceci ne constitue donc en rien une critique de la foi, mais seulement de l’abus que l’on en a fait. Mais cet abus est tel qu’il n’est plus possible d’y avoir recours décemment aujourd’hui.

Bien des personnes abusent volontiers d’un mode de connaissance en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas. Cette attitude n’est en rien l’apanage des religieux. Les matérialistes ont fait exactement la même chose à leur heure quand la raison était censée prouver un peu n’importe quoi, le marxisme, la psychanalyse ou la non-existence de Dieu. Que l’on ait tant et tant abusé de la raison ne constitue pas une raison pour la rejeter, il en va de même de la foi.

En fait, il conviendrait d’inverser le rapport entre foi et raison que préconise l’Église. Il ne s’agit pas pour la raison d’obéir à la foi, mais c’est à la foi d’accepter une purification par la raison. S’il existe un mode de connaissance tel que la foi, il est clair qu’il doit être sérieusement épuré. En resterait-il quelque chose ? Ce n’est pas le lieu ici de tenter de répondre à cette question.

Le psychologisme est l’affirmation selon laquelle nos idées sont le produit de processus psychologiques (sauf les idées des psychologues, bien entendu). Il est clair que le poids de nos désirs de l’éducation et de la société sur nos idées est considérable. Quand on a opéré un tel constat il faut en tirer les conclusions. La conclusion est qu’il faut épurer nos idées de tous les processus qui les conditionnent. La psychologie et la sociologie ne doivent pas servir à récuser la philosophie, mais doivent être mise au service de la philosophie pour nous aider à nous débarrasser de tous les mécanismes conditionnant. Ce n’est pas donc pas seulement la foi qu’il convient d’épurer. Cette épuration fait partie d’un processus global qui est, en fin de compte, une ascèse, épurer la foi n’en est qu’un aspect.

Les orientalisants

Les spiritualistes occidentaux qui ne se réclament pas du christianisme ont une attitude souvent pire vis-à-vis de la raison que celle des chrétiens. Ils s’inspirent souvent de l’Inde dont la solide tradition anti-intellectualiste reste bien plus profondément ancrée qu’en Occident.

Il faut toutefois remarquer que ce rejet du mental peut être motivé par l’idée qu’il y aurait, ou pourrait y avoir, un conflit entre le mental et d’autres instances que l’on a privilégiées. Mais nous n’avons aucune raison de penser qu’un tel conflit soit effectif, que le réel soit paradoxal et qu’il existerait quoi que ce soit qui serait contraire à la raison. Et si nous croyons voir un tel conflit c’est plutôt à nous de voir comment il faut modifier notre pensée.

Leur justification la plus fréquente est que la raison est incapable d’atteindre le réel qui serait inaccessible à la raison. Il paraît justifié de penser que, à partir du moment où l’on est spiritualiste, le côté spirituel de l’Univers soit inaccessible et que la raison est bien plus à l’aise dans le domaine de l’expérience sensible. Mais si une part du réel, et peut-être même la plus grande part, est inaccessible à la raison, l’erreur et l’illusion ne le sont pas forcément. La raison est un outil que nous devons utiliser jusqu’au bout. Même si ce bout est beaucoup plus loin que le croit les rationalistes. Ce bout, c’est peut-être quand nous touchons au mystère. Et le mystère n’est pas un argument auquel on peut avoir recours pour évacuer les problèmes, comme le fait trop souvent l’Église, mais quelque chose que l’on peut découvrir dans l’usage même de la raison. Et que, peut-être, nous avons découvert avec la théorie quantique.

Ils pensent donc pouvoir se situer dans un au-delà de la raison accessible à la foi, à l’intuition ou à l’expérience spirituelle. Certes, cela mérite un examen soigneux parce que, après tout, ce sont peut-être d’authentiques modes de connaissance. Mais ces éventuels modes de connaissance sont admis par les spiritualistes sans aucun examen sérieux et refusé par les rationalistes tout aussi rapidement.

Mais pour être réellement au-delà de la raison, il faudrait commencer par satisfaire aux exigences de la raison. Si l’on n’y satisfait pas, on n’est pas au-delà mais en-deçà de la raison. De même, pour rester vraiment rationnel il faut rester ouvert à la possibilité d’un mode de connaissance possible non-rationnel. Quelles sont ces exigences de la raison ?

Nous ne demanderons pas aux spiritualistes que leurs affirmations soient rationnelles, cohérentes ou même vraisemblables. Nous leur demanderons quelque chose de beaucoup plus simple : qu’ils soient d’accord entre eux. Si le moyen par lequel ils ont obtenu leurs idées est un authentique mode de connaissance ils doivent s’accorder entre eux alors même qu’ils viendraient d’horizons différents. C’est d’ailleurs ce que beaucoup prétendent, et souvent ils avancent l’idée qu’il y aurait une unité fondamentale des religions.

C’est logique, s’il existe un mode de connaissance autre que la raison auquel ils auraient accès, ils doivent s’accorder au moins sur certains points. Et ces points sont forcément les plus fondamentaux, ce ne sont pas des détails. Sur cette base, ils sont donc obligés de penser qu’il y aurait une unité fondamentale des religions, encore faudrait-il le vérifier. Ce n’est pas le lieu ici d’étudier cette question. Je l’examine dans le texte Introduction à la question de l’unité des religions que vous pouvez trouver sur mon site[8]. Je pense montrer assez clairement dans ce texte qu’il n’y a pas d’unité des religions et donc, qu’au moins en règle générale, ils se situent dans un en-deçà de la raison. Je montre aussi d’ailleurs qu’il n’y a même pas d’unité pour savoir au sujet de quoi se serait constituée cette prétendue unité.

Ils n’ont peut-être pas tort de vouloir se situer dans un au-delà de la raison, mais pour dépasser la raison, il faudrait commencer par intégrer la raison. Ce qui réclame une discipline très exigeante. Les matérialistes savent fort bien dénoncer cette irrationalité chez les spiritualistes. J’ai l’air ainsi d’apporter de l’eau à leur moulin. Mais nous verrons que, malgré leur prétention, ils font peut-être pire.

Ce serait peut-être une assez bonne définition de la spiritualité que de dire qu’elle est le mariage de l’amour et de la sagesse. Reste à savoir s’il faut attribuer la primauté à l’amour ou à la sagesse, c’est une autre question. Mais il faudrait au minimum se poser la question de savoir si une authentique sagesse peut se permettre d’exclure la raison. Si les spiritualistes avait su lui reconnaître sa place, la situation du spiritualisme serait sans doute tout autre aujourd’hui. Et il n’y aurait peut-être même pas de matérialistes ; en effet, la position matérialiste ne tient peut-être qu’à cause du rejet de la raison par tant et tant de spiritualistes.

Les spiritualistes font souvent appel à la foi, ou à l’expérience mystique, pour valider leur position. Devant cet argument, les matérialistes crient à l’irrationnel et ils n’ont pas forcément tort. Vous pouvez avoir tout l’amour, toute l’expérience, toute l’intuition que vous voulez, il vous restera en définitive à intégrer tout cela de façon cohérente, le dernier mot reviendra à la raison. Tout au moins à partir du moment où vous voulez parler. Le sage dans sa grotte n’a peut-être pas besoin d’intégrer la raison s’il décide de se taire ; mais je ne crois pas que ce soit là une attitude forcément recommandable. Si vous n’intégrez pas la raison, vous ne pouvez pas enseigner, vous ne pouvez, au mieux, que témoigner.

Toute idée, toute doctrine doit recevoir une validation. Cela personne ne le conteste et l’on avance toujours un argument quelconque pour la valider. Toutefois, cette validation peut être négative, c’est-à-dire montrer qu’elle n’est pas invalidée. Les matérialistes réclament trop quand ils veulent une validation positive et ils feraient bien eux-mêmes de respecter cette exigence, comme nous allons le voir.

Rien ne nous empêche a priori de faire appel à des modes de connaissance non rationnels, rien ne nous dit qu’une telle approche ne soit pas valable. Nous ne pouvons ni la refuser a priori ni l’accepter sans examen. Mais toute approche de cet ordre doit, à tout le moins, subir l’épreuve de la raison. Dans la validation d’une idée, quelle que soit ce mode, la raison doit toujours intervenir, sinon positivement, une démonstration rationnelle, mais au moins négativement, la raison critique. C’est toujours à la raison que doit appartenir le dernier mot. Et si un mode de connaissance, quel qu’il soit, n’a pas à pas fournir la preuve rationnelle qu’il est valable, il doit au moins montrer qu’il est crédible. Qu’il est honnêtement possible d’y croire sans faire d’entorse à la raison. Il ne s’agit pas tellement de montrer que le contenu même n’est pas absurde, mais que le mode de connaissance lui-même peut être crédible. C’est par une éventuelle unité au-delà des divergences culturelles ou personnelles qu’un mode de connaissance autre que la raison peut montrer sa crédibilité, ou au moins pouvoir être pris au sérieux. Nous n’observons guère une telle unité. Je ferais part plus loin du champ où, à mon avis, nous pouvons l’observer.

Quand la raison est folle

Mais le rapport à la raison sera plus intéressant à étudier chez les rationalistes. Car, là où l’on affiche une exigence de rationalité, elle n’est que trop souvent verbale, formelle. Sous cette apparente exigence règne très souvent une irrationalité foncière tout à fait comparable à celle de nombre de spiritualistes, et pire encore, une irrationalité associée à une fausse prétention à la rationalité. L’exercice de la raison concerne des domaines triviaux, secondaires, mais sur les questions plus fondamentales l’irrationalité règne. Je vais donc maintenant faire une critique du matérialisme, et ce sera en même temps l’occasion de valider ma position sur la question ontologique.

Quand on écoute des spiritualistes on est souvent gêné, en tout cas je le suis, par leur manque de rigueur de pensée. Quand on écoute des matérialistes, au moins certains d’entre eux, on a l’impression d’une plus grande rigueur. Nous allons voir qu’en fait cette rigueur est fallacieuse.

Nous allons voir que ce n’est plus la raison que l’on cherche à contourner mais la réalité et la raison constitue pour cela un excellent outil, elle a été redoutablement efficace. Nous cherchons très souvent à contourner les observations et les expériences incompatibles avec nos façons de penser.

Vous excuserez la longueur de ce passage, le matérialisme est dominant dans la société où nous vivons et je n’ai jamais lu de critique en règle de l’attitude des matérialistes. Il valait la peine de la faire.

Le matérialisme est pratiquement constitutif aujourd’hui de la pensée universitaire. Mais aujourd’hui il est possible, sans sortir des exigences reconnues par la pensée universitaire, de montrer que le matérialisme est un présupposé inadmissible dans la mesure où, non seulement il n’a jamais reçu aucun fondement sérieux, mais surtout il est incapable de rendre compte de nombre d’observations dont certaines respectent les exigences réclamées par cette même pensée.

Le mot matérialisme a souvent été remplacé par physicalisme. Celui-ci signifie que tout ce que nous observons est explicable et descriptible dans les termes de la physique. Rien d’autre, en somme, que ce qu’affirme le matérialisme. Ce remplacement est consécutif à l’élaboration de la théorie quantique. Étant donné que le matérialisme n’est absolument pas lié à une conception particulière de la matière, cette substitution n’a aucune raison d’être. Je continuerais donc à employer le mot matérialisme.

Le matérialisme est l’idée que la matière précède l’esprit, et le spiritualiste l’idée que l’Esprit précède la matière. Ou mieux peut-être, que l’esprit procède de la matière et pour le spiritualisme que la matière procède de l’Esprit, Dieu serait cet Esprit et serait porteur de cette intention à l’origine de l’Univers. C’est la définition philosophique de Dieu, c’est aussi ce que l’on entend par Dieu dans le langage courant.

Il faut trancher

Nous avons vu que toutes les questions philosophiques ne peuvent trouver de réponse qu’à l’intérieur d’une conception ontologique. Et, si c’est la question fondamentale de la philosophie, il conviendrait, dans une démarche saine, qu’elle soit traitée plus soigneusement que n’importe quelle autre. Nous allons voir que ce n’est pas vraiment le cas.

Si la question ontologique conditionne toutes les questions philosophiques, cela veut dire qu’il faut la trancher, comme l’a bien vu Bernard Sève dans un ouvrage intitulé La question philosophique de l’existence de Dieu[9]. Sauf à renoncer à philosopher, à ne rien dire d’intéressant de nous et du monde et à cultiver son jardin. Tout le monde ne peut pas s’en contenter, mais alors comment trancher. Nous devons éviter de le faire n’importe comment. Trancher une question signifie opter pour une position sans aller plus loin dans l’investigation. Mais, quand il s’agit d’une question fondamentale, on doit évidemment être allé au bout de l’interrogation. On doit avoir investigué la question dans tous ses aspects, alors éventuellement on peut trancher. Et si, avant une telle investigation, on se trouve dans une position 50/50 on ne voit pas pourquoi on resterait au bout du compte dans un tel équilibre. La balance doit bien pencher quelque part. Alors, on peut trancher, tout en poursuivant l’investigation. Nous allons voir comment les matérialistes tranchent la question, en fait beaucoup la croient même résolue.

Et aussi, avant d’examiner la question, nous devons envisager la manière dont nous allons l’aborder. Bien souvent, l’approche d’une question détermine sa réponse. Nous devons donc trouver une approche neutre qui ne détermine en elle-même aucune réponse.

Bernard Sève règle leur compte dans son ouvrage, en moins d’une demi-page, la question des preuves “ physico-théologiques ” de l’existence de Dieu, c’est-à-dire les seules que nous pouvons reconnaître, celles qui partent de l’observation. C’est la manière dont il pense pouvoir trancher la question, et nous allons voir que les matérialistes ne la tranchent généralement pas mieux. Je ne vois pas pourquoi, et il ne l’a pas expliqué, nous ne devrions pas partir de l’observation de la nature pour tenter d’en déduire quelque chose quant à son origine, ni pourquoi nous devrions nous contenter d’arguments complètement spéculatifs. Il se contente d’examiner les “ preuves ” spéculatives que l’on trouve tout au long de l’histoire de la philosophie. Son ouvrage est intéressant comme approche de la question telle que la philosophie l’a comprise historiquement, mais ne présente strictement aucun intérêt pour tenter de régler la question telle qu’elle se présente aujourd’hui.

Ce qu’il démontre le mieux, a contrario, est de voir comment nos philosophes aujourd’hui évacuent la question fondamentale de la philosophie. Nous allons voir qu’elle ne se présente pas du tout de la même manière que par le passé. Et si, ce que l’on tenait pour des preuves de l’existence de Dieu par le passé n’en sont pas, cela veut dire tout simplement que la question de son existence se pose à nouveaux frais et, de ce point de vue, son ouvrage est sans intérêt.

Ceci est d’autant plus important que la situation logique du matérialisme en science a considérablement évolué depuis une quarantaine d’années. Les scientifiques (ou plutôt les scientistes) croyaient volontiers que la science avait prouvé l’inexistence de Dieu. Il en reste encore quelques-uns pour le penser, comme Richard Dawkins, mais dans l’ensemble ils ont dû déchanter. Nous allons voir que la situation du matérialisme est même devenue extrêmement scabreuse. En réalité elle l’a toujours été mais, ce qui est nouveau, sa situation est devenue difficile, pour le moins, en fonction d’arguments tirés du sein même de la science.

Il est d’ailleurs étonnant de voir comment, dans le même temps, le matérialisme fait des adeptes. Alors même qu’il est en train de s’effilocher dans le domaine des sciences, il semblerait qu’il grimpe dans l’esprit des gens. Une preuve de plus, si c’était nécessaire, que le mouvement des idées ne s’opère pas tellement en fonction du réel et de la logique.

Pour nombre de nos intellectuels et de bien d’autres, le matérialisme serait une conquête définitive de l’esprit humain. Selon eux, il ne triompherait sans doute jamais complètement, nombre d’hommes éprouveraient toujours le besoin de se rassurer à bon compte, mais l’idée de Dieu serait définitivement absurde. Elle est perçue par les matérialistes comme une mystification, une escroquerie intellectuelle ou comme une naïveté qui serait aujourd’hui périmée. Je veux montrer ici que la question est loin d’être aussi simple qu’ils veulent le croire et que c’est peut-être bien le matérialisme qui est une mystification et que le moment où l’on peut le mieux observer les rationalistes perdent la raison c’est précisément quand le matérialisme est mis en question.

Comme j’ai le mauvais goût de n’être pas matérialiste et de le dire, il m’est souvent arrivé d’avoir à supporter l’arrogance dont beaucoup de matérialistes font preuve vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur point de vue. D’autres ont remarqué cette arrogance, voici le témoignage de quelqu’un non-suspect de partialité, puisqu’il est lui-même matérialiste, Bernard Martino :

« Ainsi les « machos » scientistes m’agacent prodigieusement avec leur condescendance, leur ironie, leur suffisance et j’ai dû souvent rêver de river leur clou à tous ces « petits marquis » de la connaissance scientifique jusqu’au moment, il est vrai, ou la surenchère des dévots tout illuminés de leurs navrantes certitudes, la logorrhée insensée de ceux qui nous parlent de l’Au-delà comme s’ils y passaient tous leurs week-ends, m’irritent encore plus, au point de me faire trouver presque du charme aux discours féodaux que nous infligent les membres les plus ultras de l’union rationaliste ! [10] »

J’ai dû essuyer bien des fois leur mépris et leur condescendance. Je sais aussi que ce n’est pas pour rien que les matérialistes ont surnommé une certaine catégorie de personnes les mystico-dingos et je peux parfaitement comprendre leur aversion pour les délires dont ils sont capables. Mais cette capacité à divaguer n’est certainement pas le propre des spiritualistes et l’on a pu voir, au temps où le marxisme sévissait, de dignes professeurs d’université proférer des âneries qui feraient rougir de honte aujourd’hui le premier bachelier venu. La morgue et l’arrogance des matérialistes sont souvent phénoménales, et Clément Rosset, dans le genre, s’est fait remarquer. Voici, par exemple, ce qu’il disait : « « Je ne vois pour ma part aucune raison de ne pas souscrire à la déclaration de foi énoncée par un personnage de Club des fous de G. K. Chesterton […], « S’il faut être matérialiste ou insensé, je choisis le matérialisme » [11] » Il disait aussi :

« Un grand penseur est toujours des plus réservés quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autre choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce.[12] »

Il y aurait donc toutefois, selon lui, une assurance qu’il serait possible d’avoir : celle de la vérité du matérialisme. Nous allons voir ce qu’il faut penser de cette assurance.

Toujours dans le même genre, Cavanna, dans un torchon intitulé Lettre ouverte aux culs bénits, a remarquablement réussi à mettre en pratique ce slogan de mai 68 : « Ce n’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule ». En effet, les arguments qu’il nous donnait et qui devraient, selon lui, nous faire changer d’avis, si nous étions, bien sûr, un peu plus intelligents, ne dépasse pas le niveau du BEPC. Il était manifestement beaucoup plus à l’aise dans le maniement des injures que dans celui des idées. Mais il n’y a rien là qui doit nous surprendre, en général, moins on en a à dire, plus on le crie fort. Ce qui ne l’empêchait évidemment pas d’en appeler haut et clair à la raison. Mais ce qui est intéressant chez lui c’est de pouvoir observer, à un haut degré, cinq attitudes courantes chez nombre de matérialistes :

1) Le mépris et l’arrogance vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur point de vue.

2) La certitude d’avoir raison.

3) L’absence d’argument sérieux validant leur position.

4) La revendication de la rationalité.

5) La radicale incapacité d’aborder la question rationnellement.

En ce qui concerne la revendication de la rationalité ; voilà au moins un discours que je peux très bien entendre. Précisément, je ne demande rien d’autre que de pouvoir enfin aborder la question rationnellement.

Chacune de ces attitudes prises séparément pourrait se comprendre. Mais leur réunion chez un même individu est absolument inadmissible. En supposant que le mépris puisse être une attitude humainement légitime, encore faudrait-il, au minimum, qu’il ait acquis cette légitimité. Si le matérialisme avait fait l’objet d’une validation par un raisonnement d’une qualité telle que celui qui ne l’admettrait pas ne le devrait qu’à sa bêtise ou à sa mauvaise foi, on pourrait comprendre cette arrogance. Nous allons voir si c’est le cas.

Ce genre de comportement, il y a quelques siècles, aurait été plutôt le fait des spiritualistes. Les temps changent. Mais il n’y a là rien non plus qui devrait nous surprendre, il est dans les usages d’abuser d’une position dominante.

Il faut remarquer toutefois que l’époque a changé et que matérialistes et spiritualistes ont généralement cessé de se regarder en chiens de faïence. Des deux côtés, ils font preuve d’une tolérance et d’une ouverture d’esprit qui n’était pas du tout de règle il y a seulement cinquante ans. Ils en viennent même parfois à dialoguer, tout au moins à faire semblant. Car ils se gardent bien, généralement, d’essayer de déterminer qui a raison sur la question qui les sépare quant au fond. Mais vous devriez faire attention, l’ouverture d’esprit et le dialogue peuvent être très dangereux. Tous les spiritualistes ne sont pas forcément aussi évaporés que vous semblez le croire, et certains pourraient vous réserver des surprises désagréables, j’espère en être.

Le matérialisme triomphe auprès de nos intellectuels depuis plus d’un siècle. Toute pensée réputée sérieuse aujourd’hui doit s’inscrire dans un cadre matérialiste ou, à tout le moins, être compatible avec lui. Voici ce que disait Jacques Natanson :

 « Les matérialistes modernes, m’écrivait Alquié, sont aussi certains de la non-existence de Dieu qu’au moyen-âge on était certain de son existence.[13] »

Citons encore John Searle :

« La thèse, développée jusqu’à maintenant, est la suivante : une fois que l’on a compris combien les théories atomiques et évolutionnistes sont centrales pour la conception scientifique contemporaine du monde, la conscience se met naturellement en place et apparaît comme un trait phénotypique évolué de certains types d’organismes dotés de systèmes nerveux éminemment développés. Toutefois, je ne défends pas cette conception du monde. À dire vrai, bon nombre de penseurs, dont je respecte les opinions, au premier rang desquels Wittgenstein, la jugent à divers degrés insoutenable, voire répugnante, dégradante. Elle leur paraît ne laisser aucune place — tout au plus un strapontin — à la religion, — à l’art, — au mysticisme, et aux valeurs « spirituelles » en général. Mais, que cela plaise ou non, c’est la conception contemporaine du monde. Étant donné ce que nous savons des détails du monde — de choses telles que la position des éléments dans le tableau périodique, le nombre de chromosomes dans des cellules de différentes espèces, et la nature du lien chimique — cette conception du monde n’est pas une option. Elle ne nous est pas simplement jetée en pâture avec une foule d’autres conceptions du monde rivales. Notre problème n’est pas que d’une manière ou d’une autre nous n’avons pas réussi à trouver une démonstration convaincante de l’existence de Dieu ou que cette hypothèse d’une vie après la mort reste sérieusement douteuse ; c’est plutôt que, dans nos réflexions les plus profondes, nous ne pouvons pas prendre au sérieux de telles opinions. Lorsque nous rencontrons des gens qui prétendent croire à de telles choses, nous pouvons leur envier le réconfort et la sécurité qu’ils affirment tirer de ces croyances, mais au fond, nous restons convaincus que ou bien ils n’ont pas entendu les nouvelles, ou bien ils sont sous l’emprise de la foi. Nous restons convaincus que, d’une manière ou d’une autre, il leur faut séparer leur esprit en compartiments distincts pour croire de telles choses.[14] »

C’est bien cela, les spiritualistes sont des demeurés, ils n’ont pas entendu les nouvelles. Les nouvelles dont il est question ici sont évidemment des nouvelles scientifiques. J’ai tout de même une assez bonne culture scientifique et je ne vois vraiment pas de quelles nouvelles il s’agit. Mais je peux lui retourner l’argument et lui montrer qu’il y a effectivement d’excellentes nouvelles, mais pas pour les matérialistes. Puisqu’il ne semble pas connaître ces nouvelles, et il n’est pas le seul, il me faut expliquer pourquoi la position matérialiste, dans le champ même de la science, est devenue très scabreuse. Il est même, me semble-t-il, assez facile de la ruiner. Voici encore ce que dit Jean-Michel Besnier :

« Comment mieux avouer que les partisans de l’âme sont bel et bien invulnérables ? Aujourd’hui, comme hier, ils savent se prémunir contre les développements de la science. L’âme demeure pour eux l’immaîtrisable tache aveugle de tout savoir sur l’homme et l’univers. Le cerveau peut bien être conçu comme le siège de la pensée et la pensée être identifiée à l’ordinateur, l’âme s’en sortira donc toujours. L’essentiel sera forcément ailleurs, puisque l’ailleurs est sa patrie. L’étrange est que les théoriciens de l’IA s’en aperçoivent seulement aujourd’hui et qu’ils paraissent en éprouver une sorte de découragement. Là encore le philosophe, dont on a rappelé qu’il n’a pas mordu à l’hameçon des débats ouverts par le défi cybernétique, peut se flatter de sa sagesse : il sait combien le savoir est impuissant devant la foi tant que l’argumentation se maintient sur un terrain où les questions ne sont pas susceptibles de vérité.[15] »

Mais qui n’a pas entendu les nouvelles ? Searle n’a-t-il jamais entendu parler des expériences de Benjamin Libet ? Pour un spécialiste du problème corps / esprit, ce serait plutôt surprenant. Il n’a pas entendu parler d’Ian Stevenson ou des EMI ? Et Besnier devrait se faire du souci, nous allons voir que l’âme à la peau dure car elle ne manque absolument pas d’observations tendant à valider son existence.

Mais sur quoi repose une telle certitude ? Je vais essayer de montrer ici qu’elle n’a aucun fondement. Le matérialisme est perçu par beaucoup comme philosophiquement correct. Même si définir la philosophie est problématique on peut déterminer, me semble-t-il, une exigence minimum.

À l’instar du politiquement correct, nous pouvons définir le philosophiquement correct. Ce n’est nullement la transposition de l’un dans l’autre mais exactement le contraire. Est politiquement correct ce qui est conforme à un certain nombre de valeurs, de notions, de finalités qui sont censées être évidentes et aller de soi. Il est même tout à fait incorrect, politiquement, de remettre en cause, ou d’avancer le moindre argument, à l’encontre d’une de ces notions qui vont, paraît-il, de soi.

À l’inverse, il est tout à fait incorrect philosophiquement de considérer que quelque chose va de soi et pourrait se passer d’une démarche tendant à le valider. Ainsi le politiquement correct est philosophiquement tout à fait incorrect et vice-versa. Et quand la philosophie est au service du politiquement correct elle est, philosophiquement, tout à fait incorrecte.

Dans toutes les sociétés le politiquement correct existe, même si les notions qui sont censées aller de soi varient d’une société à l’autre. C’est la raison pour laquelle, dans bon nombre de sociétés, la seule place pour ceux qui sont philosophiquement à peu près corrects est la prison, si ce n’est pire. La philosophie est normalement extrêmement subversive. Il n’y a rien de plus radicalement subversif que de considérer que ce qui va de soi dans la société où l’on vit, en fait ne va pas du tout de soi. Philosopher correctement est profondément non-conformiste.

Bien entendu, le philosophe ne s’interroge pas sur n’importe quoi. S’il philosophe correctement il s’interroge en priorité sur la validité des notions les plus fondamentales. Et l’opposition matérialisme / spiritualisme mériterait donc un traitement à la hauteur de sa profondeur. Je vais essayer de montrer que ce n’est pas vraiment le cas et que le matérialisme n’est pas philosophiquement correct.

Si l’existence de Dieu au moyen âge était considérée comme prouvée par la raison, aujourd’hui ce serait plutôt l’inverse. Nous sommes passés d’un extrême à l’autre. Entre les deux, on peut trouver bien des nuances. Au milieu, on dira que la raison est parfaitement neutre sur ce point, qu’elle ne dit rien ni dans un sens ni dans l’autre. Et entre ce milieu et les deux extrêmes on trouve l’idée que la raison n’est pas neutre, qu’elle nous dit quelque chose sur la question, qu’elle fait pencher la balance. Plus ou moins selon les uns ou les autres et soit d’un côté soit de l’autre. Mais l’idée que la raison ne nous dirait rien sur cette question est tout de même bizarre. On ne voit pas très bien pourquoi la raison et l’expérience ne ferait pas pencher la balance d’un quelconque côté. En fait, cette idée semble plutôt dictée par des considérations d’ordre psychologique ou diplomatique, le souci de ne vouloir blesser ni choquer personne. Mais de quel côté penche-t-elle ?

Pour qu’une position, quelle qu’elle soit, sur cette question soit fondée il faut qu’elle soit basée sur un raisonnement valable. Quelle forme doit avoir ce raisonnement ? Quand bien même on adopterait la position médiane, ou la raison serait neutre, il faudrait aussi qu’elle soit fondée sur un raisonnement. À vrai dire, cette position serait certainement la plus difficile à valider. Il faudrait comparer les raisonnements qui vont dans un sens et dans l’autre et montrer qu’ils sont logiquement équivalents. Mais cette neutralité de la raison est décrétée avant tout examen des raisonnements. Quoi qu’il en soit, je vais essayer de montrer que les positions qui sont prises sur cette question sont généralement extrêmement sommaires et bien plus dirigée par des présupposés idéologiques que par la rationalité. Et qu’il est même vraiment affligeant qu’une question aussi fondamentale soit traitée de façon aussi sommaire.

Si les opinions sont tellement partagées sur cette question, c’est que la raison est complètement dominée par l’émotion. Et si l’émotion domine, c’est parce que la question est importante et fondamentale. Et parce que la question est essentielle et fondamentale, il serait bon que nous fassions taire les émotions et laissions parler la raison, qui a généralement une voix plus faible, si bien qu’on ne l’entend plus quand les émotions s’expriment. Encore une fois, philosopher est une ascèse.

L’argument psychologique

Les athées considèrent volontiers que ce sont les autres qui croient, qui adhèrent à une idée sans autre raison que psychologique ou sociologique, que cela les arrange, les rassure ou qu’on leur a bourré le crâne. Il est clair que beaucoup de nos idées ont une origine psychologique, il est inutile de revenir là-dessus. Cependant, le psychologisme est également stupide. Il est clair que le réel et la logique exercent, malgré tout, une contrainte sur nos idées quel que soit par ailleurs le poids des processus psychologiques ou sociologiques. Il convient donc de faire en sorte de renforcer le poids du réel et de la logique sur notre pensée et de tenter de surmonter ces mécanismes. Et ainsi, d’essayer de faire le tri, et de voir parmi nos idées celles qui seraient d’origine psychologique ou sociologique et celles qui sont logiques. Pour faire ce tri, nous avons besoin d’un critère.

Nous avons heureusement à notre disposition un critère qui permet de faire cette distinction facilement. Les idées dont il faut chercher la genèse dans un mécanisme psychologique quelconque sont les idées des autres ; les nôtres étant évidemment d’origine logique. La validité de ce critère ne peut faire aucun doute. Il est, en effet, universellement accepté. Pour ma part, je n’ai jamais rencontré personne qui en doutât. Mais, si je suis tout à fait convaincu de son excellence et si je l’ai moi-même utilisé bien des fois, j’ai toutefois fini par m’apercevoir que son utilisation n’était pas sans inconvénient.

Tout d’abord, c’est une façon polie de prendre l’autre pour un imbécile. Ensuite, c’est une excellente manière de stériliser une discussion. Quand on a dit cela, il ne reste rien d’autre à faire que de donner l’adresse de son psychanalyste. Ainsi, bien que ne doutant pas de l’excellence de ce critère, je me permettrais de vous conseiller, d’un point de vue purement méthodologique, de procéder exactement à l’inverse. C’est à dire de soupçonner, a priori, que vos idées pourraient bien relever d’une explication d’ordre psychologique ou sociologique et par contre d’admettre, juste à titre d’hypothèse, une origine logique aux idées de l’autre.

C’est alors vous-même que vous prendrez pour un imbécile ; ce qui est non seulement plus poli, mais aussi beaucoup plus intéressant. En effet, se prendre soi-même pour un imbécile est une excellente méthode pour parvenir à l’être moins. Vous aurez de surcroît la possibilité de pouvoir entrer dans la logique de l’autre ce qui est certainement la meilleure manière de la démonter. En effet, en pensant que les idées de l’autre sont d’ordre psychologique vous ne pouvez plus comprendre sa démarche et ne pouvez donc plus déceler une éventuelle erreur de logique. Un autre avantage : cela vous permettra éventuellement de vous rendre compte que certaines de vos idées relèvent effectivement d’une explication d’ordre psychologique ou sociologique. Il n’en est probablement rien, mais on ne sait jamais, ce sont des choses qui peuvent arriver. C’est donc une excellente méthode pour essayer de sortir de ses routines mentales. Mais, si vous tenez à vos idées et que vous préférez ne pas prendre trop de risques il me faut vous avertir d’utiliser ma méthode avec les plus grandes précautions.

En fait, le recours à l’argument psychologique est lui-même extrêmement suspect. C’est une des formes de ce que l’on appelle aujourd’hui un sophisme génétique et on a très bien compris que cela ne vaut rien. Tout au moins, il devient suspect quand on y a recours à tort et à travers, ce qui est souvent le cas. Voyons ce que peut être un emploi légitime de cet argument.

Si au cours d’une discussion l’un des interlocuteurs manifeste une réaction émotive, surtout s’il est patent que cette réaction a influencé sa pensée, l’argument psychologique est alors pertinent, car il est en rapport avec une situation qui le réclame. Mais on le voit souvent utilisé quand rien ne donne à penser qu’il pourrait être pertinent. C’est seulement après avoir abordé une question sur le terrain de la logique et que celui-ci se soit avéré impraticable par l’attitude de la personne que l’argument psychologique est pertinent. Mais il est souvent utilisé avant même que la question ait été abordée sur le plan logique et en l’absence de toute raison sérieuse de l’utiliser.

Mais le comble est quand, non seulement on ne retourne jamais vers soi-même cet argument quand il est patent qu’il serait sans doute bien plus pertinent, l’on en use et on abuse pour critiquer les idées des autres. Dans ce genre de ridicule, Nietzsche a atteint des sommets qui resteront sans doute encore longtemps inaccessibles. Un exemple parmi d’autres : qui ne voit que l’invention de l’éternel retour était un moyen d’évacuer sa peur de la mort. Lou Andréas-Salomé a bien dévoilé les mécanismes psychologiques qui déterminaient Nietzsche à adopter ses idées et elle ne l’a pas fait à tort et à travers, elle connaissait très bien Nietzsche.

Les matérialistes se sont fait une spécialité de dénoncer les mécanismes psychologiques qui déterminent l’adhésion à nos idées, c’est à dire celles des autres. Et ils ont l’air de croire que cela prouve quelque chose. Voici un passage de James Alcock :

« Jean-Pierre Deconchy […] psychosociologue français, a mené à bien une série d’études fascinantes sur l’orthodoxie et la croyance. Il s’est intéressé surtout au catholicisme romain et a étudié avec une attention particulière comment les catholiques maintenaient une croyance lorsqu’on leur en démontrait la fragilité logique. Deconchy constate que, plus un croyant est conscient de la fragilité rationnelle d’une vérité religieuse à laquelle il croit, plus il est certain qu’elle fait partie du dogme, et est donc partagée par d’autres, plus aussi il minimise la valeur des arguments qui s’y opposent. Au contraire, si le croyant se rend compte que cette vérité ne fait pas partie du dogme, il devient bien plus apte à percevoir sa fragilité rationnelle.

Les études de Deconchy ont une valeur exceptionnelle parce qu’elles démontrent les effets d’une réglementation de l’opinion lorsque la raison n’est pas l’arbitre dernier […]. En résumé, les croyances importantes ou centrales se montrent très souvent extrêmement rebelles aux effets d’une information qui les contredit. Il est facile d’observer le fait chez les autres. Il nous est particulièrement difficile d’en avoir conscience chez nous-mêmes.[16] »

Ces études sont certainement très intéressantes. Mais il semble bien qu’Alcock n’en ait tiré aucune leçon. Et que ce nous-mêmes dont il parle soit uniquement les autres. En effet, son livre traite des mécanismes psychologiques qui seraient à l’origine de la “ croyance ” aux phénomènes parapsychologiques. Mais jamais il n’a la moindre interrogation sur les mécanismes sociologiques ou psychologiques qui pourraient être à l’origine du matérialisme.

Si l’étude des mécanismes psychologiques qui influencent nos idées est une démarche extrêmement intéressante ; il est totalement stupide et malsain de le faire en vue de récuser les idées des autres. En revanche, il serait primordial de l’utiliser dans le but d’améliorer le rapport que nous entretenons avec nos propres idées. Et quelques soient les processus psychologiques ou sociologiques qui peuvent conduire quelqu’un à adopter une idée ; il est clair que cela ne dit rien de la vérité, ou de la fausseté, de l’idée en question. Et puisque le constat que nombre de nos idées sont déterminées par de tels mécanismes est incontournable, la seule attitude correcte consiste à mettre la psychologie au service de la philosophie. Et tenter ainsi de surmonter ces déterminismes et élaborer une pensée dont on pourrait espérer qu’elle soit moins délirante et névrotique.

Il y a, bien sûr, mille et une façons d’être athée, mais ils se reconnaissent et se définissent eux-mêmes, souvent, comme un refus de se laisser prendre aux idées spiritualistes. Ils ne sont pas dupes. Citons Olivier Bloch :

« Cette conscience est une conscience critique. Le rire matérialiste est un rire démystificateur, qui s’en prend aux croyances, illusions et préjugés courants, dénonce les songes, sornettes et élucubrations des mages mystiques ou constructeurs de systèmes, la complicité des matérialistes entre eux, c’est celle qui unit les esprits libérés de tous ces prestiges pour en appeler contre eux, sinon à la conscience commune, du moins à la conscience lucide et rationnelle. Aussi le matérialisme, s’il n’est pas toujours révolutionnaire, […] a toujours un caractère subversif et réducteur des idées reçues. La continuité critique inhérente à la tradition matérialiste s’exprime en particulier dans le recours à un arsenal d’arguments opposés aux hiérarchies idéalistes de type religieux ou philosophiques.[17] »

C’est effectivement ainsi, généralement, que les matérialistes se justifient : en critiquant les positions des autres et sans les religions le moulin des matérialistes serait à peu près à sec. Mais c’est un petit trop facile, il ne manque pas d’imbéciles pour adopter une position ou une autre, et il ne suffit pas de critiquer ses adversaires pour justifier sa propre position. Les sots matérialistes ne manquent pas plus que les spiritualistes. Serait-il suffisant de les critiquer pour justifier une position spiritualiste ? Les matérialistes se contentent très souvent d’une telle critique et, à partir d’elle, semblent considérer le matérialisme comme une évidence. Et ceci, bien que les arguments des matérialistes pour valider leur point de vue soient d’une indigence et d’une pauvreté inénarrable ; la seule exception que je connaisse est le problème du mal, le seul que l’on puisse prendre au sérieux, que nous verrons.

J’approuve sans réserve cette volonté de démystification. Mais je ne vois pas le moins du monde pourquoi les matérialistes devraient s’en attribuer le monopole. Que nombre de personnes que l’on appelle croyants pratiquent volontiers la mystification, certes. Mais cette façon de faire n’est en rien l’apanage des spiritualistes, les matérialistes la pratiquent tout autant. Cette façon de se présenter comme des démystificateurs contre ceux d’en face qui seraient les seuls mystificateurs, est déjà en soi une pure mystification. Voici encore ce que dit André Comte Sponville citant Louis Althusser :

« toute philosophie qui se prend au sérieux est une imposture idéologique, explique-t-il, contre quoi il s’agit “ de ne plus se raconter d’histoires ”, et c’est la seule “ définition ” du matérialisme à laquelle il reconnaisse tenir. Je suis comme Clément Rosset je trouve cette définition excellente […] En vérité ce n’est pas une définition du tout […] Mais elle dit bien l’esprit du matérialisme.[18] »

Ils nous proposent ici ce que les matérialistes ont de mieux à nous offrir : la ferme volonté de ne pas se raconter d’histoires. De fait, les spiritualistes nous donnent souvent l’impression qu’ils aiment à s’en raconter. Mais est-ce vraiment si simple ?

Il faut dire qu’ils ont derrière eux une longue tradition de lucidité. Déjà, dans leur jeunesse, ils n’étaient pas dupes de la propagande des sales capitalistes qui avaient poussé la perversion jusqu’à nous faire croire qu’il y avait des camps de concentration en Union Soviétique. Mais j’ai trouvé intéressante cette redéfinition du matérialisme. Elle m’a permis de me rendre compte que j’étais matérialiste bien avant eux ; au moins par l’esprit. Quant à la lettre, c’est une autre histoire. Et si nous sommes d’accord sur l’esprit, c’est l’essentiel, nous pourrons discuter de la lettre.

Il est tout de même réconfortant de voir que leur séjour au Parti communiste leur a au moins servi à se décider fermement à ne plus se raconter d’histoires. Il est vrai qu’avec les mensonges éhontés et les logorrhées verbales qui ont cours dans cette vénérable institution, il y a de quoi en être vacciné. Toutefois, je trouve un peu saumâtre que des personnes qui ont su à ce point se bercer de rêves et d’illusions prétendent avec une telle assurance qu’elles ne sont pas dupes et nous prennent, même quand c’est gentiment, pour des imbéciles ou des illuminés. Devons-nous penser qu’ils auront été dupes du marxisme et du communisme jusqu’au trognon, et que leur égarement se sera étendu jusqu’à la validité des notions fondamentales ?

Les matérialistes ont sans doute un certain côté démystificateur. Mais reste à savoir s’il convient réellement de le mettre à leur crédit. En effet, ce qu’ils démystifient ce sont surtout les idées des autres, c’est un petit peu trop facile. Mais surtout, nous allons voir que leur propre pensée est généralement une mystification qui n’a rien à envier à celle dont leurs adversaires sont coutumiers.

Nos philosophes du soupçon ont à peu près tout soupçonné, sauf le principal, c’est-à-dire eux-mêmes. Nos déconstructeurs ont oublié de déconstruire le matérialisme, c’est ballot. Ce n’est pourtant pas si difficile, ce que nous allons voir.

La grande peur des bien-pensants[19]

Ainsi, les matérialistes sont des esprits forts à qui on ne la fait pas, c’est au moins l’idée qu’ils aiment à avoir d’eux-mêmes. Mais que faut-il en penser ? J’ai souvent observé comment nombre de matérialistes sont souvent gênés quand il est question de phénomènes qui, selon eux, sont censés ne pas exister. On comprendrait qu’ils trouvent ennuyeux de discuter de choses qui n’existent pas ; mais pourquoi cette gêne, pourquoi cette peur, assez facile à observer ? Ils font souvent penser à Mme Du Deffand qui disait : « Je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur ». Mais mon témoignage à ce sujet peut sembler suspect. Heureusement, je ne suis pas le seul à avoir remarqué la faiblesse de nos esprits forts. Il est intéressant ici de faire encore intervenir le témoignage de Bernard Martino qui a, comme moi, observé cette peur :

« J’ai écrit, pour finir, que les « machos » scientistes m’agaçaient. C’est vrai que j’en ai rencontré beaucoup de ces « messieurs », leur virilité bien soulignée par une barbe épaisse, mais d’autres glabres aussi qui se mettaient à gigoter dans tous les sens, comme si on leur faisait des propositions malhonnêtes, comme si leur zizi risquait de leur tomber dans la culotte simplement parce que l’on avait envisagé l’hypothèse de perceptions extra sensorielles. N’était-ce pas disproportionné ?

À la seule évocation de la voyance ou de la prémonition, ils devenaient tout rouge, agressifs et je me souviens de l’un d’entre eux qui ne me laissait pas placer un mot et à qui, au bout d’un moment, je fus obligé de dire, « Non mais attendez deux secondes, ça ne mord pas ! » pour qu’il s’arrête enfin saisi par cette évidence. Ils clamaient tous qu’il n’était pas question pour eux de « se faire avoir », que tous ces charlatans pouvaient « baiser » qui ils voulaient mais pas eux. Je me croyais fragile mais je découvrais avec stupeur que ma fragilité n’était rien en comparaison de leur fondamentale insécurité. Dieu qu’ils avaient peur ! Dieu qu’ils se sentaient en danger, menacés dans leur intégrité.

En fait […] il semblerait que d’un mélange insupportable de peur et de désir naisse une angoisse profonde, celle d’avoir la révélation forcément tragique d’une autre dimension, de l’intelligence ou du plaisir ; de découvrir, à l’image du syndicaliste de Last exit to Brooklyn sa vraie nature ; de s’apercevoir que l’on n’était pas celui que l’on croyait, de se réveiller « autre », ni ange ni bête, ni dieu ni démon, ni homme ni femme […] Pas aussi « rationaliste » qu’on pensait l’être […]

Ce genre de réaction qui me paraissaient un peu hystériques, terriblement défensives, n’étaient d’ailleurs pas l’apanage des hommes.[20] »

 Nous verrons plus loin d’autres réactions qui rendent leur adhésion au matérialisme extrêmement suspecte. Bien entendu, ces attitudes irrationnelles et émotives ne sont pas l’apanage des matérialistes. Et la plupart d’entre nous manifestent de telles réactions quand leurs idées les plus fondamentales sont remises en cause. Ces réactions émotionnelles sont sans doute normales, mais, ce qui l’est moins, c’est de faire si peu d’efforts pour tenter de les dépasser. Mais, la sottise propre aux matérialistes, au moins à la plupart d’entre eux, c’est de croire que ce sont les autres qui manifestent de telles réactions, alors qu’eux-mêmes seraient guidés par la raison.

Les matérialistes n’ont pas l’air de se rendre compte que les raisons que nous pourrions avoir de n’être pas matérialistes sont certainement beaucoup plus sérieuses qu’ils ne le pensent, ainsi que de la précarité de leur propre position. La réalité est passablement différente de ce qu’ils pensent. Pourquoi sont-ils généralement incapables d’aborder la question de la validité du matérialisme rationnellement ? Pour ma part, je n’ai jamais rencontré aucun matérialiste avec lequel je puisse aborder cette question. Le matérialisme aurait-il reçu une justification qui exercerait une contrainte logique telle que celui qui ne l’adopterait pas ne le devrait qu’à son irrationalité ou à sa mauvaise foi ? C’est ce qu’ils ont l’air de croire. L’attitude des matérialistes peut se justifier si le matérialisme est une idée établie et qu’il appartient alors de montrer où le raisonnement est en défaut à ceux qui le contestent. Nous allons voir ce que pourrait être un tel raisonnement et ce qu’il peut valoir. Plus exactement, ce que devrait être une attitude correcte, de la part des matérialistes, envers celui-ci.

Arguments des matérialistes

Nous allons maintenant examiner les arguments et les attitudes des matérialistes. Un des arguments couramment utilisés est de dire que c’est au déclarant de prouver son affirmation. Mais qui est déclarant ? Seul un agnostique ou un sceptique ne peut être considéré comme déclarant et est ainsi dispensé de la charge de la preuve. L’agnosticisme n’est certainement pas une position commode, l’ignorance n’est pas confortable, mais c’est une position facile, on n’a rien à prouver.

Les matérialistes ont acquis une position dominante sans jamais prouver quoi que ce soit sur sa validité et prétendent ensuite que ce serait au déclarant de prouver son affirmation à propos de l’existence de Dieu. Mais eux-mêmes ne semblent pas considérer qu’ils pourraient avoir quelque chose à prouver. Une telle attitude serait légitime si le matérialisme avait été validé par un raisonnement ; et qu’il appartiendrait alors, à ceux qui le mettent en doute, de montrer où est la faille. Mais, l’inexistence d’un tel raisonnement ne leur permet pas d’utiliser cet argument sans qu’il se retourne contre eux.

On réclame souvent une telle preuve à celui qui va à l’encontre des idées généralement admises. Mais, on peut voir comment des phénomènes tels que le mimétisme, le conformisme, les habitudes mentales ou le conditionnement, interviennent pour une part importante dans la genèse de nombre de nos idées. Ainsi, réclamer de celui qui va à l’encontre d’une idée généralement admise de prouver quelque chose, alors que celles-ci n’auraient rien à prouver, c’est donner une prime aux idées conformes. Or, celles-ci reçoivent déjà une prime énorme et indue. Ainsi, les idées généralement admises ne sont nullement dispensées de la charge de la preuve, ou à tout le moins de leur légitimation. C’est malheureusement souvent ainsi que cela se passe.

Si on leur apporte ce que l’on peut penser être une “ preuve ”, les matérialistes sont généralement extraordinairement exigeants sur la qualité des preuves qui seraient susceptibles d’invalider leur point de vue. Ils réclament une preuve d’une telle qualité, qu’en somme ils accepteraient seulement de passer d’une certitude à une autre. Cette façon de réclamer des preuves solides leur donne l’air à bon compte d’être rigoureux ; ils donnent ainsi à penser qu’ils n’acceptent que les idées solidement prouvées. Mais, si c’était le cas, ils devraient commencer par être agnostiques et certainement pas matérialistes. Il est regrettable qu’ils ne se montrent pas aussi tatillons sur la qualité des arguments qui pourraient valider leur point de vue. Ce type d’attitude n’est évidemment pas l’apanage des athées. Pour la plupart d’entre nous, une fois que nous avons adopté une idée, nous sommes extrêmement laxistes vis-à-vis des raisonnements la validant et extrêmement exigeants envers les arguments l’invalidant. Nous avons tous observé cette attitude. Ils ont d’ailleurs parfois conscience du niveau de leur exigence.

Cette exigence est légitimée par l’affirmation selon laquelle les qualités d’une preuve doivent être à la hauteur de l’invraisemblance de ce qu’elle est censée prouver. Mais en quoi le fait que le matière précède l’esprit serait plus vraisemblable que l’inverse ?

Qu’est-ce qu’une preuve ?

Analysons maintenant la notion de preuve. Remarquons déjà que celle-ci est passablement floue. Avant de réclamer une preuve, il faudrait définir ce que l’on entend par là. C’est à dire élaborer des critères qui nous permettraient d’évaluer la qualité d’une preuve indépendamment de ce qu’elle est censée prouver. Mais, cette évaluation est en grande partie subjective, si bien que chacun peut rejeter assez aisément, ou considérer comme preuve, ce qui est contraire, ou confirme, ses convictions. Et personne, ou presque, ne s’en prive.

Qui plus est, cette notion est ambiguë. Une preuve est ce qui confère une certitude. Mais la question reste posée de savoir si une preuve doit être transmissible, ou non, pour être une preuve. Si quelqu’un fait une expérience particulière, celle-ci peut avoir un caractère tel qu’elle lui confère une certitude au-delà de tout doute raisonnable. Pourtant, ce n’est une preuve que pour lui-même s’il ne nous est pas possible de répéter l’expérience. Du coup, on se trouve devant un problème de confiance. Celui-ci se pose d’ailleurs même dans le cadre de la science.

Mais, le principal problème est évidemment : qu’est-ce qui prouve ? Les problèmes de régression à l’infini sont connus et je ne m’y attarderai pas. Il y a d’ailleurs deux formes de cette régression (voir Douglas Hofstadter[21]). Ces problèmes sont d’ailleurs peut-être purement formels et ne concerne peut-être que la logique pure ; mais passons.

Je voudrais ici remarquer une limite moins reconnue à la qualité d’une preuve : la question de la confiance. Non pas la confiance en la personne qui vous fournit cette preuve, mais la confiance en soi-même. Si on vous donnait un raisonnement pour lequel vous ne trouviez strictement rien à redire ; qu’est-ce qu’il prouverait ? Comment pourriez-vous avoir la certitude qu’il n’y aurait pas une erreur dans ce raisonnement et que vous ne l’auriez pas vue ? Une preuve par elle-même ne suffit pas, il faudrait aussi prouver qu’elle prouve. Ceci n’est nullement une idée en l’air. Il existe des exemples dans l’histoire où des raisonnements ont été acceptés parce que personne n’y avait trouvé de défauts et que ceux-ci n’ont été détectés qu’après. Ainsi, la loi de la conservation de la masse s’est avérée fausse. On pourrait en dire autant de la physique newtonienne (les concepts, pas les formules), qui semblait tout à fait prouvée.

Celui qui est un peu entraîné à manier les idées peut aisément s’apercevoir que la majorité des idées adoptées par la plupart d’entre nous reposent, à un moment ou à un autre, sur un argument déterminant et pourtant fallacieux ou contiennent une erreur de logique. Et les plus grands penseurs ne sont pas à l’abri de telles erreurs, l’histoire des idées fourmille d’exemples de cette sorte. Rien ne nous garantit, quand un raisonnement est complexe, qu’une erreur ne s’est pas glissée et que nous n’aurions pas vu. Ainsi, même un raisonnement qui nous semble impeccable, en toute rigueur, ne prouve rien. Je ne prétends pas qu’il faille dire Adieu à la raison, comme Paul Feyerabend. Je pense que la raison en elle-même est infaillible ; c’est plutôt nous qui ne savons pas l’utiliser et qui sommes faillibles. Je pense seulement que penser est difficile.

Nous pouvons remarquer ici quelque chose d’intéressant. La différence entre science et philosophie fait qu’elles n’ont pas les mêmes exigences vis-à-vis d’une preuve. Si nous évaluons la qualité d’une preuve en fonction du degré de conviction qu’elle est susceptible de conférer ; la meilleure preuve, au moins pour une personne en particulier, n’est pas forcément la preuve scientifique. Une preuve qui ne vaut que pour soi-même est tout à fait valable pour un philosophe, même si elle ne vaut pas pour un scientifique.

D’autre part, la notion de preuve comporte un caractère d’absoluité difficilement compatible avec la finitude de la condition humaine. Et cette façon d’aborder les questions en termes de preuves et de certitudes me paraît totalement erronée. Plutôt que de raisonner en de tels termes, il me paraît beaucoup plus intéressant de parler de convictions. La différence est énorme. Il y a notamment ceci que la certitude est acquise par une démarche positive ; alors que la conviction est acquise, au moins en partie, par le doute, qui est une démarche négative. Plutôt que de croire que certaines idées seraient prouvées, il est beaucoup plus intéressant d’être convaincu, et peut-être même de pouvoir être sûr, des idées dont nous n’avons pas vraiment réussi à douter. Il vaut mieux mettre nos idées à l’épreuve, plutôt que de leur chercher des preuves. Ou plus exactement, il faut faire les deux. Et aussi, ne pas oublier que ce n’est pas parce qu’une idée n’est pas prouvée qu’il est prouvé qu’elle soit fausse. Et que, s’il existe une certitude possible, elle n’est pas forcément du domaine de la raison.

Il faut voir que cela correspond au fonctionnement même de la science. Les scientifiques s’efforcent d’apporter des preuves, mais une idée n’est acceptée que quand il n’est plus vraiment possible d’en douter. On peut philosopher d’une manière analogue à ceci prés que des raisons personnelles non partageables peuvent être tout à fait valables. Les difficultés de la notion de preuve sont surtout liées à l’usage de la raison. Si la raison intervient pour une part importante dans l’élaboration d’une preuve, la question de sa validité devient délicate. Il n’en va pas de même si une idée relève d’une expérience beaucoup plus directe.

Ma position est tout à fait différente du scepticisme. Le sceptique, sous prétexte que l’on ne peut rien prouver, renvoie toutes les idées dos à dos en leur attribuant une valeur équivalente, une équiprobabilité du point de vue de leur véracité. Qui plus est, le sceptique ne reconnaît généralement que la raison et la juge insuffisante à pouvoir nous conférer une certitude. Mais, qui nous dit que la raison est le seul mode de connaissance ? Et surtout, peut-être que le scepticisme relève plutôt d’une paresse, d’une peur de la pensée ou simplement d’un désintérêt pour la vérité que d’un échec de celle-ci.

Comment le matérialisme pourrait-il se valider ?

Sartre a sans doute inventé la seule preuve qui ait jamais été trouvé de l’inexistence de Dieu : « L’idée de Dieu est contradictoire.[22] » Nous avions déjà la preuve ontologique de l’existence de Dieu, maintenant, grâce à Sartre, nous avons la preuve ontologique de son inexistence. Pour ceux qui ne s’en contenteraient pas, comment le matérialisme pourrait-il se valider ?

Le matérialisme est une affirmation négative, ainsi il ne peut pas se prouver, toute validation positive est impossible. Dieu ou l’âme, s’ils existent, peuvent avoir un effet ; mais ce qui n’existe pas ne peut donner lieu à aucun effet. Par contre, si le matérialisme est faux, il est peut-être possible de prouver sa fausseté. On pourrait penser que ce caractère négatif en fait une des idées les plus métaphysiques qui soient et cela a souvent été dit. En fait, il n’en est rien, et son rapport à l’expérience est seulement différent : il est négatif et non pas positif. Ce caractère négatif ne l’empêche pas de pouvoir être, éventuellement, une idée parfaitement légitime. Encore faudrait-il qu’il acquière cette légitimité par une démarche le validant et qui corresponde au caractère même de son affirmation. Par légitime, je ne veux pas dire vrai ; cela signifie ici que cette idée aurait été obtenue au terme d’une démarche dont il n’y aurait rien à redire. Nous allons voir si c’est le cas.

Les matérialistes sont parfois conscients du caractère négatif de leur affirmation et déplore qu’il ne puisse pas se prouver. Il le montre également en tentant de se valider par la critique des positions spiritualistes et ils ne peuvent pas faire autrement. Certains ont même eu le culot d’intituler le compte rendu d’un colloque Le matérialisme et ses détracteurs. Comme si c’était les spiritualistes qui étaient dans la position de détracteurs. Certains en sont conscients et affirment que le matérialisme n’a pas à se prouver, et c’est juste. Mais, s’il n’a pas à se prouver, il doit au moins se valider. Comment faire ?

Mais en fait, il semblerait qu’assez peu de matérialistes aient compris que le matérialisme n’a pas de fondement positif possible. La plupart semblent croire qu’il a été fondé positivement par un raisonnement qui leur semble incontournable bien qu’ils soient incapables de nous le présenter. En prime, ils ont l’avantage que ce raisonnement échappe complètement à la critique puisqu’il n’existe pas.

Le matérialisme est parfaitement légitime s’il est possible de rendre compte dans son cadre, de façon satisfaisante, de ce que nous pouvons observer. Il n’y aurait en effet aucune raison d’affirmer l’existence de quelque chose qui ne se manifesterait en aucune manière. Le matérialisme correspond au raisonnement suivant : “ Il n’est pas nécessaire de supposer l’existence de quelque chose au-delà de ce que nous observons à l’aide de nos sens ou de leur prolongement, car les propriétés de la matière sont suffisantes à rendre compte de ce que nous observons. Il n’y a donc pas lieu de supposer l’existence de quelque chose d’autre, puisque ce quelque chose ne se manifeste en aucune manière. ”

Mais si le matérialisme ne peut pas se prouver, il doit s’éprouver. S’il ne peut recevoir de validation positive, il doit au moins recevoir une validation négative, c’est-à-dire montrer qu’il n’est pas invalidé par une quelconque observation. Pour parler plus simplement, puisque le caractère même de l’affirmation matérialiste l’empêche de pouvoir se prouver, la seule voie possible pour le valider consiste à l’éprouver à l’aune de l’observation. La seule manière qu’il ait de se valider est de vérifier s’il n’est pas invalidé par l’expérience. Or, les matérialistes non seulement ne prennent pas la peine de l’éprouver mais se dérobe devant toute tentative d’invalidation.  C’est le premier point clé de cette critique du matérialisme.

Tout ceci est ce que l’on pourrait dire en première approximation, mais ce n’est pas si simple. En fait, le matérialisme n’est pas une idée purement négative et ce n’est pas seulement la simple négation de l’existence de Dieu. De ce postulat découle un certain nombre de conséquences inévitables et qui ont d’ailleurs toujours été associées au matérialisme. Son affirmation entraine des contraintes fortes sur ce que nous pensons de cet Univers, de ce que nous pouvons en observer et de ce que nous ne pourrions pas observer. C’est en fait toute une vision du monde. Voici une liste non limitative de ces contraintes :

1) L’Univers existe de toute éternité. Un début à l’Univers serait pour lui très problématique.

2) Les lois qui régissent les structures que nous observons (les êtres vivants) et qui les rendent possibles sont en petit nombre et que leur ajustement n’est pas trop critique. Le hasard serait donc une explication possible à l’existence de ces lois.

3) La vie serait apparue par hasard.

4) La vie évolue par hasard (avec la sélection naturelle).

5) Le réel ultime est discontinu.

6) Les mondes parallèles n’existent pas (il faudrait mettre ici une nuance que nous verrons).

7) Toute connaissance passe par les sens.

8) L’univers est auto-explicatif. Si le matérialisme est vrai, ce que nous observons dans l’Univers doit suffire à expliquer ce que nous observons dans l’Univers, à part éventuellement les lois fondamentales.

Tout ce que nous observons, particulièrement bien sûr les êtres vivants, sont le produit d’atomes (atomisme) s’étant assemblés au hasard, ceux-ci étant régis par des lois. Toutes les propriétés des objets doivent donc pouvoir s’expliquer comme étant les propriétés d’une structure, en particulier :

9) La conscience est le produit du cerveau.

Il nous donc faut vérifier ces implications. Ainsi, la question de l’existence de Dieu n’est pas une question métaphysique ; c’est une question qui relève de la science, de l’observation de la nature et du monde.

Si ces points sont vérifiés le matérialisme est une idée parfaitement légitime ; bien qu’en toute rigueur on ne pourrait pas considérer qu’il soit prouvé. Encore faut-il s’en assurer et que le matérialisme explique ce que nous observons. Ainsi, le matérialisme, pour se valider, doit rendre compte :

* De l’existence de l’Univers.

* De l’existence des choses.

* De leurs propriétés.

* De l’existence des conditions de possibilités (de l’existence des choses).

Ne vous méprenez pas, je ne demande pas aux matérialistes d’expliquer tout. De même que nous ne leur demanderons pas de prouver leur idée ; puisque par nature elle est improuvable. Nous ne leur demanderons pas non plus de prouver leurs théories explicatives. Mais nous réclamerons au moins que ces théories ne soient pas invalidées par l’expérience et nous leur demanderons donc de les mettre à l’épreuve de l’observation. Si nous ne leur demandons pas d’expliquer tout, nous leur demanderons de vérifier que rien de ce que nous pouvons observer ne soit inexplicable dans ce cadre, au moins en principe. Que devons-nous penser de la manière dont le matérialisme rend compte de la réalité observable ?

Ordre et intelligence

L’ordre suppose normalement l’intelligence. L’existence de l’ordre dans l’univers était autrefois considérée comme une preuve de l’existence de Dieu. On n’imaginait absolument pas comment un ordre pouvait s’élaborer sans intelligence.

Le matérialisme se trouve ainsi confronté à l’extrême difficulté qui consiste à expliquer commet un ordre extrêmement élaboré peut apparaître sans intelligence et en plus comment l’intelligence et la conscience peuvent apparaître à la suite de l’élaboration de cet ordre. Quand on y réfléchit, c’est une idée proprement stupéfiante. Francis Crick avait bien raison de nommer son ouvrage L’hypothèse stupéfiante, c’est bien le meilleur titre qui ait jamais été donné à un livre défendant le matérialisme. Quand on observe le monde par le petit bout de la lorgnette ou avec des œillères on peut penser que l’existence du mal rend peu crédible l’existence de Dieu. Mais qu’en est-il vraiment si on observe l’Univers d’un point de vue scientifique ou philosophique et que l’on se demande comment un ordre aussi étonnant a pu apparaître.

La théorie de Darwin présente une véritable révolution. Elle explique comment un ordre peut s’élaborer, non strictement par hasard, mais grâce à la sélection naturelle. Et cela est tout à fait étonnant. Le darwinisme, en fait, représente une révolution philosophique importante. Il est très surprenant, quand on y réfléchit, de voir comment un ordre aussi étonnant peut s’élaborer à partir d’un processus aussi simple. Nous n’imaginons absolument pas, dans le cadre du matérialisme, des processus autres que darwiniens pouvant créer un ordre véritable. Mais évidemment, l’élaboration de cet ordre nécessite la présence du vivant. C’est une question très délicate de savoir s’il l’on peut considérer que la vie ait pu apparaître par hasard. Quand ils veulent expliquer le vivant les matérialistes sont confrontés à trois problèmes :

1) Il n’est pas du tout sûr que le darwinisme soit suffisant pour expliquer l’évolution.

2) Il n’est pas évident qu’ils expliquent l’apparition de la vie.

3) Ils n’expliquent pas l’existence des conditions de possibilité.

Nous avons vu que si le matérialisme ne peut se valider et qu’il doit accepter le risque d’être invalidé. Nous allons voir ce qui serait susceptible de l’invalider.

À propos de l’existence des choses : le darwinisme

La théorie darwinienne a une immense importance. Elle est en effet la seule théorie susceptible d’expliquer l’ordre du monde vivant compatible avec le matérialisme. L’autre théorie, le lamarckisme a perdu toute crédibilité. Michael Denton a fort bien perçu l’immense enjeu philosophique de cette théorie. Voici ce qu’il dit, dans cette citation dont vous voudrez bien me pardonner la longueur :

« L’échec de la validation du modèle darwinien a des implications qui vont bien au-delà des sciences de la vie. Si la révolution darwinienne du XIXe siècle a revêtu tant d’importance par rapport aux autres révolutions scientifiques, c’est parce qu’elle touchait des domaines très éloignés de la biologie. Depuis la publication de l’Origine, le modèle darwinien de la nature a étendu son influence sur tous les aspects de la pensée moderne. À ce propos, Ernst Mayr fait les remarques suivantes :

« La théorie de la relativité d’Einstein ou la théorie quantique de Heisenberg ne risquait pas d’avoir beaucoup d’effet sur les convictions personnelles de tout un chacun. La révolution copernicienne ou la vision newtonienne de l’univers exigeait une certaine révision des croyances traditionnelles. Mais aucune de ces théories physiques n’a soulevé autant de questions concernant la religion et l’éthique que la théorie darwinienne de l’évolution par sélection naturelle. »

La philosophie, l’éthique scientifique de l’homme occidental moderne est fondée dans une large mesure par la revendication centrale de la théorie darwinienne, à savoir que l’humanité n’est pas née d’une intention créatrice divine, mais d’un processus complètement aveugle de sélection de forme moléculaire aléatoire. L’importance culturelle de la théorie de l’évolution est donc incommensurable, car elle constitue la pièce maîtresse, le couronnement de la vision naturaliste du monde ; elle représente le triomphe final de la thèse séculière qui, depuis la fin du Moyen-âge, a évincé la vieille cosmologie naïve de la Genèse dans l’esprit de l’homme occidental.

Notre siècle serait incompréhensible sans la révolution darwinienne. Les courants sociaux et politiques qui ont balayé le monde au cours des quatre-vingts dernières années auraient été impossibles sans sa sanction intellectuelle. Alors qu’au siècle précédent, c’est le succès croissant des idées laïques qui ouvrit la voie à l’acceptation du concept d’évolution, n’est-il pas ironique de penser qu’aujourd’hui c’est, peut-être, la vision darwinienne de la nature qui est avant tout responsable de l’agnosticisme et du scepticisme de notre temps ; ce qui fut autrefois une déduction du matérialisme est devenu son fondement.

L’influence de la théorie de l’évolution dans des domaines très éloignés de la biologie est un des exemples les plus spectaculaires de l’histoire, il illustre comment une théorie hautement spéculative, dépourvue de preuves scientifiques réellement solides, peut réussir à façonner le mode de pensée d’une société toute entière et à dominer les perspectives d’une époque. Compte tenu de sa portée historique, des transformations morales et sociales engendrées dans la pensée occidentale, on aurait pu espérer que la théorie darwinienne serait en mesure de fournir une explication exhaustive et entièrement plausibles à tous les phénomènes biologiques – depuis l’origine de la vie, en passant par toutes ses manifestations, jusqu’à l’intellect de l’homme. Le fait qu’elle ne soit ni tout à fait plausible ni exhaustive est très préoccupant. On aurait pu s’attendre qu’une théorie aussi capitale, une théorie qui a littéralement changé le monde, soit autre chose qu’une spéculation métaphysique, qu’un mythe.

En fin de compte, la théorie darwinienne de l’évolution n’est ni plus ni moins que le grand mythe cosmogonique du XXe siècle. Comme la cosmologie de la Genèse qu’elle a remplacée, comme les mythes antiques de la Création, elle satisfait au même besoin psychologique profond qui […] a motivé tous les fabricants de mythes cosmogoniques du passé, le besoin d’une explication de l’origine du monde qui embrasse toute la réalité.

En dépit du prestige de la théorie de l’évolution et des efforts intellectuels considérables dépensés pour enfermer les systèmes vivants dans les limites de la pensée darwinienne, la vérité est que la nature refuse de se laisser emprisonner. En dernière analyse, on en sait encore très peu sur la façon dont apparaissent les nouvelles formes de vie. Le « mystère des mystères » – l’origine d’êtres nouveaux sur Terre – est toujours aussi énigmatique qu’à l’époque où Darwin embarquait sur le Beagle.[23] »

Sans la théorie darwinienne, il ne serait pas possible de rendre compte de l’ordre des êtres vivants par le hasard uniquement. Ainsi, le matérialisme était une idée aberrante avant qu’il ait pu produire une explication de l’évolution de la vie. Mais le darwinisme est-il une théorie satisfaisante ? Le darwinisme peut être considéré comme établi pour ce qui est de la microévolution ; mais le passage à la macroévolution demeure, et ce depuis Darwin, extrêmement problématique. Il est possible que demain il résolve ses problèmes, mais aujourd’hui ce n’est toujours pas fait.

L’habitude a été prise de renommer la théorie darwinienne et de l’appeler théorie synthétique de l’évolution. Je ne suivrais pas cette mode, cette nouvelle dénomination ne me paraît pas pertinente. Un coup on l’appelle darwinisme, ensuite néo-darwinisme maintenant théorie synthétique de l’évolution. Mais cela ne correspond à aucun changement fondamental dans la théorie. Le darwinisme consiste à dire que les micromutations et la sélection naturelle sont suffisantes pour expliquer l’évolution. La prétendue théorie synthétique ne dit rien de plus, des concepts et arguments nouveaux ont bien sûr été intégrés au darwinisme, mais non des concepts fondamentaux.

Il a été clairement prouvé que des processus darwiniens créent de nouvelles espèces. Mais le problème que les darwiniens ne semblent pas voir, est qu’il faudrait montrer qu’il est suffisant. Autrement dit, qu’il n’existe pas d’observation dont le darwinisme ne parvienne pas à rendre compte.

Il doit donc montrer, surtout s’il veut servir d’argument en faveur du matérialisme, qu’il n’est pas invalidé par certaines observations. D’autant qu’il ne doit pas seulement expliquer la structure des êtres vivants mais aussi leur comportement, tout au moins la part innée du comportement. Et s’il faut montrer qu’il est suffisant c’est, sans doute, mission impossible. Le monde vivant est sans doute beaucoup trop complexe pour que l’on puisse prouver que la théorie est suffisante. Mais si elle est insuffisante, il est plus facile de le prouver.

Des quantités d’observations ont été avancées à l’encontre de la théorie darwinienne. Les darwiniens peuvent cependant presque toujours imaginer des scénarios possibles compatibles avec le darwinisme. Et si ces scénarios ne sont pas prouvés, ils peuvent au moins faire barrage aux arguments que l’ont peut avancer à son encontre.

Les scientifiques admettent souvent cette idée de Karl Popper qu’une théorie pour être scientifique doit être falsifiable. Et une théorie est scientifique quand elle a supporté l’épreuve d’une tentative de falsification. Ce n’est pas mon idée du caractère de scientificité, comme je l’ai montré, mais c’est très souvent le leur. Mais, en ce qui concerne le darwinisme, ils se gardent bien de le mettre en pratique, c’est à dire de rechercher des observations qui seraient susceptibles de l’invalider. Ils se contentent d’apporter des preuves de sa validité alors que le problème n’est pas là et qu’il faudrait démontrer sa suffisance. Or, il se trouve qu’il y a bien des observations qui ne cadrent pas avec le darwinisme.

À commencer par les découvertes de la paléontologie, qui montrent que les espèces apparaissent brusquement dans les couches fossiles, restent stables, et disparaissent, schéma qui ne concorde guère avec le darwinisme. Pour une théorie qui est censée expliquer l’évolution, ne pas s’accorder avec ce que l’on observe de cette évolution, est tout de même assez gênant. Ces observations ne l’invalident pas à strictement parler, mais lui imposent certaines contraintes. Peut-il les supporter ? Je ne suis pas biologiste pour pouvoir répondre à cette question. Michael Denton a élaboré une critique du darwinisme voici sa conclusion :

 « Quelle que soit notre opinion sur le statut actuel de la théorie darwinienne, quelles que soient les raisons de son attrait incontestable ou la réalité de son état de crise, il est une chose certaine, après un siècle d’efforts intensifs, les biologistes n’ont pas réussi à lui apporter une quelconque validation significative. De fait, la nature n’a pas été réduite au continuum exigé par le modèle darwinien et le hasard n’est pas non plus devenu plus crédible en tant qu’agent créateur de la vie.[24] »

Les darwiniens n’ont pas vraiment l’air de se rendre compte à quel point il y a des gens pour lesquels la proposition selon laquelle l’horloge du vivant pourrait fonctionner sans horloger semble toujours aussi ahurissante. Même quand on adopte une conception de la vie très mécaniste, comme c’est le cas de Denton, il n’en reste pas moins que c’est une mécanique absolument extraordinaire ; et l’idée que cette mécanique ait pu se fabriquer toute seule reste une affirmation a priori absolument invraisemblable. Et une affirmation invraisemblable réclame des preuves dont la qualité soit à la hauteur de l’invraisemblance de l’affirmation. Ce qui n’est sans doute pas le cas ici. La contrainte logique et observationnelle est-elle réellement si forte que celui qui refuserait le darwinisme ne le devrait qu’à ses préjugés et à sa mauvaise foi ?

Une autre critique du darwinisme a été élaborée par Michael Behe dans son ouvrage La boîte noire de Darwin. Cette boîte noire est la cellule qui, à l’époque de Darwin, était inaccessible. Il montre qu’au sein des cellules des processus se déroulent dont le darwinisme ne peut pas rendre compte. Behe montre que certains de ces processus sont irréductiblement complexes.

La complexité irréductible signifie que certains des pas du processus évolutif ne peuvent pas être petits ; et ainsi, ne peuvent plus être expliqué par le hasard. Certaines fonctions réclament un bon nombre de protéines pour être opérantes. Si l’une d’entre elles manque, ou est seulement légèrement différente, la fonction n’est plus assurée.

Or, le darwinisme suppose que toute fonction peut être améliorée pas à pas, par une micromutation, et peut ainsi faire l’objet d’une sélection. C’est ce que l’on appelle le gradualisme. Les mutations ne peuvent être que des micromutations pour pouvoir être expliquées par le hasard. Et pour qu’elles puissent être sélectionnées il faut qu’elles correspondent à une amélioration d’une fonction.

Ce qui est intéressant dans cette critique est qu’il touche au postulat fondamental du darwinisme. Or, ces micromutations ne sont pas suffisantes pour expliquer certains mécanismes internes aux cellules. Cette irréductible complexité met donc en cause le gradualisme, fondement même du darwinisme. L’évolution ne serait plus progressive, au moins au regard de certaines fonctions, mais devrait procéder par saut. Bien entendu, les darwiniens ont émis des critiques vis-à-vis de Michael Behe.

Le postulat fondamental du darwinisme est aussi son point aveugle, celui-ci est posé sans discussion. Il est pourtant très loin d’être évident, c’est le moins que l’on puisse dire. Imagine-t-on que l’on pourrait passer d’une fonction à une autre par une série de modifications légères et que ces modifications entraîneraient à chaque étape un léger gain de fonction, voilà bien qui est plutôt surprenant. Le postulat fondamental du darwinisme mériterait tout de même un examen plus sérieux.

Il serait présomptueux de la part d’un non-spécialiste de prendre position sur ce problème ou de préjuger de l’avenir du darwinisme. Le monde vivant est extraordinairement complexe et un tel jugement réclame une connaissance approfondie.

Il n’existe pas de véritable spécialiste du darwinisme, c’est dommage. Le darwinisme est une théorie trop importante et cette absence de spécialiste manque. Pour en parler correctement, il faudrait connaître sérieusement la biochimie, la paléontologie, la zoologie, l’éthologie, la génétique, la dynamique des populations et même la botanique, ça fait beaucoup pour un seul homme. Beaucoup trop sans doute, il faudrait donc organiser des études collectives réunissant tous ces spécialistes. Encore faudrait-il qu’ils aient l’esprit ouvert et sachent laisser de côté leurs présupposés, mais c’est peut-être beaucoup demander dans le monde où nous vivons. Sauf que, pour l’invalider, il n’est pas forcément nécessaire de connaître tout cela.

En attendant, la critique de Denton et plus encore peut-être celle de Behe, empêche que le darwinisme puisse être considéré comme validé scientifiquement.

Les darwiniens et les non-darwiniens se reprochent mutuellement d’avoir pris leur position en fonction de présupposés philosophiques, et il semble qu’ils aient tous deux raisons. Compte tenu des difficultés auxquelles la théorie se trouve confrontée, elle ne peut pas être considérée comme une théorie scientifique (au sens où elle serait garantie par la science), mais seulement comme une hypothèse, uniquement toutefois du point de vue de sa suffisance, la microévolution me semble prouvée, pas la macroévolution. Et je doute beaucoup que ceux qui la considèrent comme validée, ou invalidée, ait pu prendre leur position d’une manière détachée de leur présupposés philosophiques.

Les physiciens n’arrêtent pas d’essayer de casser leurs théories en imaginant des expériences qui pourraient les mettre en défaut. Mais quand quelqu’un s’essaie à une critique du darwinisme, nombre de biologistes crient au scandale. De quel côté est-la science ? Mais voici ce que disait Pierre Thuillier :

 « P. Thuillier : Quitte à simplifier un peu, disons qu’il faut admettre que des processus physico-chimiques peuvent fournir l’explication ultime des phénomènes vitaux. Ce qui n’est pas évident pour tout le monde. Il serait possible, je pense, de montrer que des présupposés de ce genre sont partout présent dans les sciences biologiques. De ce point de vue, le néodarwinisme a aujourd’hui une grande importance, même s’il est critiqué. Car il constitue une sorte de philosophie biologique très large qui fournit de grands axes de recherche en embryologie, en génétique, en écologie, etc.

E. Noël : Mais les scientifiques seraient-ils satisfaits de vous entendre parler de « philosophie » ? !

P. Thuillier : Peut-être pas … Car ils se méfieraient. Or, en fait, la recherche scientifique ne se déroule pas dans le vide. Il faut avoir des idées, des hypothèses qui guident le travail. Mais les scientifiques n’aiment pas toujours en parler. Ils trouvent qu’il est indiscret, en quelque sorte, de les interroger là-dessus. S’ils sont un peu méfiants, s’ils n’aiment pas donner un jugement simple sur le « darwinisme » en général, c’est peut-être parce que le système darwinien est trop vaste, trop ambitieux : il se présente presque comme une philosophie, justement. Pour certains esprits positifs, il est plus raisonnable de s’en tenir à des discours plus précis, plus « expérimentaux » […]. Malgré les incertitudes, je crois que la solution, si elle doit être trouvée, sera trouvée du côté du néodarwinisme. Il me paraît plus vraisemblable et plus intéressant de croire que des processus naturels ont fait émerger la vie, puis formé les espèces. Je préfère cela aux pseudo-explications par Dieu ou par je ne sais quels « principes Vitaux ». Mais c’est un choix philosophique, et il faut le dire clairement.[25] »

Malheureusement, tout le monde n’est pas aussi honnête que l’était Thuillier pour le reconnaître. Il faut voir qu’elle est la seule théorie compatible avec le matérialisme. Et il semble clair aussi que la plupart des biologistes ne l’acceptent, ou la refusent, qu’en fonction de présupposés philosophiques. Mais du coup, elle ne peut plus servir ni de validation, ni d’invalidation, au matérialisme. La seule attitude correcte, de la part d’un darwinien, est celle de Thuillier.

Soit on prend position en faveur du darwinisme en fonction de ses présupposés métaphysiques, et dans ce cas le darwinisme ne peut plus servir d’argument au matérialisme. Soit on est capable de prendre position en sa faveur indépendamment de ses présupposées métaphysiques (mais qui l’est ?) et alors seulement le darwinisme peut servir d’argument au matérialisme ; même si ce ne serait pas un argument décisif.

Le matérialisme méthodologique interdit en fait de mettre en cause le darwinisme. Comme il est la seule théorie possible dans le cadre du matérialisme, toute remise en cause l’invalide. Bien des domaines de la science, particulièrement le darwinisme, sont lourdement grevés par ce principe, il me faut maintenant l’examiner.

Le matérialisme méthodologique

Le matérialisme méthodologique, parfois appelé naturalisme méthodologique, est une exigence selon laquelle toute hypothèse, toute théorie, en science doit être compatible avec le matérialisme.

Dans notre société, la science est la référence en matière de théories. Or, il se trouve que la science est dominée par ce principe. Il dicte les travaux, les publications et les crédits attribués à la recherche. On pourrait s’attendre à ce qu’un tel principe soit justifié de façon sérieuse, nous allons voir qu’il n’en est rien. Aussi et surtout, si l’on admet un tel principe, on doit en tirer les conséquences. Ce sera le second point clé de cette critique du matérialisme. Il portera sur la pertinence de ce principe et des conséquences que son adoption devrait entraîner.

Je partirais des textes de Guillaume Lecointre, c’est ce que j’ai pu trouver de plus élaboré comme justification de ce principe. Sa position est intéressante pour plusieurs raisons. Elle représente un excellent exemple, je dirais presque par sa pureté, de l’escroquerie intellectuelle sur laquelle repose la pensée de notre époque, tout au moins la pensée matérialiste dominante. Cette escroquerie consiste à nous faire croire que c’est par une attitude intellectuellement neutre et sans préjugé qu’elle serait parvenue au matérialisme. La position de Lecointre est claire et complète et permet de mettre plus facilement à jour cette escroquerie. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle ne peut être considérée comme une position isolée puisqu’elle a été publiée, dans un article malheureusement indisponible aujourd’hui, sur le site du CNRS. Voyons tout d’abord :

« La science ne peut s’initier que sur un scepticisme radical concernant les faits. Nous n’expérimentons sur le monde réel que parce que nous nous posons honnêtement des questions.[26] »

 « la science observe un matérialisme méthodologique, mais elle n’est pas pour autant une philosophie matérialiste. Les scientifiques n’ont d’ailleurs aujourd’hui aucun objectif collectif d’ordre philosophique.[27] »

La science doit être ontologiquement et philosophiquement neutre, nous sommes entièrement d’accord là-dessus. Pour ma part, j’aimerais mettre l’accent sur le “ honnêtement ”. C’est même pourquoi nous pouvons nous étonner de l’insistance avec laquelle Lecointre défend le matérialisme méthodologique. Il pense toutefois pouvoir préserver la neutralité philosophique. Nous allons voir comment il procède.

Certains scientifiques semblent beaucoup craindre ce non-respect du matérialisme méthodologique. Ce sont toujours des matérialistes (ontologique) qui défendent, parfois avec bec et ongles, le matérialisme méthodologique en science, je ne connais pas d’exception. Mais on peut se demander pourquoi. Craindraient-ils que le matérialisme ontologique finisse par être invalidé si la science renonçait au matérialisme méthodologique ?

Si j’étais un matérialiste convaincu, il me paraît clair que je penserais que la science doit abandonner son matérialisme méthodologique afin de montrer que le spiritualisme est faux. Elle ne pourrait le faire qu’à cette condition. Car, même quand elle semble valider le matérialisme, on peut toujours penser que c’est à cause de ce principe méthodologique. Mais nombre de scientifiques ne semblent pas l’entendre pas ainsi.

La défense du matérialiste méthodologique se fait bien sûr au nom d’une défense de la science. Mais comment se fait-il que les matérialistes soient les seuls à juger nécessaire ce matérialisme méthodologique pour la défense de la science ? Les scientifiques spiritualistes aussi défendent la science, mais ils ne font tout au plus qu’accepter, sans le défendre, ce matérialisme méthodologique. Ils n’ont d’ailleurs pas le choix, ils ne l’acceptent parce qu’il leur est imposé. Et même, selon Lecointre, cela leur est imposé par contrat :

« Il ne s’agit pas de délivrer une norme ni une description angélique de ce que font les scientifiques dans leur laboratoire, mais d’énoncer enfin les termes d’un contrat qui est le suivant : scepticisme initial sur les faits et leurs interprétations, réalisme de principe, matérialisme méthodologique et rationalité.[28] »

Les scientifiques l’adoptent par la pression sociologique, même quand ils ne sont pas matérialistes et quand bien même ils ne sont pas d’accord avec ce principe méthodologique, tout simplement parce que c’est nécessaire pour leur carrière. Et Lecointre accentue cette pression en prétendant que l’adoption du matérialisme méthodologique fait partie d’un contrat. C’est juste, mais il convient aussi de remarquer qu’il s’agit seulement d’un contrat implicite, avec Lecointre il devient explicite. Mais une telle pression aurait à tout le moins besoin d’une justification solide, nous allons voir si c’est le cas.

Avec ce principe, les scientifiques prétendent interdire à tout scientifique de faire des recherches incompatibles avec le matérialisme et à défaut, comme mesure de rétorsion — et on peut se demander s’il n’est pas heureux qu’ils n’en aient point d’autres — ils sont considérés comme non-scientifiques et éventuellement poussés vers la porte de sortie.

Les scientifiques spiritualistes préféreraient voir la science prendre en compte l’ensemble des expériences et des hypothèses et ainsi rester philosophiquement neutre. Ils ont effectivement beaucoup de mal à comprendre, c’est le moins que l’on puisse dire, comment la science peut préserver sa neutralité philosophique en adoptant le matérialisme méthodologique.

Comment Lecointre concilie-t-il « scepticisme initial sur les faits et leurs interprétations » avec « matérialisme méthodologique » ? Il définit six attendus que devrait présenter la méthode scientifique que voici :

1) Le scepticisme initial

2) Le réalisme

3) La rationalité

4) Le matérialisme méthodologique

5) La transparence des procédures

6) La prise en compte de toutes les données disponibles pertinentes au regard de la question posée[29]

Voici un extrait de ses commentaires à propos du quatrième et du sixième attendu :

« La science observe un matérialisme méthodologique : tout ce qui est expérimentalement accessible dans le monde réel est matériel ou d’origine matérielle. » [...]

« Cela semble aller de soi, mais en sciences on ne fait pas son marché dans les données. C’est-à-dire qu’on ne se permet pas de ne prendre en compte que les faits qui vont dans le sens qui nous intéresse et de négliger les autres. Cela est évident et relèverait même du premier attendu : c’est en arrivant dans l’espace des sciences avec la volonté de prouver une conviction déjà faite qu’on se conduirait ainsi.[30] »

Mais le quatrième attendu est-il compatible avec le sixième ? Si le matérialisme est faux quelque chose comme l’esprit pourrait bien se manifester dans le monde et rendre impossible la conciliation de ces deux attendus, et la science ne pourrait plus alors respecter l’exigence de neutralité. Une telle compatibilité n’est donc possible que si le matérialisme ontologique est vrai. Ainsi, il n’est pas possible de tenir ensemble : 1) la neutralité philosophique et ontologique, 2) le matérialisme méthodologique, 3) la prise en compte de toutes les données.

Lecointre prétend que, s’il existe des scientifiques spiritualistes désirant voir la science abandonner le matérialisme méthodologique, ce n’est pas pour préserver sa neutralité, mais au contraire pour mettre la science au service du spiritualisme. Voici ce qu’il dit :

 « C’est en ce sens qu’on ne saurait demander à la science, comme le font les spiritualistes, de servir sur commande une posture philosophique, quelle qu’elle soit.[31] »

C’est tout de même assez surprenant. La démarche de Lecointre est assez clairement motivée par la tentative d’échapper à la critique constante que font les spiritualistes et qui voient dans le matérialisme méthodologique en science une attitude dogmatique. Il va même jusqu’à retourner la critique et reprocher aux spiritualistes de vouloir faire servir la science à leur position philosophique.

Mais il faut voir que si l’on abandonnait le principe matérialiste méthodologique, cela ne pourrait servir le spiritualisme qu’à la condition que le matérialisme ontologique soit faux. Si le matérialisme est vrai, il n’a évidemment absolument rien à craindre d’un tel abandon. Il me semble que les matérialistes ne sont pas vraiment convaincus de la validité de celui-ci et que c’est peut-être la raison pour laquelle ils craignent de voir la science renoncer à ce principe méthodologique.

Il faut comprendre qu’il y a là une asymétrie. Les scientifiques spiritualistes ne réclament jamais le remplacement du matérialisme méthodologique par un spiritualisme méthodologique, contrairement à ce que dit Lecointre ; ils réclament la neutralité de la science du point de vue philosophique. Ils réclament que la science prenne en compte toutes les classes de phénomènes et d’hypothèses, pour cela ils considèrent que la science doit abandonner ce principe. Ce qui paraît logique. Mais Lecointre réussi à renverser complètement cette logique et à affirmer à peu près le contraire. On devine déjà qu’il va lui falloir tenir des raisonnements assez scabreux pour y arriver ou tout au moins à faire semblant. Son raisonnement sera effectivement assez facile à démonter. De plus, après avoir fait ce reproche, cela n’empêche nullement Lecointre de vouloir faire servir la science à la défense du matérialisme ontologique. Voici ce qu’il dit :

 « D’ailleurs, il existe bien des scientifiques qui sont irréprochables dans leur métier et qui ont pourtant choisi pour leur vie privée des options métaphysiques incompatibles avec un matérialisme philosophique. Par ailleurs, libre à certains philosophes de s’inspirer des contraintes inhérentes au matérialisme méthodologique des sciences pour conforter un matérialisme philosophique ; mais cela ne concerne pas la science dans ses méthodes ni dans son projet collectif de construction de connaissances objectives.[32] »

« irréprochables dans leur métier » cela veut dire aux yeux de Lecointre qu’ils respectent le matérialisme méthodologique. Mais peuvent-ils vraiment faire autrement ? Cette phrase est très curieuse : « libre à certains philosophes de s’inspirer des contraintes inhérentes au matérialisme méthodologique des sciences pour conforter un matérialisme philosophique. » !!! Il est clair que ce serait plutôt une neutralité méthodologique qui pourrait conforter quelque chose, à ceci près que l’on ne pourrait plus choisir ce qu’elle confortera.

La tentative de justification du matérialisme méthodologique par Lecointre repose sur deux points :

1) C’est au nom d’un principe prétendument logique : le principe de parcimonie, que le matérialisme méthodologique doit être accepté en science.

2) L’adoption du matérialisme méthodologique étant faite au nom d’un principe logique, et non pas en raison d’une position ontologique, cela permet de prétendre que la science reste philosophiquement neutre.

Et ainsi, la science étant prétendument philosophiquement neutre, les philosophes sont invités à prendre en compte les données de la science.

C’est le premier point qui est important. Bien évidemment, on ne peut pas imposer en science un matérialisme méthodologique au nom d’un matérialisme ontologique. Sinon, la science n’est plus neutre et ne peut plus rien dire par rapport à l’ontologie. Et réciproquement, si on veut lui faire dire quelque chose sur le plan ontologique, il faudrait qu’elle renonce au matérialisme méthodologique. Mais il y aurait évidemment un risque à courir, c’est que la science invalide le matérialisme ontologique. Ainsi, si l’on veut que la science valide (ou fasse semblant de valider) un matérialisme ontologique, sans prendre le risque qu’il puisse être invalidé, il faut imposer ce principe méthodologique au nom de tout autre chose qu’un matérialisme ontologique. Comment peut-on faire cela ? C’est assez simple, puisqu’on ne peut l’imposer au nom d’une position ontologique, on ne peut le faire qu’au nom de la logique. Voyons si c’est possible et regardons ce qu’il dit :

 « Troisième attendu : la rationalité

La rationalité consiste à respecter la logique et le principe de parcimonie. [...]

La parcimonie est également requise. Lorsque nous avons le choix entre plusieurs scénarios ou plusieurs théories, la parcimonie consiste à choisir le scénario ou la théorie qui minimise le nombre d’hypothèse surnuméraire. En somme, c’est le principe d’économie d’hypothèse, principe assez intuitif.[33] »

Le premier geste consiste donc à accorder en science la primauté à la logique. Mais en science, ce n’est pas la logique qui est le critère premier des raisonnements et encore moins le principe de parcimonie, mais l’observation. Si deux observations nous paraissent logiquement contradictoires, il ne s’agit pas de récuser l’une ou l’autre au nom de la logique, mais d’essayer de comprendre comment nous pouvons logiquement les tenir ensembles. L’histoire des sciences nous offre bien des exemples.

Le premier critère pour juger d’une théorie est toujours les données factuelles. Le meilleur raisonnement n’est pas celui qui satisfait le mieux à la logique, et encore moins à la parcimonie, mais celui qui rend le mieux compte d’un ensemble d’observations. L’observation prime toujours sur la logique, et a fortiori sur ce prétendu principe de parcimonie.

L’inversion du rapport entre le réel et la logique est déjà, par lui-même, extrêmement suspect. En effet, pour mettre la science au service d’une idéologie quelconque il faut commencer par inverser ce rapport. C’est-à-dire commencer par juger des théories scientifiques au nom de principe philosophique et ensuite seulement les confronter au réel. On a observé une telle inversion de ce rapport en Russie lors de l’affaire Lyssenko. Le marxiste était censé être une science, mais que faire quand la science ne confortait pas le marxisme ? Les théories devaient donc d’abord servir les objectifs du marxisme et ensuite seulement le réel avait droit à la parole. Mais la neutralité philosophique exige évidemment que l’observation soit toujours première.

Quand le réel est relégué au second plan c’est toujours le signe que la science est mise au service d’une idéologie, car c’est évidemment le seul moyen. Quand l’observation est première, on ne sait plus où l’on va ; on ne peut plus décider quoi penser, c’est le réel qui décide.

Après avoir inversé ce rapport, le second pas consiste à intégrer un critère logique au nom duquel les théories scientifiques seront jugées. Ce second pas trahit la motivation. La simple inversion du rapport ne révèle pas au nom de quoi on veut asservir la science, mais avec le second point on révèle forcément la finalité de ce renversement. Voyons comment Lecointre procède pour ce second pas.

Il consiste à intégrer à la logique un principe de parcimonie. Il n’a pas à sa disposition une autre prétendue science, comme l’avaient les marxistes, au nom de laquelle il pourrait imposer le matérialisme méthodologique. Il ne dispose que de la logique.

Le non-respect de ce principe de parcimonie est vu comme une faute de logique : « La parcimonie est également requise. » Il dit aussi dans un autre texte : « Les théories les plus parcimonieuses sont donc les plus cohérentes.[34] » Ce principe de parcimonie est donc perçu comme faisant partie intégrante de la logique. C’est évidemment totalement faux. Je ne connais pas beaucoup la logique, mais je ne crois pas qu’il puisse exister un seul traité de logique qui fasse du principe de parcimonie un principe logique. Et si en science on préfère la réalité à la logique, on la préfère aussi et à plus forte raison au principe de parcimonie.

Il existe en mathématiques quelque chose qui ressemble à ce principe de parcimonie. Les mathématiciens ont souvent le choix entre plusieurs raisonnements pour parvenir à un même résultat. Ils choisissent toujours le plus simple non seulement en raison de sa simplicité mais aussi de son élégance. Mais il est clair que le choix premier revient toujours à la logique, quand on fait ce choix de la simplicité c’est toujours entre plusieurs raisonnements qui sont logiquement équivalents. Et cette simplicité ne peut en aucune manière être mise en balance avec la logique. La logique prévaudra toujours sur la simplicité, de même qu’en science l’observation prévaut sur la logique. Et le choix d’un raisonnement plus simple n’est jamais considéré comme un choix reposant sur un principe logique.

Toutefois, il y a ici une différence importante avec les mathématiques. Ce pseudo-principe de parcimonie ne concerne pas du tout la longueur ou la simplicité d’un raisonnement, mais les notions auxquelles il fait appel, c’est l’économie des hypothèses ou des notions.

En fait, ce principe de parcimonie ne pourrait, à la rigueur, être invoqué que pour départager deux théories non pas logiquement équivalentes, comme en mathématiques, mais épistémologiquement équivalentes. C’est-à-dire qui rendent aussi bien compte l’une que l’autre de la réalité, puisque c’est toujours l’observation qui est première.

Cela existe. Dans ce cas, on parle de sous-détermination des théories par l’expérience. Cette expression technique est facile à comprendre. Cela signifie tout simplement que deux théories peuvent rendre compte de façon aussi satisfaisante l’une que l’autre d’un ensemble d’observations et donc qu’on ne peut les départager. C’est rare et il est possible que cela ne se trouve qu’en physique. Mais en fait, si deux théories concurrentes rendent aussi bien compte l’une que l’autre des données factuelles, il est préférable de les conserver toutes les deux en attendant que des données supplémentaires puissent les départager et c’est d’ailleurs ainsi que cela se passe. C’est même précisément en les conservant toutes les deux que la science peut préserver sa neutralité philosophique, au moins si ces théories ne sont pas philosophiquement neutres. Et cela signifie aussi que ce pseudo-principe de parcimonie, loin d’être neutre, affecte de façon tout à fait directe la neutralité de la science.

Ce principe de parcimonie est en fait hérité du rasoir d’Occam. Il est intéressant de comprendre qu’Occam a introduit son “ rasoir ” contre la manière dont raisonnaient les théologiens. Devant une difficulté logique ils introduisaient un concept ad hoc dont le seul but était de préserver la logique. Évidemment, ce concept introduisait d’autres difficultés que l’on résolvait par un autre concept ad hoc, ce qui conduisait à un embrouillamini invraisemblable.

Lecointre justifie ce principe ainsi : « les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables ». Le mot important ici est “ suffisantes ”. Mais, évidemment, la première chose que l’on attend d’une hypothèse n’est pas d’être simple mais de rendre compte au mieux des observations.

Il donne toutefois une autre justification qui consiste à dire que des entités non-matérielles seraient expérimentalement inaccessibles, et que seul ce qui concerne la matière est accessible. D’ailleurs, celle-ci peut sembler a priori beaucoup plus intéressante et plus correcte. La justification de Lecointre du matérialisme méthodologique passe aussi par là :

 « Quatrième attendu : le matérialisme méthodologique

tout ce qui est expérimentalement accessible dans le monde réel est matériel, ou matière, ce qui est changeant (par définition), c’est-à-dire ce qui est doté d’énergie. [...]

En d’autres termes, la science ne sait pas s’emparer d’entités définies a priori comme nécessairement immatérielles (esprits, élans vitaux, phlogistique, âmes, spectres, fantômes, anges, etc.) ; cela participe de sa définition.[35] »

Il semblerait que beaucoup ont l’impression que quand on fait référence à des entités non-matérielles on peut raconter absolument n’importe quoi et qu’aucune vérification n’est possible. Une telle justification semble beaucoup plus valable, au moins en apparence, que ce principe de parcimonie. Mais bien que cela paraisse très logique et pertinent, nous pourrons faire deux critiques : l’une que c’est complètement faux et l’autre que c’est très spécieux.

Tout d’abord, que fait-on quand on est face à des observations où une hypothèse comme celle de l’âme, par exemple, s’impose d’elle-même, au moins en tant qu’hypothèse ?

D’autre part, nous avons vu que les référents des concepts explicatifs auxquels la science fait appel ne sont pas localisés spatio-temporellement, sont donc inaccessibles à l’expérience, et qu’une théorie scientifique y a nécessairement recours. Et si les concepts explicatifs sont nécessairement métaphysiques, on ne voit pas pourquoi ils devraient être limités aux propriétés de la matière.

Les meilleures théories ne sont donc pas les plus parcimonieuses, ni celles qui respectent le matérialisme méthodologique, mais celles qui rendent le mieux compte des observations, c’est-à-dire en restant logique, bien entendu, et surtout en n’excluant aucune observation. En somme, Lecointre affirme donc que les théories scientifiques doivent obéir :

Premièrement à la logique. De plus, cette logique devrait inclure le principe de parcimonie, celui-ci justifiant le matérialisme méthodologique.

Secondement au réel.

Je pense, et normalement les scientifiques considèrent, que les théories scientifiques doivent obéir :

Premièrement au réel.

Secondement à la logique.

Et à rien d’autre. C’est seulement à cette condition que la science pourra préserver sa neutralité philosophique. Ce n’est quand même pas compliqué, il faut développer des arguties assez scabreuses pour affirmer le contraire.

Il y a une autre raison pour laquelle le réel est mis en second. Les scientifiques s’intéressent aux théories avant de s’intéresser au réel. En ceci qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qu’ils sont capables d’expliquer. Être scientifique, ce n’est pas collectionner des faits, tout au moins ça commence par là mais ce n’est pas encore de la science, c’est tenter de les expliquer. Et expliquer cela veut dire évidemment dans les termes déjà reconnus par la science, donc dans les termes de la physique. Mais que fait-on quand ils sont inexplicables dans les termes de la physique ?

Il existe pourtant une autre approche possible de la science où l’on n’exigerait pas d’elle de forcément comprendre mais d’abord de constater. En mettant l’observation en premier, on commencerait par faire un inventaire de tous les faits sans préjugé et sans parti pris. Et surtout ceux pour lesquelles nous n’avons a priori aucune explication, et en considérant que ce sont ceux-là les plus intéressants car ce sont eux qui ont quelque chose à nous apprendre. On peut même dire que seul ce genre de démarche serait authentiquement scientifique, précisément parce qu’elle n’aurait aucun a priori. Car en ne s’intéressant qu’à ce que l’on est capable d’expliquer, on introduit un biais.

L’attitude que je préconise est déjà celle de certains scientifiques. Certains s’intéressent aux faits plutôt qu’aux théories. Ceux-ci ne peuvent pas être matérialistes. En investiguant les faits sans parti et sans préjugé, on est vite amené à se rendre compte que certains ne collent pas avec le Dogme.

Lecointre a toutefois oublié de nous dire si le matérialisme méthodologique s’appliquait seulement aux théories ou s’il concernait aussi les phénomènes. Et c’est là que l’on peut voir que cette revendication du matérialisme méthodologique devient spécieuse.

Car ce matérialisme méthodologique permet de tenir à l’écart de la science non pas seulement des hypothèses ou des théories, mais aussi des observations pour la seule raison qu’elles n’ont aucune explication possible à l’intérieur du matérialisme. J’en donnerai des exemples. On ne peut s’empêcher de penser que ce principe méthodologique a bon dos. C’est même complètement inadmissible dans la mesure où l’observation est première en science. La science consiste à tenter de comprendre l’ensemble de l’observation humaine. Aucune observation n’est susceptible d’être ignorée par la science et cela même si les scientifiques n’y comprennent rien, et même surtout s’ils n’y comprennent rien. Car ce sont précisément les observations auxquelles ils ne comprennent rien qui sont les plus intéressantes, ce sont elles qui vont faire progresser la science et qui ont le plus à nous apprendre. N’avoir pas d’explication ne constitue en aucun cas un argument contre un fait.

En fait, ce principe méthodologique est un véritable obscurantisme. L’obscurantisme existe aussi en science, il consiste à mettre à l’écart certaines observations dérangeantes. Il permet de rester coincer dans les mêmes ornières et d’éviter de se remettre en cause.

Ils ont fait tant et tant de reproches, justifiés par ailleurs, à l’Église pour la mainmise qu’elle opérait sur la pensée. Mais ils ont repris le flambeau et ils font exactement la même chose qu’elle avec ce pseudo-principe. Ils tiennent ainsi le même rôle que jouait l’Église comme police de la pensée. C’est évidemment quand les scientifiques écartent certains phénomènes que l’on voit le mieux à l’œuvre cette police de la pensée. Le principe premier en science est : « Il faut sauver les phénomènes », et évidemment tous les phénomènes. Et que fait-on des phénomènes qui n’ont aucune interprétation possible dans le cadre du matérialisme ?

Ils ont ainsi remplacé la chape de plomb que l’Église faisait peser sur la pensée. Aujourd’hui on risque seulement sa carrière au lieu de la prison ou du bûcher, mais c’est peut-être seulement aussi que l’époque ne le permet plus. Il n’y a d’ailleurs pas très longtemps que l’époque ne le permet plus, en URSS nous avons vu les matérialistes faire pire que l’Église. Les matérialistes d’aujourd’hui qui prônent ce principe sont les mêmes que les juges de Galilée. Comme eux, ils se protègent de toute intrusion du réel dans leur pensée.

Ils devraient tout de même réaliser que si le matérialisme est vrai, les hypothèses et les théories spiritualistes seront tout simplement éliminées par le libre jeu de la démarche scientifique et qu’il n’y a nul besoin d’un tel principe. Mais peut-être que celui-ci permet d’éliminer par avance des théories, des hypothèses et même des observations, sans prendre le risque de voir mis en question ses présupposés philosophiques. Mais s’il est faux qu’avez-vous à perdre qu’il soit invalidé ? À moins que vous préfériez vivre d’illusions.

Il faut voir en effet que ce n’est pas n’importe quelles observations qui sont éliminés à cause de ce principe méthodologique, mais des observations qui ont une extraordinaire puissance de bouleversement pour notre pensée. Un bouleversement tel que l’on peut parler de nouvelle affaire Galilée, ce que nous verrons. Mais si les scientifiques avaient su préserver l’esprit de la science tel qu’il était à ses débuts, ils ne reculeraient pas devant un tel bouleversement de leur pensée. Vous êtes indignes de vos ancêtres. Les savants sont devenus des fonctionnaires, c’est dommage. Ils font passer l’idéologie avant la connaissance.

Ce matérialisme méthodologique est tellement bien passé dans les mœurs que l’expression “ une explication scientifique ” est terriblement ambigüe. Normalement, cela devrait signifier une explication qui satisfasse aux exigences de la science, mais très souvent cela signifie une explication qui présuppose le matérialisme. Une explication non-compatible avec le matérialisme n’est pas considérée comme une explication scientifique même si elle semble s’accorder bien mieux avec ce qu’elle est censée expliquer.

Par exemple, qu’est ce qu’une explication “ scientifique ” des EMI ? Une explication qui ramène ce phénomène à des processus cervicaux, la seule compatible avec le matérialisme. Mais si l’électroencéphalogramme est plat et qu’apparemment le cerveau ne fonctionne plus et que la conscience perdure malgré tout, qu’est-ce alors qu’une explication scientifique ? Elle n’est, bien souvent, qu’un bavardage compatible avec le Dogme matérialiste, même si c’est au dépend de l’observation.

Quand les scientifiques élaborent une théorie ils essayent aussitôt d’imaginer une expérience ou une observation qui serait susceptible de la casser. Mais cela est interdit quand il s’agit du matérialisme, non seulement on récuse tout ce qui pourraient invalider le matérialisme mais on interdit même aux scientifiques de le mettre en cause par contrat, implicite ou explicite. Et si l’on se permet d’avancer des observations incompatibles avec celui-ci, elles sont ignorées.

Le matérialisme méthodologique n’ayant aucun fondement sérieux, la science perd du coup sa neutralité ontologique. Mais ce n’est pas le point de vue de Lecointre :

« Or, si la philosophie matérialiste a, au cours de l’histoire, créé les conditions d’une émancipation politique de l’activité des scientifiques ; si la science est matérialiste en méthodes, en revanche elle ne doit rien en retour à la philosophie matérialiste, pas plus qu’à n’importe quelle philosophie. Elle n’en est aucunement prisonnière : elle est tout simplement philosophiquement non intentionnée. Pour autant, elle n’est peut-être pas dénuée de conséquences vis-à-vis de la philosophie, certains philosophes comme Quiniou considèrent que les résultats de la science constituent une contrainte passive pour la philosophie. Passive dans le sens où cette contrainte n’a jamais été produite à dessein.[36] »

Il faut tout de même un certain aplomb pour déclarer à la fois : « La science ne travaille pas avec des catégories par définition immatérielles (esprits, élans vitaux, phlogistique, âmes, spectres, fantômes, anges, etc.) ; cela participe de sa définition. » et « la science est [...] philosophiquement non intentionnée »

Mais nous aimerions voir la science philosophiquement neutre. Nous avons vu ce qu’est, selon moi, la science ainsi que la pseudoscience. La démarche scientifique ne nécessite nullement l’introduction d’un tel principe, bien au contraire. Pire, cette introduction est déjà par elle-même une attitude typiquement pseudo-scientifique. Vouloir penser ensemble constitue une exigence suffisante, ce pseudo-principe interdit au contraire de penser ensemble certaines questions, il limite le champ de la science.

C’est évidemment cette prétendue neutralité qui permet d’inviter les philosophes à s’inspirer des acquis de la science. Pour ma part, je trouve que le matérialisme méthodologique est tout à fait regrettable, mais puisque les scientifiques l’adoptent, il nous faut bien en tenir compte.

La science ne pouvant prétendre à une neutralité ontologique à cause de ce principe, les philosophes doivent grandement se méfier des théories scientifiques s’ils veulent s’en inspirer pour tenter de valider une position ontologique, tout au moins une position matérialiste. Et il leur faut absolument étudier des disciplines comme la parapsychologie ou la métapsychique. Car, en supposant même que les scientifiques pourraient s’en désintéresser et les disqualifier en les qualifiant de pseudosciences au nom d’un matérialisme méthodologique, le philosophe, heureusement pour lui, n’a pas de telles restrictions.

Et aussi, si des théories scientifiques tendent à valider le matérialisme il conviendra d’être particulièrement prudent envers elles car ce pourrait être sous l’effet de ce pseudo-principe. En revanche, si des découvertes scientifiques malgré ou en dépit de son principe matérialiste méthodologique tendent à valider une position spiritualiste, il en existe, on peut alors en tenir compte sans réserve car ce ne sera certainement pas le résultat de ses présupposés. Et surtout, il faudra veiller à prendre en compte les observations respectant tout à fait les critères de scientificité mais reléguées dans l’enfer des laboratoires et n’ayant pas droit de cité en science à cause de ce pseudo-principe, qui est typiquement une attitude pseudo-scientifique.

Avec ce pseudo-principe, ce n’est pas le matérialisme qui est le produit de la science, comme veulent le croire nombre de personnes, mais la science qui est le produit du matérialisme. Sans ce principe, la science aurait pris un tout autre visage et le matérialisme tout court n’aurait sans doute jamais réussi à s’imposer, pour la simple raison que les phénomènes incompatibles avec celui-ci auraient droit de cité. Tant que les scientifiques n’auront pas abandonné ce pseudo-principe nous devrons parler de “ science matérialiste ” et associer étroitement ces mots.

La science est peut-être le seul domaine de la pensée où les hommes ont réussi à se mettre d’accord sans exercer de coercition ou de manipulation rien que par la force des arguments. Et c’est en cela qu’elle est très intéressante. Malheureusement, la réalité n’est pas aussi idyllique, l’histoire de la science présente pas mal d’épisodes où les scientifiques ont exercé des pressions et même pire. L’histoire de Semmelweis, par exemple, est une honte pour la science. Mais les arguments ont tout de même finit par triompher, sauf justement pour le matérialisme. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour prédire qu’ils finiront aussi par triompher. Ce n’est pas étonnant, les idées les plus fondamentales sont aussi les plus difficiles à remettre en cause, car elles sont celles qui déclenchent le plus d’émotions.

Beaucoup de scientifiques ont un rapport émotionnel profond avec le matérialisme. Les scientifiques comprennent bien que la science ne peut pas prendre position sur le matérialisme ontologique alors ils se rabattent sur le principe matérialisme méthodologique. Et la coercition est toujours à l’œuvre en ce qui le concerne. Lecointre a tenté de le justifier, d’habitude celui-ci est imposé sans plus de justification. Mais un esprit ouvert devra toujours avoir présent à l’esprit que c’est certainement le principal domaine où la science n’est pas neutre.

Admettons qu’il faille en science adopter un tel principe, alors il y a au moins une chose qu’il faudrait faire auparavant : c’est un débat sérieux sur la nécessité d’un tel principe, conformément aux habitudes de la science. Mais cela n’a jamais été fait. Si l’on ne peut pas penser en dehors des clous, il faudrait au minimum penser soigneusement où l’on met les clous. Chiche, Mr Lecointre que vous participiez à un tel débat !

Il a répondu à cela en ne me répondant pas. En effet, je lui ai adressé un courriel avec ce chapitre en pièce jointe en lui demandant ce qu’il en pensait ; je n’ai pas reçu de réponse. La science consiste, comme nous l’avons vu, à penser ensemble, mais il y a des limites. Quand le matérialisme est en question, il semble que nous touchions à ces limites. La science s’élabore par le dialogue, sauf ici semble-t-il.

Il faut voir que ce matérialisme méthodologique est la clé de voûte du matérialisme tout court. Le jour où les scientifiques comprendront que ce principe n’a aucune justification ni aucune raison d’être, le matérialisme commencera à s’effondrer, en supposant qu’il soit faux bien entendu. Ils pourront alors prendre en compte des observations et des expériences qui, bien qu’elles satisfassent à tous les critères de scientificité, sont rejetées pour cause d’incompatibilité avec le matérialisme, nous verrons cela.

En fait, le matérialisme est aujourd’hui l’idéologie dominante. Les matérialistes ne sont pas les plus nombreux, mais cela ne les empêche pas de dominer. On le voit par exemple en ceci qu’aucun crédit n’est accordé à des expériences incompatibles avec le matérialisme, comme celles qu’examine la parapsychologie. Ce principe introduit un biais dans les catégories de phénomènes que la science prendra en considération et il est introduit par rapport à la question la plus fondamentale qui soit.

La science devrait être quelque chose d’extraordinaire, d’exceptionnel : une entreprise humaine qui ne soit pas soumise à une idéologie ! Mais à cause des scientifiques et de ce principe, elle est rabaissée à une démarche triviale. En réalité, c’est encore une idéologie.

Elle pourrait avoir un impact énorme sur nos idées que personne ne dirigerait. Mais il y beaucoup de gens que cela dérangent, y compris des scientifiques, et on peut penser qu’ils veulent contrôler cet impact éventuel sur nos idées. Si bien que la neutralité est encore un objectif à atteindre et que nous en sommes loin.

Il n’y a d’ailleurs pas que le matérialisme méthodologique qui plombe la science. Elle est de plus en plus sommée de valider des idées toutes faites et complètement conformistes ou de défendre des intérêts financiers.

Par exemple, nous voyons la science dénier l’existence des races humaines. Mais c’est totalement idiot. Ainsi, les races existent et sont reconnues pour bien des espèces mais pas pour l’homme. Qui prétendrait qu’il n’y a pas de races de chiens ? C’est un mode de lutte stupide contre le racisme et cela rend service à ce contre quoi il est censé lutter. Il conviendrait de dire que les races humaines portent sur des caractères inessentiels plutôt que de dire qu’elles n’existent pas. Et surtout, quand bien même elles porteraient sur des caractères plus essentiels, cela ne justifierait en rien le mépris ou l’exploitation.

Ce principe conduit à créer une séparation entre science et religion et limite en même temps son impact sur la religion. Imaginer qu’elle renonce à ce principe. Il faudrait envisager, dans le cadre du problème corps / esprit par exemple, l’hypothèse que nous aurions une âme. Et cela introduit le risque pour la religion de montrer que nous n’en avons pas ou pour le matérialisme de montrer que nous en avons une. Le refus d’envisager une telle hypothèse permet aux uns et aux autres d’éviter de tels risques et de continuer à penser de la même façon. C’est dommage.

Les scientifiques aiment poser des questions à la nature. Ils savent faire preuve pour cela d’une habileté et d’une ingéniosité extraordinaire ; mais très souvent ils détestent souvent que ce soit la nature qui leur pose des questions. Car quand c’est elle qui pose les questions, ils ne maîtrisent plus les questions qu’ils peuvent poser.

Il faut noter que le matérialisme méthodologique n’interdit pas une idée mais une hypothèse. Il n’interdit pas, bien sûr, aux scientifiques de penser ce qu’ils veulent, mais il leur interdit d’envisager une hypothèse dans le cadre de la science, de toutes les sciences et dans toutes les situations. Même dans celles où l’hypothèse semblerait devoir s’imposer et parfois s’imposer si fort que l’on n’en voit pas d’autres. Alors que fait-on dans une telle situation ? Et bien tout simplement, pour rester scientifique, on ignore la situation. J’en donnerai quelques exemples. Peut-être, mais pour un philosophe, c’est justement ces situations là qui sont particulièrement intéressantes.

Pour nombre de scientifiques les théories intéressantes sont souvent celles pour lesquelles ils espèrent des applications. Pour le philosophe, ce qui l’intéresse, ce sont les implications. Cela n’a évidemment rien à voir et ça signifie que les observations qui n’intéressent pas le scientifique, c’est plus prudent pour sa carrière, sont précisément celles qui devrait intéresser au premier chef le philosophe. Ce principe méthodologique n’a aucun sens pour le philosophe, il doit plutôt s’en méfier, quand bien même en aurait-il un pour les scientifiques.

La philosophie n’a pas les mêmes exigences que la science. Et surtout, si ces phénomènes sont riches d’implications philosophiques elle ne peut pas se permettre de les ignorer. La philosophie doit mettre en cause tout présupposé.

La science devrait être une pensée de groupe, c’est là que le penser ensemble devrait la mener. Avec le matérialisme méthodologique elle devient une pensée groupale, c’est-à-dire une pensée que l’on construit ensemble mais avec des limites et des contraintes et au risque d’être exclu pour ceux qui ne respecteraient pas ces limites. Nous avons l’habitude des pensées groupales, l’humanité depuis des millénaires est piégée par ce genre de pensée. Avec la science nous avions une chance unique d’échapper à ces modes de penser, malheureusement ils l’ont gâchée.

D’autre part, et surtout, adopter un présupposé réclame que l’on paye le prix de cette attitude. Ainsi, comme Bunge et bien d’autres, si l’on réclame de la science qu’elle doive adopter un principe matérialiste méthodologique, cela ne peut se faire qu’à la condition de déclarer explicitement que la science ne peut pas se prononcer sur la question du matérialisme ontologique et que les philosophes ne doivent pas s’en inspirer sur ce point. Mais c’est justement ce que, généralement, ils ne font pas, et que Lecointre n’a pas fait puisque qu’il invite les philosophes à tenir compte des données de la science sans émettre aucune réserve.

La conscience

Le matérialiste doit pouvoir expliquer les propriétés des choses. Il a très bien réussi à expliquer nombre de ces propriétés. Mais il doit pouvoir expliquer toutes les propriétés de toutes les choses. Il doit donc expliquer ce qui semble a priori le plus inexplicable dans ce cadre et le plus difficile semble d’expliquer comment la conscience serait le produit du cerveau.

Pour un matérialiste, une propriété comme la conscience ne peut que résider dans une structure particulière, en l’occurrence le cerveau. Alors que, pour le spiritualiste, elle serait la propriété de quelque chose qui serait simple, non-composé d’éléments. Elle serait donc soit la propriété d’une structure, soit d’une substance.

La liberté et la conscience semblent très difficiles, sinon impossibles, à expliquer dans le cadre du matérialisme (elles vont d’ailleurs ensemble). Il est relativement facile de nier la liberté pour régler le problème, mais reste la conscience. Au temps du matérialisme conquérant le problème de la conscience avait été complètement écarté, notamment par Watson, mais une telle relégation ne peut avoir qu’un temps. En quoi consiste la difficulté ?

Le matérialisme implique que tous les phénomènes psychologiques soient le produit de phénomènes physiologiques. Ainsi, un phénomène psychologique pourrait recevoir une double description. L’une, celle de l’expérience vécue, l’autre, comme le résultat de phénomènes à l’intérieur du cerveau. La jonction entre ces deux descriptions est extrêmement problématique, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est ce que l’on appelle le problème corps / esprit qui occupe nombre de neurophysiologistes. C’est aujourd’hui un problème central.

Intuitivement, nous avons le sentiment que la conscience serait la propriété de quelque chose qui serait simple, non composé d’éléments. La réflexion n’arrange rien du tout. En effet, les propriétés d’un système proviennent des relations entre ses éléments. Ces relations sont réductibles à des forces d’attraction / répulsion ou des processus d’émission / absorption. Comment comprendre qu’un ensemble de telles relations puisse devenir conscient ?

Si l’Esprit précède la matière, le problème corps / esprit ne se pose pas. Mais si la matière précède l’esprit, il faut expliquer comment des arrangements de la matière peuvent produire l’esprit. Ce problème fait ressortir très clairement, et plus clairement peut-être que n’importe où ailleurs, l’attitude des scientifiques vis-à-vis de l’opposition matérialisme / spiritualisme. Nous allons donc voir les problèmes dans lesquels ils sont embourbés et nous allons examiner leur comportement.

Avant les années 80, les matérialistes arguaient que notre connaissance du cerveau était trop limitée pour pouvoir aborder cette question. Mais quand on a compris comment fonctionnait un neurone, il devenait possible, au moins en principe, d’expliquer la conscience, le problème devenait alors incontournable.

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Considérons une première position, l’éliminativisme, voici ce qu’en dit Wikipedia :

« Bien que l’on attribue parfois à l’éliminativisme l’idée que la conscience n’est qu’un épiphénomène de certaines fonctions du cerveau dont la description ne peut en ce sens intégrer le champ de la science, l’approche éliminativiste de la conscience implique en réalité qu’il n’existe rien de tel que ce que l’on entend habituellement par ce terme, et que son concept sera éliminé au fur et à mesure des progrès en neurosciences.[37] »

Des positions aussi extrêmes semblent tout à fait absurdes. Mais les positions extrêmes ont souvent quelque chose à nous dire et il nous faut comprendre pourquoi certains en viennent à les adopter.

Ceux qui défendent de telles positions sont, d’une certaine manière, plus conscients que les autres. Ils sont conscients de l’énorme difficulté que pose le problème de la conscience pour le matérialisme. En fait, en cherchant à éliminer la conscience, c’est toute autre chose qu’ils visent à éliminer : le problème devant lequel les matérialistes se trouvent confrontés. Et comme il n’est pas question d’éliminer le matérialisme on préfère tenter d’éliminer le problème. Mais en procédant ainsi, ils ne convainquent personne, même pas les matérialistes, au moins la plupart d’entre eux. Examinons maintenant la position de ceux que la tentative d’éliminer la conscience n’a pas convaincu.

La première chose dont on peut de se rendre compte est la manière dont est évacué le spiritualisme. Elle témoigne d’une rapidité, d’une méconnaissance ou d’une mauvaise foi assez remarquable.

Si on veut aborder une question honnêtement, il faut envisager toutes les hypothèses plausibles. Mais si on veut l’aborder “ scientifiquement ” il faut rejeter d’emblée toute hypothèse incompatible avec le matérialisme. Mais, bien entendu, il faut en même temps faire semblant de rester honnête. Sur le problème en question, la manière de procéder est presque (le presque est là par prudence) toujours la même, on peut l’observer dans les textes qui prennent la peine de justifier le choix d’une explication matérialiste de la conscience, elle très simple :

1) Enfermer le problème dans une alternative présentée comme les seules options possibles.

2) On montre comment l’un des termes de cette alternative est faux, et on conclut que l’autre terme s’impose.

Une telle stratégie est tout à fait classique. Et, bien évidemment, la question escamotée est de savoir si cette alternative est réellement la seule qui se présente. L’alternative en question consiste à envisager une option baptisée “ dualisme cartésien ”. L’autre option étant que tout ce qui se produit de l’ordre de l’esprit serait une propriété du cerveau.

Une fois que l’on a posé cette dualité, la question est pliée. Il suffit de remarquer que les états de conscience peuvent être profondément modifiés par des phénomènes physiologiques. Ce que, évidemment, Descartes savait très bien, un peu d’alcool suffit pour observer cela.

Le problème corps / esprit est capital par rapport à la question de savoir si la matière procède de l’esprit ou l’inverse ; et voilà comment elle est expédiée.

Baptiser cette option dualisme cartésien repose sur une méconnaissance, une incompréhension ou une fumisterie. En effet, Descartes n’a jamais été dualiste au sens où ils l’entendent. Il était ce que l’on appellerait aujourd’hui interactionniste, même si le label n’existait pas à son époque. Interactionniste signifie simplement que l’expérience vécue serait le produit de l’interaction entre l’esprit et le cerveau. Voici ce que disait Descartes :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui.[38] »

Est-ce qu’ils ignoreraient complètement cette position qu’est l’interactionnisme ? C’était, par exemple, celle de John Eccles, prix Nobel de physiologie. Il n’y a pas que cela qu’ils ignorent d’ailleurs, et c’est beaucoup plus intéressant, mais tout un ensemble d’expériences ou d’observations qui invalident totalement leur position, que certains d’entre eux les ignorent, c’est normal, mais sûrement pas tous.

Ignorer complètement la seule position qui s’impose en faisant appel à quelqu’un dont c’était précisément la position, tout en la trahissant totalement, il faut le faire. Mais il est vrai aussi que c’est tout à fait courant de déformer totalement les positions de ses adversaires. L’interactionnisme est, en effet, la seule position qui permette de prendre en compte l’ensemble des phénomènes, aussi bien l’influence des phénomènes physiques sur l’expérience vécue que tout un ensemble d’observations incompatibles avec le matérialisme.

Comme, par exemple, tout ce qui est qualifié de psychosomatique, comme l’effet placebo. Si celui-ci n’était pas aussi pleinement reconnu il ferait partie de la parapsychologie et l’on se gausserait de ceux qui y “ croient ”. Maintenant qu’il est reconnu, tout le monde le trouve normal et personne ne s’interroge sur ce qu’il peut avoir de très bizarre pour le matérialisme.

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Deux systèmes de structures semblables, constitués avec des éléments différents, posséderont des propriétés semblables. Et aussi, avec exactement les mêmes éléments, on pourra construire des systèmes aux propriétés complètement différentes ; un arbre, un oiseau et un homme ont des propriétés complètement différentes bien qu’ils soient constitués des mêmes éléments. Et, à l’inverse, avec des éléments différents (par exemple tubes ou transistors) on pourra construire deux ordinateurs structurés semblablement et possédant des propriétés similaires.

On peut aisément concevoir comment le système que l’on appelle arbre peut décomposer le gaz carbonique et assimiler le carbone. Mais, c’est une toute autre affaire de s’imaginer comment un système composé d’éléments pourrait être conscient. Voici ce que dit Thomas Nagel :

« C’est la conscience qui fait que le problème corps-esprit est vraiment difficile à résoudre […] Sans la conscience le problème du rapport corps-esprit serait beaucoup moins intéressant. Avec la conscience il paraît sans espoir de solution.[39] »

Il a écrit un article très connu intitulé Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ?[40] Il explique que : même si nous avions une connaissance complète de ce qui se passe dans le cerveau d’une chauve-souris, nous ne pourrions absolument pas savoir ce que cela fait que d’être une chauve-souris. Il creuse ainsi le fossé entre la connaissance que nous avons de ce qui passe dans le cerveau et l’expérience vécue. David Chalmers parle du difficile problème de la conscience, les problèmes faciles étant la façon dont fonctionne le cerveau. Voici ce que disait Rudolf Steiner :

« Du Bois-Reymond croit que les atomes […] engendrent par leur position et leur mouvement sensation et sentiment, pour ensuite parvenir à la conclusion : nous ne pouvons jamais parvenir à une explication satisfaisante au sujet de la façon dont matière et mouvement engendrent sensation et sentiment, car il est précisément tout à fait et pour toujours incompréhensible qu’ils ne devraient pas être indifférent […] On ne peut d’aucune façon comprendre comment, à partir de leur interaction, pourrait naître la conscience.[41] »

Citons encore l’Évangile de Thomas :

« Jésus disait :

     Si la chair est venue à l’existence à cause de l’esprit, 
c’est une merveille         
        mais si l’esprit est venu à l’existence à cause du corps,        
c’est une merveille de merveille …[42] »

On retrouve la problématique corps / esprit dans l’intelligence artificielle. L’idée qu’il pourrait y avoir une intelligence artificielle a été avancée par ceux qui sont convaincus que l’homme n’est rien d’autre qu’un système d’éléments. Si l’on pose que toutes les facultés humaines sont le produit d’un système, et dès lors que l’on sait que les propriétés d’un système dépendent de l’organisation de ses éléments et non des éléments eux-mêmes, il n’y a aucune raison de supposer qu’il ne soit pas possible de reproduire ces propriétés à l’aide d’un système artificiel.

Mais, les tenants de l’intelligence artificielle ont complètement escamoté la question de la conscience. Espèrent-ils réaliser une intelligence sans conscience (on ne voit pas très bien ce que cela pourrait vouloir dire). Ou bien espèrent-ils qu’un ordinateur, à partir d’un certain degré de complexité, deviendrait automatiquement conscient ? Ou bien encore, espèrent-ils réaliser délibérément un ordinateur qui serait conscient ? S’ils ont escamoté le problème ce n’est nullement par hasard. Ils n’imaginent absolument pas comment il faudrait assembler un réseau de transistors pour qu’il se mette à manifester une propriété comme la conscience.

Plus exactement, l’attitude consistant à escamoter cette question se manifestait plutôt dans les débuts de l’intelligence artificielle quand elle était encore en projet ; aujourd’hui on parle plutôt de l’intelligence artificielle comme si c’était une réalité. Comme personne ne prétend que nos ordinateurs sont conscients, cela signifie qu’il pourrait exister une intelligence sans conscience. C’est tout de même loin d’être évident, en fait, la question est toujours escamotée.

Pour échapper au problème, certains ont élaboré la notion de propriété émergente. Avec les propriétés émergentes, la conscience émergerait toute seule, soit par l’évolution du vivant, soit à partir d’un certain niveau de complexité de nos ordinateurs. Mais la notion de propriété émergente n’a pas plus de valeur explicative que la vertu dormitive pour l’opium. En effet, on n’a pas expliqué ni comment elle émerge, ni surtout comment elle peut être la propriété d’un système. Il existe une autre conception de la notion d’émergence que j’examinerai plus loin.

Peut-on raisonnablement penser que la conscience va émerger spontanément de nos ordinateurs en assemblant des transistors n’importe comment ? N’importe comment du point de vue de l’apparition de la conscience, bien sûr. Quant à assembler ces transistors délibérément pour qu’ils manifestent une telle propriété, nous aimerions savoir comment vous pourriez faire. Voici ce que disait Bertrand Russel :

« Tout le monde, à l’exception des philosophes adonnés au béhaviorisme, est persuadé que des choses se passent en nous, qui ne se passent pas dans les machines. Si vous avez mal aux dents, vous savez que vous éprouvez une douleur. Vous pourriez faire une machine qui gémirait et qui même dirait « c’est intolérable », mais vous ne croiriez toujours pas que la machine souffre ce que vous souffrez quand vous avez mal aux dents.[43] »

Malebranche battait son chien comme plâtre en prétendant qu’il ne souffrait pas. Il adoptait la théorie des animaux-machines de Descartes et en fonction de cette théorie les animaux étaient censés ne pas souffrir. Une machine ne peut pas souffrir, les cris de son chien n’étaient donc pour lui que des grincements de la machine.

Pour nombre de penseurs modernes, ce ne sont pas seulement les animaux mais les hommes aussi qui sont des machines. Mais nous ne comprenons toujours pas plus que Descartes ou Malebranche comment une machine pourrait souffrir. De quelle manière faudrait-il brancher un réseau de transistors pour qu’il soit capable de souffrir ; c’est une énigme totale. Pourtant, pour un matérialiste, il n’y a aucune espèce de raison de penser que cela ne soit pas possible. Mais, comme dit Lecomte :

« Les biologistes du cerveau, les concepteurs d’ordinateurs, les psychologues, les éthologues, les linguistes butent tous sur le problème de la spécificité de l’esprit humain dont la nature profonde et les règles n’en finissent pas de se dérober.[44] »

Tout le monde ne semble pas aussi gêné voici, par exemple, ce que dit Jean-Pierre Changeux :

« Rien ne s’oppose plus désormais sur le plan théorique, à ce que les conduites de l’homme soient décrites en termes d’activités neuronales.[45] »

Cette incompréhension radicale dans laquelle nous sommes d’imaginer comment un système pourrait être conscient ne constitue pas un argument contre cette idée. Mais cela devrait au moins nous inciter à être très prudent et réservé dans l’affirmation qu’elle serait la propriété d’un système. Cette impossibilité de pouvoir imaginer une solution à cette question est une raison suffisante pour se demander si la conscience ne serait pas plutôt le produit de quelque chose qui serait simple, non-composé d’éléments. Mais, bien que nous ne comprenions absolument pas comment la conscience pourrait être la propriété d’un système, poser l’hypothèse inverse, est pour beaucoup une insanité. Gerald Edelman a produit une théorie dont le propos est d’expliquer la conscience. À ce sujet il disait :

« Pour être scientifique, la théorie doit partir de l’hypothèse que la cognition et l’expérience consciente ne reposent que sur des processus et des types d’organisation qui existent dans le monde physique. Elle doit par conséquent prendre soin de préciser quels sont les liens existants entre processus psychologiques et physiologiques.[46] »

Le problème est évidemment dans le « doit partir de l’hypothèse », voilà le matérialisme méthodologique qui pointe son nez. Je pense qu’il faudrait mieux dire : pour être scientifique il faudrait chercher s’il existe des observations qui tendraient à montrer que la conscience serait, ou non, la propriété du cerveau. Nous n’avons manifestement pas la même conception de la science.

Mais si, en réalité, la conscience est la propriété d’une âme, la tentative de l’expliquer comme propriété du cerveau risque de durer longtemps. En fait, jusqu’à ce que l’on change la définition de ce qui est scientifique. Et en attendant la science devra, pour rester “ scientifique ”, fournir des explications fausses.

Edelman pensait pouvoir fournir une explication de la conscience. Il est toujours possible de fournir une douzaine d’explications à n’importe quoi et beaucoup ne s’en privent guère. Il est même possible, surtout quand on est scientifique, de donner l’allure d’une théorie scientifique à ces explications. Mais cela n’en fait pas, pour autant, une théorie scientifique. Le problème commence quand on se demande quel rapport ont ces explications avec la réalité. Pour que cela puisse prétendre être de la science, il faut s’efforcer de confronter cette théorie à l’expérience ; il le savait d’ailleurs très bien.

Cependant, Edelman n’a pas eu un mot dans son ouvrage pour les expériences de Benjamin Libet. Pourtant, ces travaux concernent aussi la conscience. Il y a tout de même une différence en ceci que le travail d’Edelman est une théorie explicative de la conscience alors que celui de Libet est constitué d’observations. Et il se trouve que le travail de celui-ci invalide la théorie de celui-là. On comprend ainsi pourquoi il n’en parlait pas, comme pratiquement tous (pour ne pas dire tous, je n’ai évidemment pas pu vérifier) qui prétendent répondre au problème corps / esprit. Chez beaucoup de scientifiques aussi les théories font fi de l’expérience. Surtout s’il s’agit d’une notion fondamentale qui est en cause. Et c’est bien le cas ici, en effet, comme le dit Dennett :

« Si les expériences de Libet étaient un jour convenablement reproduites, ce serait un jour sombre pour le matérialisme.[47] »

L’attitude d’Edelman peut fort bien s’expliquer, le problème de la conscience est passablement dérangeant pour un matérialiste. En fait, le but de ces théories n’est absolument pas de comprendre quelque chose au phénomène de la conscience, comme ils donnent à croire. Mais de croire que nous y avons compris quelque chose afin de pouvoir continuer à penser de la même façon. En effet, beaucoup d’entre nous dépense beaucoup d’énergie pour continuer à penser de la même façon quoi qu’il advienne.

S’ils avaient vraiment envie de comprendre ce qu’il se passe, ils s’intéresseraient aux expériences de Libet et ils tenteraient de les refaire. Il est toujours facile d’inventer des théories, mais si elles ne sont pas testables, ce qui est le cas de toutes ces théories de la conscience, mais c’est un pur verbiage. Or, il se trouve que Libet a fait des observations qui réfutent d’un coup toutes ces théories. Nos matérialistes peuvent encore s’en tirer aujourd’hui en arguant que ces observations n’ont pas été répétées et en se gardant bien, évidemment, d’essayer de les répéter. Mais combien de temps cela durera-t-il ?

Pour le prix d’une automobile on peut aujourd’hui acheter suffisamment de circuits électroniques présentant une capacité de traitement de l’information largement supérieure à celle du cerveau humain. Pourquoi ne nous présentez-vous un schéma de câblage qui nous dirait comment brancher tout ça ensemble pour qu’il manifeste une propriété comme la conscience ; plutôt que de nous abreuver de ces théories plus bavardes et plus fumeuses les unes que les autres. Une théorie censée expliquer la conscience comme propriété d’une structure ne vaut pas un clou si elle ne présente pas le schéma d’une structure qui serait censée être consciente. Nous attendons toujours un tel schéma. Mais voici ce que pense un matérialiste, John Searle, des théories corps / esprit :

« Le schéma que l’on retrouve presque invariablement dans ces discussions est le suivant : un philosophe avance une théorie matérialiste de l’esprit. Il le fait, avec l’intime conviction qu’une version ou une autre de la théorie matérialiste de l’esprit doit être la bonne — après tout, ne savons-nous pas, grâce aux découvertes de la science, qu’il n’y a vraiment rien d’autre dans l’univers que des particules physiques et des champs de force agissant sur des particules physiques ? Or, à l’évidence, on doit pouvoir donner une explication des êtres humains qui soit compatible et cohérente avec notre explication de la nature en général. Et ne s’ensuit-il pas, à l’évidence, de tout cela que notre explication des êtres humains doit être un matérialisme intégral ? Voilà donc notre philosophe en quête d’une explication matérialiste de l’esprit. C’est alors qu’il rencontre des difficultés. Il semble toujours qu’il laisse quelque chose de côté. Si l’on s’en tient au schéma général de la discussion, on peut voir que les critiques de la théorie matérialiste de l’esprit prennent ordinairement une forme plus ou moins technique ; mais en réalité, sous les objections techniques, se cache une objection plus profonde, laquelle peut se formuler plus simplement comme suit : la théorie en question a laissé de côté l’esprit ; elle a laissé de côté quelque caractéristique essentielle de l’esprit, comme la conscience ou les « qualia » ou le contenu sémantique. On rencontre sans cesse ce schéma. Une thèse matérialiste est avancée. Mais la thèse rencontre des difficultés ; les difficultés prennent différentes formes, mais elles sont toujours la manifestation d’une difficulté sous-jacente plus profonde, à savoir que la thèse en question nie des faits évidents que nous connaissons tous sur notre esprit. Et cela conduit à des efforts encore plus effrénés pour s’accrocher à la thèse matérialiste et essayer de contrer les arguments avancés par ceux qui s’obstinent à vouloir préserver les faits. Après quelques années de manœuvres désespérées pour expliquer les difficultés, on avance tel ou tel nouveau développement qui est censé résoudre les difficultés, quitte à s’apercevoir alors que de nouvelles difficultés surgissent, à ceci près qu’elles ne sont pas si nouvelles que cela — ce sont les mêmes que par le passé.[48] »

Ainsi donc, nos théoriciens ne réussissent à élaborer des théories corps / esprit qu’en laissant de côté l’esprit. On aurait pu s’en douter dès le début. En fait, leur bavardage ne sont pas fait pour expliquer l’esprit mais pour masquer le problème et s’arranger pour noyer l’esprit dans le verbiage. Ces théories retombent toujours sur la difficulté que j’ai signalé plus haut qui est de faire se rejoindre les deux descriptions possibles de la conscience : celle de l’expérience vécue, et celle décrivant un système neurophysiologique. Continuons la lecture :

« les explications causales fournies par les sciences de la nature ont, selon Nagel, une sorte de nécessité causale. Nous comprenons, par exemple, comment le comportement des molécules d’H2O est la cause de l’état liquide de l’eau, parce que nous voyons que la liquidité est une conséquence nécessaire du comportement des molécules. [...] Supposons que nous comprenions la physique en question, il est inconcevable que si les molécules se comportent ainsi, l’eau ne soit pas alors dans un état liquide. En bref, soutient Nagel, les explications scientifiques impliquent la nécessité et la nécessité implique l’inconcevabilité du contraire. Or, dit Nagel, nous ne pouvons parvenir à ce type de nécessité s’agissant des rapports entre la matière et la conscience. Aucune analyse possible du comportement neuronal n’expliquerait pourquoi, étant donné ce comportement, il nous faut, par exemple, avoir mal. Aucune analyse n’expliquerait pourquoi la douleur est une conséquence nécessaire de certaines sortes de déclenchements neuronaux. La preuve que l’analyse ne nous donne pas de nécessité causale, c’est que nous pouvons toujours concevoir le contraire. Nous pouvons toujours concevoir un état de choses dans lequel la neurophysiologie se comporte exactement comme on veut, et néanmoins, le système n’éprouve aucune douleur. Si l’explication scientifique adéquate implique la nécessité — et que la nécessité implique que le contraire est inconcevable, alors, par contraposition, la possibilité de concevoir le contraire implique que nous n’avons pas de nécessité, ce qui implique à son tour que nous n’avons pas d’explication.[49] »

Ainsi, John Searle, bien que matérialiste convaincu, n’est absolument pas dupe du bavardage autour des théories corps / esprit. Ce qu’il nous dit est tout à fait juste. « la nécessité implique que le contraire est inconcevable, alors, par contraposition, la possibilité de concevoir le contraire implique que nous n’avons pas de nécessité, ce qui implique à son tour que nous n’avons pas d’explication. » Une explication non-nécessaire n’est pas une explication. Et on ne nous a jamais fourni que des explications non-nécessaires au problème corps / esprit. C’est-à-dire en somme que l’on n’a produit que du bavardage. En une phrase, Searle démolit toutes les prétentions des théories corps / esprit. D’autre part, comme il le remarque, on voit très mal comment les tenants de ces théories pourraient avancer une théorie qui répondrait à l’exigence de nécessité.

Des théories matérialistes expliquant le phénomène de la conscience, ce n’est pas cela qui manque. Depuis celle de Bouddha[50] qui a l’avantage d’être compréhensible même aux débiles mentaux, jusqu’à celle, beaucoup plus sophistiqué, d’Edelman, nous n’avons que l’embarras du choix. Plutôt que de produire des théories en veux-tu en voilà, il serait peut-être plus intéressant de commencer par établir un bilan des phénomènes que ces théories sont censées expliquer. Et il serait plus intéressant de dresser d’abord un inventaire général des propriétés du cerveau. Il se pourrait bien que, quand on aura dressé un tel bilan, il ne restera plus grand chose de la plupart de ces théories.

Nous allons voir maintenant ce qui pourrait être une position beaucoup plus intéressante de la part d’un matérialiste :

“ Certes, nous ne comprenons absolument pas comment la conscience pourrait être la propriété d’un système organisé. Et intuitivement, il est clair que nous avons le sentiment que la conscience devrait plutôt être la propriété de quelque chose qui serait simple ; c’est à dire d’une âme. Cependant, nous avons d’excellentes raisons de penser qu’il n’en est rien. Le problème de la double substance constitue déjà une grave objection à l’idée d’une âme. Mais surtout, pratiquement chacun d’entre nous a fait l’expérience de la façon dont un peu d’alcool, ou n’importe quelle drogue, peut modifier la conscience, voire la supprimer. Ainsi, bien que nous ne comprenions rien au phénomène de la conscience, c’est une bonne raison de penser qu’elle est bien la propriété du cerveau. Si elle était la propriété d’une âme, comment des phénomènes physico-chimiques pourraient avoir sur elle un tel effet ? ”

Une telle position, serait plus solide et sérieuse. Et surtout, elle ne repose pas sur un a priori philosophique. Et après tout, il n’est pas forcément nécessaire, pour un matérialiste, d’élaborer une théorie de la conscience. Il est tout à fait suffisant de montrer qu’elle est effectivement la propriété du cerveau pour valider le matérialisme ; même si nous n’y comprenons rien. Cela n’est peut-être pas très satisfaisant d’un point de vue philosophique ; nous aimerions comprendre. En revanche, élaborer une théorie de la conscience n’est absolument pas suffisant, il faudrait, en plus, la valider. Ce qui semble à peu près impossible, au moins pour l’instant.

Cependant, il est sans doute tentant pour un matérialiste d’écarter le problème de la conscience, comme l’a fait Watson ou Dennet, ou de renoncer à l’expliquer ; mais cela reste gênant. En effet, si le matérialisme est vrai, la conscience ne peut être que la propriété d’un système. Et la méthode scientifique est tout à fait adaptée à l’étude des propriétés des systèmes. Pourquoi donc celle-ci lui échapperait ?

Examinons maintenant les deux arguments intéressants de la position ci-dessus : le problème de la double substance et celui de la dépendance de la conscience vis-à-vis des phénomènes physico-chimiques. L’argument de la double substance est fort contre le dualisme corps / esprit. Comment une substance spirituelle pourrait-elle interagir sur une substance matérielle, de nature tout à fait différente ? Voici un exposé moderne de cet argument par Douglas Hofstadter :

« Depuis que Descartes s’est attaqué à cette théorie pour la première fois, les interactionnistes se sont toujours heurtés à un problème apparemment insurmontable, comment expliquer qu’un événement sans propriétés physiques — sans masse, sans charge, sans position ni vitesse — puisse provoquer un changement physique dans le cerveau (ou ailleurs) ? Pour qu’un événement non physique créé une différence, il devrait engendrer un événement physique qui ne se produirait pas si ledit événement non physique n’avait pas eu lieu. Mais si nous découvrions un événement de ce type, ayant ce genre d’effet, pourquoi ne déciderions-nous pas pour cette raison même que nous aurions découvert un nouveau genre événement physique ? [51] »

Lui, au moins, comprend la position de Descartes comme étant interactionniste. Ainsi, d’un côté nous avons une position qui se heurte à l’impossibilité de comprendre comment un système pourrait être conscient ; et de l’autre, une position qui se heurte à l’impossibilité de comprendre les interactions entre les deux parties d’une dualité.

Seulement voilà, cette objection de la double substance était tout à fait intéressante du temps de Descartes et même jusqu’à il y a une soixantaine d’année. Elle semblait effectivement insurmontable. Personne, en effet, n’avait imaginé que la matière n’était pas une substance, mais un phénomène. Mais, peut-on continuer à faire une telle objection aujourd’hui en ignorant la théorie quantique ? Et, comment Hofstadter, qui non seulement a une formation de physicien, mais dont le père est prix Nobel de physique, peut-il ignorer, qu’une particule sans masse ni charge, est capable d’interagir avec une particule ayant une masse et une charge, comme le photon et l’électron ? Et surtout, qu’une “ particule ” quantique peut prendre, de façon indéterminée, plusieurs états sans que cela corresponde à des différences d’énergie.

Le problème de la double substance suppose que l’on considère la matière comme une substance. Hofstadter, avec ce qu’il sait de la physique, considère-t-il encore que la matière serait une substance ? De plus, si le réel ultime ne peut plus être tenu pour discontinu, comme semble le montrer la théorie quantique, la question de l’existence de l’âme ne peut plus être considérée comme une insanité. Maintenant que cette objection très puissante à l’encontre d’une conception dualiste ou interactionniste est levée, il devrait être possible de pouvoir poser à nouveau l’hypothèse puisqu’il n’y a plus d’obstacle logique.

Examinons maintenant l’argument de la dépendance de la conscience vis-à-vis des phénomènes physico-chimiques. Qu’est ce qui, dans notre expérience, nous permettrait d’éclairer ce problème ? Tout d’abord, nous observons que des perturbations apportées au système cérébral telles que le sommeil, un traumatisme, l’absorption de substances chimiques ou une anesthésie, interrompent, modifient la conscience ou l’expérience vécue. C’est un argument très fort en faveur du matérialisme, et même si nous ne comprenons pas comment la conscience pourrait être la propriété d’un système, ces observations nous invitent à le penser.

Mais ce n’est pas si simple. Tout d’abord, l’argument ne vaut pas contre l’hypothèse interactionniste. Et nous avons aujourd’hui bien des témoignages qui nous donnent à penser qu’il n’en est pas toujours ainsi et qu’une fonction comme la conscience n’est pas toujours interrompue par un traumatisme ou une anesthésie. Ce qui devrait toujours être le cas si la conscience était la propriété du cerveau. Il arrive que des opérés revenant d’une anesthésie témoignent avoir vu l’opération et même des choses extérieures à la salle d’opération que même leurs sens éveillés ne leur auraient pas permis de connaître. Des témoignages semblables existent dans le cas de traumatisme, ce que l’on appelle les expériences de mort imminente (EMI).

On peut bien sûr refuser ces témoignages sans aucun examen sérieux ; mais on ne prouve jamais ainsi que sa propre sottise. La seule attitude intelligente consiste à étudier ces témoignages, à concevoir des critères qui devraient nous permettre de les accepter ou de les refuser, et de voir s’ils satisfont, ou non, à ces critères. Et non de les refuser a priori pour la raison qu’ils sont contraires au Dogme. Jean-Pierre Jourdan a effectué une remarquable étude de ces phénomènes qu’il a présentée dans son ouvrage Deadline, dernière limite[52]. Et ce qu’il montre, c’est que la conscience peut exister même avec un électroencéphalogramme plat. Pensez-vous que l’on puisse encore le considérer comme scientifique ? En fait, la question de savoir si ce sont des faits scientifiques ne nous intéresse pas ; la question qui nous intéresse est de savoir si ce sont des faits tout court.

L’argument de loin le plus puissant en faveur du matérialisme est la dépendance de la conscience vis-à-vis des phénomènes physico-chimiques. Deux raisons font toute sa force, la première est que cette dépendance est un fait indéniable, incontournable, chacun peut la constater, la seconde raison est qu’il est direct. Il traite directement des rapports de la matière et de l’esprit. Le darwinisme, par exemple, est un argument beaucoup plus indirect, car même s’il était prouvé, il ne prouverait pas pour autant le matérialisme, ce ne serait qu’un argument intéressant en sa faveur. Toutefois, l’argument de la dépendance de la conscience n’est pas décisif. Le matérialisme exige en effet que cette dépendance soit totale, et si cette dépendance est absolument évidente, rien ne nous dit pour autant qu’elle soit totale. Certains témoignages et observations permettent de penser le contraire. Dès lors, pour que cet argument soit recevable, il faudrait aussi étudier soigneusement les témoignages qui tendent à montrer que notre conscience pourrait être indépendante de ces phénomènes. En refusant ces témoignages sans aucun examen sérieux, les matérialistes rendent irrecevable un de leurs meilleurs arguments (sinon le seul).

Il serait donc beaucoup plus intéressant de se poser d’abord la question de savoir si la conscience est, ou non, une propriété du cerveau indépendamment de tout présupposé philosophique. Comment pourrions-nous répondre à une telle question ? Si on ne veut pas partir d’un a priori philosophique, il conviendrait de commencer par se demander s’il existe des propriétés observables chez l’être humain qui ne pourrait pas être intelligible comme propriétés du corps. C’est ce qu’étudie la parapsychologie.

La parapsychologie

Tous les phénomènes qu’étudie la parapsychologie sont incompatibles avec le matérialisme, à part peut-être la télépathie, et cela impacte directement l’attitude de nos intellectuels vis-à-vis d’elle. C’est le lieu où le postulat fondamental sur lequel repose notre société est mis en question et plutôt que d’en faire une occasion de s’interroger sur la validité de ce postulat on préfère dénigrer ce qui le met en question. Ce sera donc un lieu privilégié d’études pour un philosophe qui ne veut pas partir d’un quelconque présupposé, c’est-à-dire un authentique philosophe, pas comme Alain (nous verrons pourquoi). Et ce sera aussi un lieu privilégié pour étudier le comportement de nos élites intellectuelles.

Malgré son importance elle reste une science marginale, les matérialistes diront une pseudoscience. Mais, selon la définition que j’ai donné de cette notion, on peut se demander qui sont des pseudo-scientifiques. Cette relégation dans la marginalité est peut-être déjà le signe d’une attitude suspecte. Tous les travaux de parapsychologie se font sur des fonds privés, pourquoi une science aussi importante ne reçoit aucun crédit alors même qu’elle en nécessite très peu ?

Comment nous faire une idée de la valeur de la parapsychologie sans prendre la peine de l’étudier ? Nous ne prendrons pas en compte les opinions de ceux qui n’y connaissent rien. Il existe d’autres personnes, peu nombreuses, critiques de la parapsychologie et qui savent de quoi elles parlent.

Jean-Michel Abrassart est l’un d’entre eux et il reconnait tout à fait, non seulement que la parapsychologie obtient des résultats, mais même qu’elle respecte les critères de scientificité et il la considère comme une science authentique[53], même s’il n’est pas convaincu par ses résultats. En fait, bien qu’il soit censé être un critique de la parapsychologie, il est un de ses meilleurs défenseurs, on peut en effet toujours soupçonner quelqu’un qui prend sa défense d’être de parti pris, mais pas lui.

Et ce n’est pas surprenant, l’histoire de la parapsychologie montre que chaque fois que des critiques pertinentes ont été faites à celle-ci, les parapsychologues ont répété leurs expériences en tenant compte de ces critiques et ils ont continué à obtenir des résultats. Si vous voulez connaître cette histoire je vous suggère l’ouvrage de Renaud Evrard[54].

Par exemple, un des arguments utilisés par les matérialistes est l’effet tiroir. C’est-à-dire la suspicion selon laquelle les expériences ayant obtenu un résultat négatif seraient ignorées et “ oubliées ” dans le tiroir. Les parapsychologues ont pris en compte cette critique et certains ont maintenant l’habitude d’annoncer à l’avance leurs expériences et s’engagent à publier leurs résultats quels qu’ils soient. Abrassart cite d’ailleurs un autre critique de la parapsychologie, Richard Wiseman, qui dit :

« Je suis d’accord que par les standards appliqués dans n’importe quel autre domaine de la science la vision à distance [...] est prouvée, mais je pose alors la question : avons-nous besoin d’exigence plus élevées quand nous étudions le paranormal ? Je pense que oui.[55] »

Toutefois, il semblerait qu’il n’ait pas trop insisté là-dessus, il doit se rendre compte que c’est loin d’être évident. Et surtout, il faudrait justifier ces nouvelles exigences, il n’est pas sûr que ce soit si facile.

Si vous voulez vous faire une idée du niveau d’exigence que l’on peut atteindre en parapsychologie, je vous suggère d’aller voir le site du film Deborah, l’expérience inédite[56]. C’est un film grand public mais qui, malgré tout, atteint un niveau élevé d’exigence, plus élevé même que nombre de travaux scientifiques. Vous y trouverez exposé le protocole expérimental du film et le respect de ce protocole est garanti par un huissier de justice qui conduisait l’expérience. Essayez donc d’élaborer une critique de ce protocole et d’imaginer une expérience plus satisfaisante au niveau de ces exigences, vous aurez ainsi une idée de ce niveau. Y a-t-il beaucoup d’expériences en science où le respect du protocole est garanti par huissier ? Nous aurions d’ailleurs bien besoin que Big Pharma s’inspire d’une telle procédure, ils doivent avoir les moyens de payer des huissiers. Quand on est matérialiste et que l’on découvre une expérience d’une telle qualité que fait-on ? Soit on se remet en cause, soit on l’ignore. Généralement, on l’ignore, comme on a ignoré ce film.

Abrassart tient bon sur une troisième attitude qui au moins est honnête et il continue à être matérialisme. Mais sa position est difficile, combien de temps pourra-t-il tenir encore ? Il déplore d’ailleurs l’attitude des zététiciens parce qu’ils ont abandonné la critique de la parapsychologie[57]. Mais peut-être qu’il devrait se demander quelle est la raison. Ne serait pas, précisément, parce qu’ils n’arrivent plus à élaborer une critique sérieuse ?

Les matérialistes ont à peu près systématiquement niés, dénigrés, rejetés sans aucun examen sérieux tous les phénomènes incompatibles avec celui-ci. S’ils les avaient assumés, c’est à dire s’ils les avaient examinés attentivement et honnêtement, en acceptant d’avance une éventuelle réfutation du matérialisme, celui-ci en serait ressorti ruiné ou renforcé. Ce refus d’examen rend précaire la position matérialiste, mais lui évite sans doute la ruine. Mais, allez demander à des hommes d’examiner soigneusement des phénomènes incompatibles avec leur façon de penser. On n’a jamais vu que des individus agir ainsi, mais pas un troupeau.

James Alcock, psychologue critique de la parapsychologie, a réalisé une enquête auprès de ses étudiants en leur demandant qui avait été témoin d’un phénomène parapsychologique. Il a trouvé que 10 % d’entre eux en ont été témoin. Cette étude présente un biais en ceci que la question est posée à des jeunes. Combien de ceux qui ont répondu non en auront une dans le cours de leur vie ? Il faudrait donc procéder à une telle enquête auprès de personnes âgées. D’autres évaluations parlent de 30 à 50 %[58].

L’idée que ces phénomènes seraient illusoires n’est, a priori, qu’une hypothèse possible, et celle-ci doit subir l’épreuve d’un examen attentif. Ces phénomènes font partie intégrante de l’expérience humaine et dans toutes les sociétés ils étaient admis. Les matérialises ont rejeté ces phénomènes sans vraiment réaliser un examen soigneux, ni même accepté le travail de ceux qui ont pris la peine d’effectuer un tel examen.

Je vais maintenant examiner les arguments des matérialistes vis-à-vis de la parapsychologie. Un argument couramment employé à son encontre est la prétendue contradiction avec les lois de l’Univers. Voici une définition donnée par Alcock :

 « Le terme « paranormal » est employé pour décrire des phénomènes qui sont supposés se produire et ne peuvent s’expliquer dans le cadre des théories naturelles admises aujourd’hui parce qu’ils violent un ou plusieurs des principes de base ou axiomes de la conception scientifique du monde.[59] »

Prétendre que ces phénomènes violent les lois de la nature est une attitude très courante. Voici ce que disait Rémy Chauvin :

« Dans son enquête sur la compréhension humaine, […] le grand philosophe (Hume) exprime avec pompe une des sottises les plus évidentes qu’on n’ait jamais vu figurer dans l’histoire de la philosophie, et Dieu sait pourtant si l’on en trouve … Voilà ce qu’il dit : « Aucun témoignage n’est suffisant à établir un miracle, à moins qu’il ne soit tel que sa fausseté serait encore plus miraculeuse que le fait qu’il tente d’établir […]. La traîtrise et la folie des hommes sont telles que je croirais plutôt aux événements les plus extraordinaires naissant de leurs concours que d’admettre une violation des lois de la nature ».

Cette histoire des violations des lois de la nature nous a été présentée depuis plusieurs siècles sous toutes sortes d’accommodements, alors qu’un peu de bon sens suffit à réduire l’argument à zéro. Hume suppose en effet, pour n’en rester qu’au miracle :

a) qu’il possède la liste complète des lois de la nature, ce qui est grotesque.

b) qu’il y a violations des lois connues en cas de miracle, ce qui n’est nullement démontré.[60] »

Ce n’est pas tout à fait exact. Il n’est pas nécessaire de posséder la liste complète des lois de la nature, il suffirait qu’une seule loi soit violée pour que l’argument soit valable. Cependant, Hume est bien plus grotesque que Chauvin le pensait. En effet, il est connu comme étant un des plus sceptiques parmi les philosophes. Pire encore, son travail le plus célèbre est la critique de la méthode inductive ; méthode par laquelle ces lois de la nature sont censées être connues. Ainsi, selon sa critique, il ne devrait même pas lui être possible de prétendre connaître une seule de ces lois.

Mais, le pire est que : si nous arguons de notre connaissance des lois de l’Univers pour rejeter certaines observations, alors cela veut dire que nous connaissons ces lois indépendamment de l’expérience. Nous aimerions savoir comment. Ainsi, Hume est surtout sceptique vis-à-vis des idées des autres. Si tous les matérialistes, pour ce qui est du grotesque, n’atteignent pas de tels sommets, beaucoup ont une attitude semblable.

En fait, nous ne savons même pas si l’Univers obéit, ou non, à des lois ; il n’y a peut-être que des régularités. Et le simple fait de parler de lois de la nature c’est déjà là, sans doute, une authentique option métaphysique. Pour continuer à parler imperturbablement, comme si nous étions encore au XIXe siècle, de notre connaissance des lois de la nature, il faut être complètement ignorant des problèmes d’interprétation de la théorie quantique.

Mais le plus important est que : quand bien même ces phénomènes seraient contradictoires avec les prétendues lois de la nature, ils n’en seraient que plus intéressants et mériteraient un examen d’autant plus soigneux. Car, comment connaîtrions-nous ces lois (en supposant que nous les connaissions), sinon par l’expérience ? Remarquer la contradiction avec les lois de la nature, si contradiction il y a, c’est en souligner l’intérêt comme excellent test possible de la validité de ces lois. Et en l’occurrence, c’est au moins un excellent test de la validité du matérialisme. Mais, arguer de cette contradiction pour récuser les phénomènes parapsychologiques sans examen, c’est faire preuve de dogmatisme. Et c’est parfaitement contraire à l’éthique scientifique, même si ce n’est pas du tout contraire à la pratique scientifique, et c’est bien là le problème.

Un autre des arguments couramment utilisé est la non-répétabilité de ces expériences. Est-ce vraiment si simple ? En fait, cette répétabilité est très diverse. La parapsychologie étudie beaucoup de phénomènes spontanées non-répétables, mais pas seulement. Certains sont parfaitement répétables et certains ne sont même pas du domaine de la parapsychologie, mais devrait faire partie de la science elle-même, en ceci qu’ils sont parfaitement répétables. J’en donnerai quelques exemples.

De toute façon, même si les phénomènes parapsychologiques n’étaient nullement répétables, cela ne constituerait, en aucune manière, un argument contre leur existence, mais seulement contre leur scientificité. Tout ce que montrerait une non-répétabilité de ces phénomènes serait qu’ils ne pourraient pas faire l’objet d’une étude scientifique, selon les critères en usage dans la communauté scientifique, mais rien de plus. Et la question intéressante, n’est pas de savoir si ces phénomènes sont scientifiques, mais s’ils existent. Et il n’y a pas que la méthode scientifique pour tenter de découvrir ce qui est, il existe d’autres voies.

Cette voie s’appelle en logique l’abduction. L’abduction est fondée sur l’observation, pas sur l’expérience. C’est ce que fait un paléontologue quand il étudie les fossiles, ou un commissaire de police quand il enquête. Et pourquoi donc la parapsychologie ne serait pas scientifique si la paléontologie l’est ?

Mais, les négateurs de ces phénomènes utilisent souvent cette non-répétabilité comme argument contre leur existence. Que les scientifiques respectent les critères de scientificité, c’est tout à fait normal, mais nous ne voyons pas pourquoi les phénomènes devraient respecter ces critères pour qu’on leur accorde le droit d’exister. Mais quand les scientifiques réclament des phénomènes qu’ils satisfassent aux critères de scientificité pour leur accorder ce droit, ce sont eux qui ne satisfont plus à ces critères et qui deviennent des pseudo-scientifiques.

Mais il y a beaucoup plus grave en ceci que : quand une observation est répétable, les matérialistes se gardent bien de la répéter. Et c’est là que leur attitude devient extrêmement suspecte. Il en va ainsi des expériences de Libet. La parapsychologie se trouve constamment confronté à deux écueils : la fraude et la difficulté à répéter les expériences. Toutefois, il existe des expériences, que l’on peut qualifier de parapsychologiques, qui échappent à ces deux écueils. En voici quelques exemples :

Mr Ill a fait l’expérience suivante. Il voulait mesurer la résistance à un produit d’une colonie de cellules. Pour cela, il en a prélevé régulièrement une partie, sur laquelle il a testé la résistance à ce produit. Pour avoir une mesure valable, il devait répéter ce test plusieurs centaines de fois. Il s’est alors aperçu que la résistance augmentait. Et ceci, sans qu’une communication soit possible entre la souche mère et les cellules testées[61]. Or, depuis 35 ans que cette expérience a été publiée elle n’a jamais été répétée.

Messieurs les scientifiques, puisque vous aimez soumettre vos idées à un test expérimental ; qu’attendez-vous pour la répéter et pour soumettre le Dogme à un tel test ? Qui plus est, si réellement une communication est possible entre cellules qui ne passerait pas par la voie chimique, c’est une révolution extraordinaire pour la biologie.

Voici un autre exemple : elle consiste à injecter sur les points d’acupuncture répertoriés par la médecine chinoise un produit radioactif et à observer la diffusion de ce produit dans les minutes suivantes. Or, il se trouve que cette diffusion s’effectue selon les méridiens d’acupuncture[62]. Cette expérience est très facile à faire, alors pourquoi ne s’y intéressent-ils pas ? Manifestement, les scientifiques aiment poser des questions à la Nature, mais ils détestent que ce soit la Nature qui leur pose des questions.

Le problème, en effet, est qu’ils n’y comprennent rien. Les méridiens et les points d’acupuncture ne correspondent à aucune structure anatomique connue. Or, nous connaissons aujourd’hui l’anatomie du corps humain de façon si fine et si détaillée que l’on ne voit pas du tout comment une telle structure, si elle existe, aurait pu passer inaperçue. Ainsi, cette expérience suggère fortement l’existence d’un corps subtil, ce qu’enseigne d’ailleurs la médecine chinoise. Ce qui ne fait qu’augmenter l’enjeu de la question pour la médecine. Il faut dire que nos médecins ont une “ excellente ” raison de ne pas reconnaître l’existence d’un corps subtil. En effet, ce ne serait certainement pas une découverte dont notre médecine pourrait s’enorgueillir puisque cette idée est soutenue par beaucoup de médecines traditionnelles et qu’ils l’ont ignorée. Ainsi, non seulement il leur faudrait reconnaître que certaines médecines en connaissaient, au moins sur certains points, plus long qu’eux. Mais surtout, expliquer comment ils auraient pu passer si longtemps à côté de cette connaissance et la nier aussi superbement. Ils auraient là de quoi raser les murs. Mais ce ne serait pas la première fois que les professionnels chargés de notre santé portent des œillères. L’histoire de Semmelweis[63] constitue un excellent exemple.

Rupert Sheldrake nous propose Sept expériences qui peuvent changer le monde[64]. Elles sont toutes répétables et réalisables avec un faible budget. Qu’attendons-nous pour les réaliser ?

Les observations d’Ian Stevenson constituent un autre exemple de phénomènes d’ordre parapsychologique parfaitement répétables et excluant la fraude. Ses travaux sont tellement importants que j’y consacrerai un chapitre.

Ainsi, quand les matérialistes entendent parler d’expériences non-répétables, ils tirent un argument de cette non-répétabilité pour s’en désintéresser. Quand ce n’est pas pour nier le phénomène ; comme si non-répétabilité était synonyme de non-existence. Mais, quand elles sont répétables, ils ne les répètent pas. Mais pire encore, s’il advient qu’une expérience soit répétée, ils ont alors recours à une autre tactique, ils l’ignorent. Il en va ainsi des observations de Stevenson, et d’autres, qui étaient une tentative pour observer plus systématiquement des phénomènes qui avaient déjà été observés.

Conscience et causalité

Mais revenons au problème corps / esprit et voyons maintenant un autre problème. Par rapport à la causalité, il y a trois positions possibles sur la question de la conscience :

1) La conscience est non-causée et causale (spiritualisme)

2) La conscience est causée et non-causale (matérialisme éliminativiste)

3) La conscience est causée par des processus physiques et causale (matérialisme).

Examinons maintenant deux problèmes qui ne semblent guère perçus. Le premier est qu’il y a une vraie difficulté à comprendre comment la conscience pourrait être à la fois causée et causale, et encore plus d’imaginer comment elle pourrait être causée mais non-causale.

La première difficulté est escamotée par ceux qui tentent d’élaborer une théorie corps / esprit. C’est sans doute à cause de celle-ci que certains pensent que la conscience est un épiphénomène. Seulement, ils tombent dans une autre difficulté qui est de comprendre comment la conscience pourrait être non-causale. C’est-à-dire, comment concevoir qu’un homme pourrait se comporter de la même façon qu’il soit, ou non, conscient ?

Pour expliquer mieux cela, posons : A est cause de B et B est cause de C. Que l’on peut représenter ainsi : A → B → C. A représente les processus neuronaux, B la conscience et C nos actions consécutives à nos prises de décision.

Pour que B soit réellement cause de C, il faut que B échappe à la causalité. Sinon nous pourrions écrire directement A → C. Dans ce cas, B serait un sous-produit qui n’interviendrait pas dans nos prises de décisions et, conscient ou non, nos actes seraient exactement les mêmes. C’est, comme nous l’avons vu, l’éliminativisme. C’est assez difficile à penser.

Mais, si la conscience prend part à nos décisions, il faut penser, si on est matérialiste, qu’elle est à la fois causée par les phénomènes neuronaux tout en pouvant échapper en même temps à la causalité. Que A → B et B → C sans pour autant que A → C. Ce qui est aussi assez difficile à penser. Comment la conscience pourrait-elle le produit de phénomènes physico-chimiques et soit capable d’échapper en même temps à la causalité ? C’est évidemment le problème que l’on tente de résoudre avec la causalité descendante mais il me semble qu’exposé ainsi cela semble encore plus difficile.

Voyons maintenant un autre problème. La conscience serait une propriété du cerveau de tous les spécimens humains plus celle de beaucoup d’animaux, pour le moins. Or, les cerveaux présentent des variations propres à l’espèce et aussi à chaque individu, qui plus est la conscience perdure dans le temps pour chaque individu alors même que la structure du cerveau varie. C’est donc une propriété extrêmement commune et qui perdure malgré les multiples variations spécifiques, individuelles et temporelles. C’est tout de même curieux, et cette propriété si commune, on ne parviendrait pas à comprendre en quoi elle consiste ! C’est tout de même assez bizarre qu’elle puisse persister à travers toutes les modifications de ces structures alors même qu’elle est censée dépendre complètement d’une telle structure.

*

*          *

La première question qu’il faudrait poser par rapport au problème corps / esprit serait de se demander si la conscience est bien la propriété du cerveau sans l’évacuer subrepticement. Autrement dit, de savoir si nous avons une âme. Le principe méthodologique matérialiste interdit que l’on se pose une telle question, que voulez-vous, il faut absolument économiser des hypothèses. Heureusement pour eux, les philosophes n’ont pas de telles contraintes, et il ne leur est pas interdit de se poser la question, en principe. Non seulement ce n’est pas interdit, mais il n’est pas sérieux d’être philosophe sans jamais s’être posé la question sérieusement.

Quand la question de l’existence de l’âme est abordée comme dans les travaux sur le problème corps / esprit, elle est rapidement expédiée, comme nous l’avons vu. Cependant, on peut voir comment l’attitude des matérialistes vis-à-vis du problème corps / esprit est extrêmement suspecte à deux choses :

* La manière dont ils évacuent toute hypothèse non-matérialiste de la conscience.

* La manière dont ils évacuent les observations sur la conscience incompatibles avec le matérialisme.

C’est une attitude totalement non-scientifique et même pseudo-scientifique. Les scientifiques pensent souvent que ce qui compte pour une thèse n’est pas qu’elle soit validée, mais qu’elle n’ait pas été invalidée. C’est-à-dire que ce qui compte vraiment, ce n’est pas les exemples qui pourraient la valider, mais les contre-exemples qui seraient susceptibles de l’invalider, et il faudrait montrer qu’en fait ces contre-exemples ne l’invalident pas.

Ainsi donc, par rapport au problème corps / esprit, ce qui compte ce ne sont pas les arguments validant la thèse (la dépendance de la conscience vis-à-vis des phénomènes physico-chimiques) mais les contre-exemples. Existe-t-il des observations qui tendent à montrer l’indépendance de la conscience par rapport au cerveau ?

Une telle erreur de logique est extrêmement courante. Nous raisonnons souvent en dépit du bon sens, nous croyons volontiers avoir démontré une thèse en avançant quelques exemples à l’appui. Alors que d’autres pensent démontrer la thèse contraire en avançant quelques autres exemples. Ainsi, ce qui est beaucoup plus intéressant pour valider une thèse, ce ne sont pas les exemples mais les contre-exemples, c’est sur eux qu’il faut s’appesantir et démontrer qu’ils n’invalident pas la thèse.

Nous observons ici l’absence presque totale de questionnement sur l’existence d’observations qui pourraient nous donner à penser que la conscience ne serait pas le produit du cerveau. On ne prend en compte que les observations qui donnent à penser que la conscience serait le produit du cerveau et les autres, on les ignore. Mais rappelons Lecointre et son 6° attendu :

« La prise en compte de toutes les données disponibles pertinentes au regard de la question posée [...]

Cela semble aller de soi, mais en sciences on ne fait pas son marché dans les données. C’est-à-dire qu’on ne se permet pas de ne prendre en compte que les faits qui vont dans le sens qui nous intéresse et de négliger les autres. »

Et bien, voici une donnée, parmi d’autres, que l’on a oublié de prendre en compte :

Benjamin Libet

Le propos de Benjamin Libet était de tenter d’établir de façon expérimentale le lien entre l’expérience vécue par le patient et les événements physiologiques correspondant et ce qu’il a observé était tout à fait inattendu. Il a montré qu’un événement vécu peut dépendre d’un phénomène postérieur à cette expérience vécue.

Relier un phénomène psychologique à un événement physiologique ne dirait absolument rien sur la question de savoir si la conscience est le produit du cerveau. En effet, la question intéressante et qui resterait posée, serait de savoir si l’événement physiologique serait la cause ou le produit du phénomène psychologique. Il faudrait déterminer l’antécédent.

L’immense intérêt des expériences de Libet (la première série) est que, précisément, elles disent quelque chose de cette question. Avec les observations sur les cerveaux sectionnés (split-brain), les expériences de Libet sont pratiquement les seuls qui traitent directement des rapports entre le cerveau et la conscience. En quoi consistent-elles ?

L’expérience se déroule sur des patients ayant le cerveau ouvert. En stimulant le cerveau par un train d’impulsions électriques en des points précis il peut créer une sensation qui est ressentie comme se produisant dans le corps. Ce train d’impulsions doit durer 500 ms pour provoquer une sensation. Ensuite, il mesure quand survient cette sensation. Or, elle survient 50 ms après le début du train d’impulsions. Il y a en somme un ante-datage de la sensation sur le phénomène produisant cette sensation. L’expérience vécue dépend ainsi d’un évènement qui n’est pas encore arrivé : la fin du train d’impulsions[65]. Ce décalage temporel interdit toute tentative de description d’un supposé lien, en termes causaux, entre l’expérience vécue et ce qui se passe au niveau des neurones. Ainsi, il se trouve que ses observations sont totalement incompatibles avec toutes les versions des théories matérialistes de la conscience. Ceci peut sans doute expliquer pourquoi il n’est pratiquement jamais question de cette série d’expériences dans les ouvrages portant sur le problème corps / esprit.

Libet est en fait le seul à avoir réalisé une approche authentiquement scientifique du problème de la conscience, son approche expérimentale ne part d’aucun a priori théorique. Il faut aussi remarquer qu’il était matérialiste avant cette série d’expériences et qu’il avait depuis cessé de l’être.

Libet n’a produit aucune théorie de la conscience mais seulement des expériences en cherchant à voir ce qui se passait dans un cerveau au moment de l’expérience vécue. Une approche authentiquement scientifique ne consiste pas à partir d’un présupposé quelconque ni à élaborer des théories fumeuses mais commence avec l’observation. Il se trouve que celles de Libet invalident toutes ces théories. Et ainsi, on comprend pourquoi ceux qui élaborent ces théories ne tiennent aucun compte des expériences de Libet.

Il faut remarquer que Libet est par ailleurs tout à fait reconnu par la communauté scientifique. La seconde série de ses expériences a vivement intéressée les neurophysiologistes et elle a été reproduite et confirmée. Et pratiquement chaque fois qu’il est question de Libet dans un texte traitant du problème corps / esprit, il est question de cette seconde série d’expériences, pas de la première, je n’ai pas trouvé d’exception. On parle d’ailleurs le plus souvent de l’expérience de Libet au singulier, c’est-à-dire en oubliant la première série. Wikipédia fait d’ailleurs de même, dans son article sur Libet pas un mot de cette première série d’expériences. S’intéresser à un type d’expérience, tout en ignorant la première série de la même personne, pourtant beaucoup plus intéressante précisément parce qu’elle remet sérieusement en question nos présupposés, il faut tout de même le faire.

C’est la seule expérience qui tente de mettre en relation l’expérience vécue et l’événement physiologique qui lui correspond. Et le rapport cause / effet est précisément tout le contraire de ce qu’il est habituellement, c’est ce qui fait tout l’intérêt des observations de Libet, comme si la conscience était hors du temps.

L’expérience de Libet présente ainsi un intérêt extraordinaire. Non seulement pour ce qu’elle dit de la conscience, mais elle touche en même temps à quelque chose qui n’a rien à voir avec la physiologie mais avec la physique. Et à un niveau extrêmement profond puisqu’il s’agit du principe de causalité. En effet, nous observons ici un phénomène, l’expérience vécue, qui dépend d’un évènement qui n’est pas encore arrivé, la fin du train d’impulsions. Ainsi, l’expérience de Libet n’a pas uniquement une portée neurophysiologique. La notion de causalité a déjà été mis à mal par la physique quantique avec l’indéterminisme. Elle l’a été aussi, peut-être, avec l’expérience appelé gomme quantique à choix retardé.

Le principe de causalité dit évidemment que la cause précède l’effet. Une expérience qui montrerait le contraire c’est tout à fait extraordinaire comme révolution pour la pensée.

On pourrait parler du rapport qualité / coût d’une expérience. Ce rapport qualité / coût est ici extraordinairement élevé. La qualité d’une expérience serait la force et la profondeur avec laquelle elle remet en question nos idées reçues et aussi, bien sûr, la contrainte logique qu’elle exerce sur celles-ci. Parler de l’impact d’une expérience serait peut-être plus approprié.

Une telle expérience ne coûte pas grand chose, cela n’a absolument rien à voir avec les milliards de dollars consacrés à des expéditions qui ne nous apprennent pas grand chose, comme de poser le pied sur la Lune. Quant à la qualité elle est ici extraordinairement élevée.

D’autre part, le risque de gâcher de l’argent est faible, puisque cette expérience a déjà été faite par quelqu’un de tout à fait de reconnu par la communauté scientifique et que, d’autre part, personne n’a jamais rien trouvé à redire à son protocole expérimental.

Remettre en cause à la fois le matérialisme et modifier le principe de causalité avec une expérience qui ne coûte que quelques milliers de dollars, c’est tout de même pas mal. Avez-vous quelque chose de mieux à proposer sous le rapport qualité / coût ? J’ai mieux encore à vous proposez. Ça coûte moins cher et c’est encore plus intéressant, nous examinerons les observations de Stevenson.

La question de savoir si la conscience est, ou non, une propriété du cerveau est une question clé pour la pensée de notre époque. Devons-nous être surpris de voir cette question traitée par dessus la jambe ? Avons-nous jamais vu les questions essentielles être traitées autrement ?

Le problème corps / esprit est tellement central que l’on peut dire qu’il existe un test possible pour le matérialisme que l’on pourrait considérer comme une preuve de celui-ci. Ce serait de fabriquer un circuit électronique qui serait conscient. On peut considérer que cela prouverait la non-existence de Dieu, en effet, Dieu n’a pas de cerveau. Pour admettre l’existence de Dieu, dans ce cas-là, il faudrait supposer qu’une propriété comme la conscience puisse être à la fois le produit d’une structure et, tout aussi bien, de quelque chose qui serait simple, non composé d’éléments. C’est totalement impensable.

Il ne reste plus aux matérialistes qu’à fabriquer un tel circuit. L’ennui, c’est qu’il est déjà très clair que la conscience n’est pas une propriété du cerveau. Je leur souhaite bon courage.

Physique et astrophysique

Examinons maintenant les problèmes que le matérialisme rencontre en provenance de l’astrophysique. Le matérialisme doit rendre compte de l’existence de l’Univers.

Pour cela, il a toujours été associé à l’idée que l’Univers existerait de toute éternité et il n’est pas pensable autrement. Ce n’est pas une réponse satisfaisante. Mais il n’y a pas à cette question de réponse satisfaisante quelque soit le point de vue que l’on adopte. En effet, si l’on dit que c’est Dieu qui a créé l’Univers cela rend bien compte de l’existence de l’Univers, mais il faut alors expliquer celle de Dieu. On le fait de la même façon que les matérialistes en disant qu’Il existe de toute éternité. La réponse n’est pas plus satisfaisante, mais nous n’en avons pas d’autres. Le problème de l’origine n’a de toute façon aucune solution pensable. Comme nous l’avons vu, la question “ Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? ” n’a pas de réponse.

Parménide a émis trois principes intéressants. Le premier est que l’Être ne peut pas sortir du néant. Le second que l’Être ne peut pas retourner au néant. J’éviterai le troisième, car il est douteux bien qu’intéressant. Ces deux propositions semblent tout à fait incontournables. Il ne précise pas la nature de cet Être et ces propositions sont tout aussi valables quelque soit cette nature.

Quoi qu’il en soit, il faut voir si la réponse est compatible avec ce que nous observons, la confronter avec les théories astronomiques et évidemment la théorie du Big Bang. Cette confrontation est fortement défavorable au matérialisme, sans toutefois l’invalider franchement. D’une part, cette théorie n’est pas tout à fait acquise, bien qu’il semble vraiment difficile d’y échapper. D’autre part, même en l’acceptant, il reste des interprétations possibles dans le cadre du matérialisme, notamment l’idée d’un Univers fermé et oscillant, bien que cette hypothèse ne soit pas non plus confirmée par l’observation. Si la théorie du Big Bang n’invalide pas le matérialisme ; elle devrait suffire au moins à ce que le matérialisme cesse d’être considéré comme une évidence. Mais Jean-Marc Lévy-Leblond cherche à nous rassurer. En effet : « L’idée même d’une “ origine ” de l’Univers ne laisse pas de troubler les esprits.[66] », ou encore : « Ce conte de fées [...] que l’on peut interpréter de diverses façons, de façon à traiter le trouble intellectuel que suscite l’idée de commencement.[67] » À cette fin, il réinterprète la notion de temps de manière à ce qu’il n’y ait plus aucun sens à se demander : Qu’est-ce qu’il y avait avant ? Pour la raison qu’il n’y aurait pas d’avant.

Le propos de Lévy-Leblond, ne semble pas avoir pour but de rendre compte de la réalité, mais de pouvoir continuer à penser de la même façon et éviter ainsi une remise en question de la validité du matérialisme. N’y voyez cependant qu’une critique tout à fait relative. En effet, il a au moins le mérite d’être conscient du problème que pose à un matérialiste la théorie du Big Bang et tente d’y apporter une réponse. Si sa position est scabreuse, cela vaut tout de même mieux que l’attitude de la plupart des matérialistes qui n’ont même pas l’air d’être conscient qu’il y a là un problème, qui peuvent adopter la théorie du Big Bang (il est vrai que c’est vraiment difficile de faire autrement) sans pour autant sembler voir le problème.

Ainsi, la théorie du Big Bang semble une pierre d’achoppement au matérialisme. Mais en fait, nous allons voir que la théorie du Big Bang n’est plus un véritable problème pour celui-ci car un autre problème, beaucoup plus sévère, l’a relégué aux oubliettes. Nous allons voir comment ils sont tombés de Charybde en Scylla avec une découverte beaucoup plus intéressante.

La contingence de la matière

Le matérialisme doit également rendre compte de l’existence des conditions de possibilité du vivant. Les lois et les constantes de l’univers sont évidemment de telle sorte qu’elles permettent l’existence de la vie. Si les lois et les constantes de l’Univers avaient été autres la vie aurait pu prendre d’autres formes et certaines combinaisons n’auraient même pas permis l’apparition de la vie. Il y a encore une cinquantaine d’années on pouvait penser que l’ajustement de ces lois et constantes n’était pas critique et ainsi que le hasard pouvait expliquer cet ajustement. On ne pouvait rien dire de cet ajustement, mais on sait clairement aujourd’hui que celui-ci est extraordinairement précis et cela pose un problème très difficile aux matérialistes.

C’est ce que l’on appelle le principe anthropique, c’est une idée tirée de l’ensemble de la science. Il touche à la physique, à l’astronomie, à la chimie et à la biologie. Il nous dit que la vie n’était possible que dans le cadre d’un ajustement extrêmement précis des lois et des constantes de l’Univers et que celles-ci auraient pu être a priori quelconques.

Cette présentation n’est pas habituelle. Mais, l’exposition usuelle est très maladroite et prête le flanc à une critique facile. Celle que je donne me semble plus claire et l’idée fondamentale est la même. Elle est souvent mal présentée en ceci qu’il est dit que l’homme serait la finalité de l’univers ; ce qui lui donne un relent anthropocentrique inadmissible. Mais, rien dans l’argumentation qui conduit à poser ce “ principe ” ne donne à penser que l’homme pourrait être cette finalité ; mais seulement qu’il pourrait y en avoir une et qu’elle serait la vie.

L’appellation “ principe anthropique ” a été donnée par Brandon Carter. Compte tenu de la définition qu’il en donnait, celle-ci était parfaitement légitime. Mais l’idée a pris une extension qu’il n’attendait pas du tout, dont il se désole d’ailleurs, si bien qu’elle a rendu l’appellation impropre et qu’il serait préférable de le rebaptiser. Certains ne manquent pas d’ailleurs de profiter de cette mauvaise appellation pour le critiquer trop facilement.

Ainsi, je propose de rebaptiser ce principe anthropique et de parler de contingence de la matière. Cela présenterait un certain nombre d’avantages. C’est bien de contingence dont il est question dans le raisonnement qui conclut au principe anthropique ; il serait donc ainsi beaucoup mieux nommé. Cela évoquerait également Kant et sa “ démonstration ” selon laquelle on ne pourrait jamais prouver l’existence de Dieu ; car il faudrait pour cela prouver la contingence de la matière. Je ne veux pas dire que cela prouve l’existence de Dieu, nous allons voir cela. L’intérêt également est que cela dirait quelque chose de la profondeur et la radicalité de l’idée. Quelle que soit, par ailleurs, sa validité ou son invalidité, qui est une autre question. D’autre part, cela éviterait les critiques faciles qui n’ont de sens qu’en fonction d’une désignation malencontreuse.

Cette idée de la contingence de la matière se situe à un tout autre niveau que, par exemple, la critique du darwinisme. Une réfutation du darwinisme montrerait qu’il y a une intention derrière le monde, alors que la contingence de la matière tendrait à montrer qu’il y a une intention à l’origine de l’Univers. La distinction est importante, notamment par rapport au bouddhisme, dont la doctrine est incompatible avec l’idée d’une origine et d’une telle contingence. Pour préciser un peu l’idée, voici deux exemples :

Certaines fenêtres de transparence de l’air et de l’eau correspondent au spectre d’émission du Soleil, ou des étoiles évidemment. Si elles ne correspondaient pas, l’air ou l’eau serait opaque et nous ne serions pas là. Cet ajustement n’est pas très précis. Mais le problème c’est qu’il y a une quantité de tels ajustements et certains sont plus précis.

Il en va ainsi d’une constante, nommée constante de couplage, qui est de 1/137 environ, c’est le rapport entre plusieurs paramètres. On ne voit pas pourquoi elle est ce qu’elle est, et elle pourrait être a priori quelconque. Mais, si elle était très peu différente, le nombre des atomes possibles serait beaucoup plus petit et la vie serait impossible.

Quelles que soit les constantes et les lois de l’univers il faudrait qu’elles satisfassent à un certaines conditions : d’une part, permettre l’apparition de sources d’énergie et que celles-ci durent suffisamment longtemps pour permettre l’évolution. D’autre part, que l’Univers soit suffisamment riche en atomes de part leur variété et aussi que les atomes nécessaires soient en proportion suffisante. Réunir toutes ces conditions impose des contraintes drastiques. Les raisonnements portants sur les propriétés des atomes pouvant permettre la vie peuvent être assez complexes. Par contre, les raisonnements portant sur les univers possibles contenant des étoiles durant suffisamment longtemps sont bien plus simples et incontournables. Et il n’y a qu’un très petit nombre d’univers possibles qui présentent les caractéristiques appropriées.

Le raisonnement qui conduit à la contingence de la matière est donc extrêmement robuste, c’est peu dire. En effet, il est cumulatif. C’est-à-dire qu’il consiste en différents constats dont chacun multiplie l’improbabilité de l’ajustement. Chacun des items est indépendant. Ainsi, récuser un des items ne fait que diminuer l’improbabilité.

Il existe ainsi une soixantaine de nombres dont il est nécessaire qu’ils se situent à l’intérieur d’une fourchette plus ou moins étroite pour que la vie soit possible[68]. Trinh Xuan Thuan[69] estime à 10-60 la probabilité. Pour donner une idée de ce qu’un tel chiffre peut représenter, il donne l’image d’un archer qui tirerait au hasard, sans même connaître la direction, dans une cible d’ 1 cm2 située à l’autre bout de l’Univers.

Bien entendu, un tel nombre est contestable, ce n’est qu’une estimation. Mais, même si on le réduisait autant qu’il soit possible il resterait immense. Et il est aussi possible, et même assez probable, qu’il soit fortement sous évalué. En effet, Trinh Xuan Thuan ne se base que sur la physique et l’astrophysique ; mais Michael Denton à montrer qu’il fallait étendre ce raisonnement à la chimie et à la biologie[70]. Continuer à penser qu’un tel ajustement serait dû au hasard est stupide et il faut trouver autre chose, cette éventuelle contingence est incontournable.

Cette contingence de la matière représente, au moins à mes yeux, la plus grande découverte scientifique du XXe siècle. Elle mérite une bien plus grande attention que celle qu’on lui accorde généralement. Elle est cependant passée à peu près inaperçue, sans doute parce qu’elle n’a strictement aucune application pratique. Les militaires, les politiciens ou les industriels ne risquent pas de la récupérer pour rendre, au nom du progrès, la terre encore un peu plus invivable. Ce qui contraste agréablement avec l’évolution répugnante de la science vers un pragmatisme débridé. Sa portée se situe uniquement sur le plan philosophique. C’est la raison pour laquelle je la considère comme la plus grande découverte, à l’inverse de la plupart des découvertes scientifiques qui peuvent servir à quelque chose mais dont il n’y a rien à en tirer sur le plan philosophique. Cela signifie aussi qu’il n’y a pas une seule découverte, dans tout le XXe siècle, qui ait autant d’implications sur ce plan, elles se situent sur le plan ontologique. Il n’y a pas beaucoup de théories scientifiques qui aient des implications à ce niveau et nous en avons vu l’importance. Dans le cadre du matérialisme, il y a quatre réponses possibles à ce problème :

1) Le hasard : Quand la science était moins avancé, on pouvait toujours penser que l’ajustement des lois et des conditions initiales n’était pas trop critique. On peut toujours affirmer n’importe quoi au sujet de ce que l’on ignore. Le caractère incontournable de la contingence de la matière rend l’explication par le hasard abracadabrante et continuer à adopter ce genre d’explication, pour un matérialiste, relèverait purement et simplement de l’ignorance ou de la mauvaise foi.

Certains ont une façon habile de noyer le poisson et de reconduire l’idée que l’ajustement des lois et des constantes est dû au seul hasard en distinguant un principe anthropique faible et fort. Le principe anthropique faible serait que : pour que la vie existe, il faut que les conditions nécessaires soient réunies. Le principe fort serait que ces conditions sont intentionnelles. Ils acceptent le principe faible, qui est une pure tautologie, et récusent le fort. Mais cette distinction ne rend absolument pas compte de ce qui est précisément en question dans le principe anthropique, qui est de savoir comment il se fait que l’ajustement des lois et des constantes de l’Univers soient aussi remarquablement précis. Heureusement, tout le monde ne se paye pas aussi facilement de mots. Et certains, bien que restants matérialistes, reconnaissent la valeur de l’argumentation et adoptent des attitudes plus intéressantes.

2) Il y aurait un lien logique entre ces lois et ces constantes. Dans cette optique, on postule qu’il est possible de rendre compte logiquement des lois et des constantes de l’Univers les unes par rapport aux autres. La limite de cette position serait de répondre à la question : “ Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ” Sans aller jusque là, on pourrait retomber dans une situation où le hasard redeviendrait une explication possible. Quoi qu’il en soit, cela n’en prend pas le chemin depuis son énoncé l’ajustement est apparu de plus en plus critique.

Il est fort possible que des découvertes à venir permettent de réduire dans une certaine mesure la criticité de cet ajustement. Mais il n’est guère imaginable qu’ils puissent être réduits de manière à ce que le hasard redevienne une explication possible. Je ne suis pas physicien pour pouvoir critiquer valablement une telle position. Pour ceux qui ne craignent pas de pénétrer dans les difficiles arcanes de la physique et qui aimeraient une critique plus fournie, je les renvoie au livre très intéressant de John Barrow : La grande théorie[71].

La notion de lois de l’Univers

Une fois n’est pas coutume, je vais apporter un peu d’eau au moulin des matérialistes. La notion de lois de l’Univers est extrêmement problématique. Elle fait partie de ces notions qui sont censées aller de soi et sur laquelle on ne s’interroge guère. Pourtant, si on y réfléchit un peu, elle n’a rien d’évident. Husserl pensait que les lois de l’Univers possédaient un statut ontologique, il disait :

 « Si toutes les masses soumises à l’attraction disparaissaient, la loi de l’attraction ne s’en trouverait pas détruite, mais elle resterait simplement sans application possible. La loi, en effet, ne dit rien de l’existence des masses attractives, mais de ce qui inhérent à ces masses, comme telles.[72] »

Une telle interprétation est implicite dès que l’on parle de lois. Mais l’idée qu’il existerait une loi extérieure aux masses et qui les obligerait à s’attirer est tout de même assez bizarre. Cette idée de lois extrinsèques à la matière me semble difficultueuse, a fortiori pour un matérialiste. D’où viendraient ces lois ?

Un spiritualiste peut penser que ces lois auraient été édictées par Dieu. D’ailleurs, quand la science s’est élaborée, la plupart des scientifiques étaient croyant et ils concevaient Dieu comme législateur. On a abandonné l’idée de Dieu, mais il ne semble pas que l’on ait vraiment réfléchi à cette idée de lois.

Qui plus est, si ces lois sont autonomes les unes par rapport aux autres, on ne voit pas pourquoi elles seraient aussi étroitement ajustées. Mais on peut fort bien supprimer la notion de lois et parler de propriétés de la matière (ou de l’éther quantique). La matière n’obéirait pas à des lois mais simplement à ses propriétés inhérentes. Aristote ne pensait pas que les choses obéissaient à des lois, il parlait de propensions. Pour lui, les choses n’obéissaient pas à des lois extérieures, mais se comportaient comme elles le font en fonction de leur nature propre. Je pense, qu’au moins sur ce point, il faut revenir à Aristote.

Cela réglerait la question de l’origine de ces lois et de leur statut ontologique. La notion de lois fait sans doute partie des notions inutiles. Et surtout, il faudrait poser à leur sujet deux questions que les physiciens ne semblent guère se poser : 1) Quel est leur statut ontologique ? 2) Quel est leur mode opératoire ?

Le matérialisme peut fort bien être réinterprété en parlant de propensions ou de propriétés et non de lois. Le problème de leur ajustement ne serait pas réglé pour autant, il faudrait alors rendre compte de l’ajustement de ces propriétés. Mais il me semble que cela diminuerait l’impression subjective que nous pouvons avoir vis-à-vis de l’ajustement de ces lois et qui tient en partie à l’idée que nous avons de l’autonomie des lois les unes par rapport aux autres et qui est corrélative de la notion de lois. D’autre part, cela ne concernerait que l’ajustement des propriétés de la matière, mais pas celui des conditions initiales.

En l’occurrence ici, comme la matière n’est pas une substance mais un phénomène et que la notion de substance est définie comme étant le support des propriétés, il s’agirait peut-être plutôt des propriétés de l’éther quantique.

3) Les théories scientifiques sont des créations humaines. Et donc leur rapport à la réalité serait très problématique. La coïncidence que prétend montrer la contingence de la matière serait une pure fiction. Cette position correspond à l’interprétation instrumentaliste de la science.

Le problème de cette position est que les observations et la logique exercent une contrainte très forte sur les théories scientifiques. Les scientifiques ne manquent pas d’imagination pour inventer des théories, à condition qu’elles soient compatibles avec le matérialisme, bien entendu. C’est la contrainte qu’exercent le réel et la logique qui réduit le nombre des théories acceptables. C’est d’ailleurs quand ils ont exercé une telle contrainte et qu’il ne reste plus qu’une théorie qu’elle peut recevoir la caution de la scientificité. Si cette hypothèse était recevable le nombre des théories serait indéfini.

Les théories scientifiques peuvent avoir trois fonctions distinctes : descriptive, prédictive ou explicative, et elles peuvent très bien n’en assurer qu’une seule. Prenons un exemple, considérons la formule newtonienne de la gravitation : F = (g × m1 × m2)/d2. Pratiquement toutes les formules de physique font intervenir un coefficient, ici g représente la constante gravitationnelle. Cette constante est mesurée et pourrait être a priori quelconque. Il n’y a apparemment aucune logique pour qu’elle soit ce qu’elle est. Si elle était très légèrement différente, le visage de l’Univers serait différent. Le Soleil serait un peu plus gros, ou un peu plus petit, les planètes n’auraient pas les mêmes orbites, etc. Et si elle était un peu trop différente la vie ne serait plus possible ; les étoiles ne s’allumeraient pas, ou brûleraient trop vite. On retrouve cette problématique bien des fois dans le raisonnement qui conduit à la contingence de la matière.

Or, il faut considérer ici deux choses : d’une part la formule, et d’autre part les concepts explicatifs qui sont censés rendre compte de la gravitation (action à distance, courbure de l’espace, échange de particules, ou autres). Les formules sont prédictives ou descriptives et les concepts explicatifs. Et les formules demeurent valables quelques soient les concepts que l’on élabore pour tenter de les expliquer. Or, la position instrumentaliste est une position assez forte si ce sont les concepts qui sont en question ; mais très faible s’il s’agit des descriptions. La contingence de la matière est fondée sur la description que nous avons de l’Univers et reste donc valable même dans le cas d’une interprétation instrumentaliste de la science. Sauf évidemment dans le cas d’une interprétation instrumentaliste forte ; c’est à dire où l’on prétendrait que la description même est subjective. Mais cette interprétation serait absurde ; chaque scientifique devrait alors pouvoir concocter ses propres formules qui devraient marcher tout aussi bien. Ainsi, une réponse instrumentaliste à cette éventuelle contingence semble totalement inacceptable.

Les scientifiques n’ont généralement pas la formation philosophique qui leur permettrait d’escamoter les problèmes en opérant des distinguos subtils. Seuls les contraintes logiques et observationnelles sont des arguments qu’un scientifique bien-né est capable d’entendre. Et justement, nombre de scientifiques, bien que restant matérialistes, ont parfaitement compris la contrainte logique liée à cette idée de contingence de la matière et l’ont acceptée. Cela les dérange bien, mais ils ont trouvé un autre biais pour neutraliser le problème plus sérieux que ces bavardages :

4) Il y aurait une multitude d’univers, chacun ayant des lois et des constantes différentes et la vie ne serait possible que sur un très, très petit nombre d’entre eux. Le raisonnement qui conduit à la contingence de la matière présente une telle force de conviction que certains vont jusqu’à estimer que la pluralité des univers serait prouvée. Comme si l’idée qu’il pourrait y avoir une intention à l’origine de l’Univers est tellement absurde qu’elle n’est même pas à considérer. Les scientifiques n’ont jamais prouvé que Dieu n’existe pas, mais ils ont prouvé qu’ils étaient prêts à tout et à n’importe quoi pour éviter l’hypothèse Dieu. Voici ce dit Richard Morris :

 « Pour être favorable à la vie, l’univers doit être très particulier. La véritable question que nous posons est la suivante : « Pourquoi l’univers est-il si particulier ? » […]

C’est comme si l’univers avait été consciemment modelé de manière à ce que la vie soit inévitable. Les scientifiques des époques précédentes n’auraient pas hésité à conclure que ces considérations prouvaient l’existence du Créateur […]

Un moyen très évident de contourner la difficulté consiste à imaginer qu’il y a un nombre infini d’univers. Les univers qui ne possèdent pas le caractère particulier du nôtre existent aussi, mais ils n’abritent aucune vie. La raison pour laquelle notre univers à certaines propriétés spéciales est que, s’il ne les avait pas il n’y aurait personne pour s’en rendre compte. […]

Il faut bien préciser que l’hypothèse selon laquelle il existerait un nombre infini d’univers n’est absolument pas une théorie scientifique reconnue. Cependant, je ne vois pas comment on pourrait éviter cette conclusion. Il n’y a tout simplement pas d’autres solutions raisonnables.[73] »

Morris disait cela en 1984 et depuis cela ne s’est pas arrangé. Il a tout à fait raison de remarquer que ce qui eut été accepté comme preuve de l’existence de Dieu il y a quelques siècles ne l’est plus aujourd’hui. On pourrait même ajouter que le raisonnement qui conduit à la contingence de la matière est tel qu’il eût vraisemblablement été accepté comme la meilleure preuve. Mais, Morris ne s’est malheureusement pas interrogé sur la question de savoir ce qui a changé.

Adopter l’idée d’une multitude d’univers est d’abord une reconnaissance de la valeur du raisonnement qui montre l’extraordinaire ajustement des lois et des constantes. Cette hypothèse offre aux matérialistes, en prime, l’avantage de pouvoir se débarrasser de l’encombrant problème que représente la théorie du Big Bang. Les univers multiples peuvent, en effet, exister de toute éternité.

Il expose clairement le problème. Un esprit naïf penserait immédiatement que si les constantes et les lois de l’Univers sont si étroitement ajustées ce pourrait être par l’effet d’un calcul génial de la part du personnage que l’on appelle Dieu. Mais les scientifiques n’ont pas de ces naïvetés et depuis la répartie fameuse de Laplace : « Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse. », ils manifestent une extraordinaire résistance à envisager une telle hypothèse. On dirait que le mot leur écorche la bouche. Ce n’est pourtant pas par timidité, ni qu’ils auraient l’esprit timoré, ou qu’ils manqueraient d’imagination. D’imagination et d’audace, ils savent parfaitement en faire preuve, surtout quand il s’agit d’éviter cette hypothèse. Pour cela, ils sont prêts à tout, même à se lancer dans une spéculation métaphysique de haute voltige, ce à quoi normalement ils répugnent profondément. Ils sont prêt à envisager n’importe quelle hypothèse, mais surtout pas celle-ci.

Au XVIIIe siècle, la contingence de la matière aurait été certainement considérée comme la meilleure preuve de l’existence de Dieu, comme le reconnaît Morris. Aujourd’hui, non seulement elle ne prouve plus rien, mais elle ne conduit même pas les scientifiques à se poser la question de son existence. Mais il faut se demander pourquoi et ce que vaut la notion de preuve quand on voit que ce que l’on considère comme prouvant quelque chose à une époque ne prouve plus rien à une autre.

La notion de preuve a-t-elle changé ? Serions-nous plus exigeants sur les qualités d’une preuve ? Certainement pas. Parce que, comme le dit Morris, l’idée n’est pas raisonnable. Mais comment se fait-il qu’une idée qui aurait paru raisonnable il y a quelques siècles ne le soit plus aujourd’hui ? Je vois trois réponses possibles :

1) Les hommes auraient fait des progrès, seraient devenus plus raisonnables, et sauraient aujourd’hui mieux distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. Il faudrait une foi dans l’humanité à toute épreuve pour croire encore à une telle sornette.

2) La science aurait démontré que cette idée est déraisonnable. Raisonnable ne signifie pas rationnel et la science n’a évidemment rien démontré du tout de ce point de vue. La science est rationnelle, elle n’est pas raisonnable.

3) C’est un pur conformisme, une habitude mentale ou une mode intellectuelle qui nous fait trouver la même idée raisonnable à une époque et déraisonnable à une autre. C’est la position qui me semble juste. Et je crois qu’il serait beaucoup plus intéressant de tenter de dégager sa pensée de ces conformismes et des habitudes mentales, plutôt que de décréter aussi rapidement que les idées qui n’ont pas cours dans le milieu où nous vivons sont déraisonnables.

L’attitude de Morris est révélatrice, dire que la position adverse n’est pas raisonnable est l’argument qui reste quand on en a plus. Et Morris a l’air d’être conscient de n’avoir pas d’argument. C’est peut-être le seul argument qui reste aux matérialistes, mais comme il n’en est pas un, on peut se demander si le matérialisme est encore raisonnable.

En plus, il y a une gratuité totale dans cette affirmation. Einstein, Pascal, n’étaient donc pas des personnes raisonnables. Pire encore, le matérialisme est une position minoritaire, même si elle est dominante. Dire que l’hypothèse Dieu n’est pas raisonnable, c’est dire que vous seriez les seuls à être raisonnables. Nous prennent-ils pour des imbéciles ?  De plus, il se trouve bien des scientifiques qui depuis quelques dizaines d’années ont abandonné leur position matérialiste en raison des avancées de la science, eux non plus ne doivent pas être raisonnables.

Les matérialistes adoptent souvent une attitude arrogance qui consiste à prendre ceux qui ne pensent pas comme eux pour des imbéciles. Il est vrai que c’est une attitude très courante, et peut-être que plus l’idée en question est fondamentale et essentielle plus l’on montre une tendance à prendre ceux qui ne l’adoptent pas pour des imbéciles.

Mais on ne voit vraiment pas pourquoi, sinon au nom d’une affirmation qui fonctionne comme un dogme, l’idée selon laquelle cet ajustement serait intentionnel serait déraisonnable. Et surtout, pourquoi l’idée que la matière procède de l’Esprit serait plus déraisonnable que l’inverse.

Si l’hypothèse des univers multiples n’est pas critiquable d’un point de vue logique, l’attitude des matérialistes face à elle peut cependant faire l’objet d’une sévère critique. Car adopter une position quelconque n’est pas en soi suffisant, il convient aussi d’en déduire les implications. Et c’est là que le bât blesse et il blesse tellement que l’on n’a pas encore observé de matérialiste tirer les conclusions incontournables de cette multitude d’univers. Comme la plupart d’entre nous, ils renâclent à payer le prix de leur pensée. Et si la logique est sauve, nous allons voir que la crédibilité du matérialisme s’en trouve néanmoins sérieusement affectée.

L’idée des univers multiples entraîne en effet un prix à payer très lourd pour le matérialisme. C’est sans doute parce que certains matérialistes pressentent ce tribut qu’ils refusent le principe anthropique, comme Christian Magnan, c’est seulement contraints et forcés qu’ils se résignent à l’accepter.

Commentaires.

On peut remarquer ici un point très intéressant. Mise à part la position 1, qui est stupide, quelle que soit la position que l’on adopte, elles ont ceci en commun qu’il n’est plus possible de prétendre connaître les lois de l’Univers (ou les propriétés de la matière si nous remettons en cause la notion de lois). En effet, dans la position 2 les lois de l’Univers nous sont peut-être connaissables, mais nous ne les connaissons pas encore. Nous ne connaîtrions que des lois secondes, non les lois fondamentales. Dans la position 3 elles sont de toute façon inconnaissables. Dans la position 4 elles nous sont définitivement inconnaissables faute d’informations possibles sur les autres univers. Nous ne pourrions connaître que les lois qui régissent le nôtre, non les lois fondamentales de l’ensemble des univers.

Il en va de même d’ailleurs pour une position spiritualiste, ces lois nous sont peut-être connaissables mais c’est une intelligence suprême qui les aurait édictées. Ce qui fait que notre connaissance est finalement très superficielle. Sauf que ce n’est pas gênant pour un spiritualiste, il sait déjà qu’il ne comprend pas grand chose à l’Univers.

On peut remarquer aussi que, si l’on admet comme hypothèse recevable à cet ajustement soit l’existence de Dieu, soit une multitude d’univers, il est alors tout à fait justifié de parler de contingence de la matière. Car alors, la matière est contingente, soit par rapport à Dieu soit par rapport à un ensemble de lois physiques plus vaste et auxquelles nous n’avons aucun accès. La matière n’est plus alors ontologiquement première et elle a besoin d’être expliquée. Mais présentons maintenant la facture correspondant à l’hypothèse des univers multiples.

La facture

Essayons de tirer les conséquences de cette hypothèse que les matérialistes rechignent à tirer.

Avec la contingence de la matière, ce que nous observons dans l’univers ne peut plus expliquer ce que nous observons dans l’univers. L’Univers cesse d’être auto-explicatif, première conséquence gênante.

L’ambition la plus profonde du projet scientifique, ou plutôt scientiste, est de découvrir les lois de l’Univers. Celle-ci est donc radicalement remise en cause par le raisonnement qui conduit à la contingence de la matière. Dans cette optique, elle remet totalement en cause, non pas notre connaissance, mais seulement notre interprétation de celle-ci en tant que lois fondamentales. Ainsi, la contingence de la matière affecte très directement et de façon incontournable la confiance que nous pouvons avoir dans notre connaissance de l’Univers. Il nous oblige, de toutes les façons, non seulement à reconnaître que nous ne connaissons vraiment pas grand chose, mais que notre connaissance restera définitivement extrêmement limitée. La découverte de la contingence de la matière vient à bout d’un scientisme fort, quant au faible, il devient singulièrement faible, en ceci que notre connaissance devient extrêmement limitée, deuxième conséquence gênante.

Cette idée d’une multitude d’univers est typiquement une hypothèse métaphysique, troisième conséquence gênante, et qui n’est pas elle-même sans conséquence. Et sans doute définitivement métaphysique, ces univers multiples ne pourront jamais faire l’objet d’une observation.

Dans cette situation, une première possibilité pour les matérialistes consiste à se résoudre à parler uniquement de notre univers puisque c’est le seul que nous pouvons observer. Il reste dans une démarche scientifique mais qui renonce à dire quoi que ce soit sur l’ensemble de la réalité, les théories ne portant plus que sur une fraction infime de celle-ci. Et ils ne peuvent plus, à partir de cette parcelle, tirer quelque conclusion valable universellement. C’est-à-dire qu’en procédant ainsi, ils rouvrent du même coup la question de l’existence de Dieu, puisque leur vision est si réduite que Dieu redevient une hypothèse possible.

Pour la fermer, il leur faut élaborer des théories censées décrire l’ensemble de ces univers. Dans un cas comme dans l’autre, il leur faut définitivement renoncer à élaborer une vision du monde à peu près satisfaisante. Soit parce qu’elle parlerait d’une infime partie de la réalité, soit parce que les théories descriptives seraient totalement spéculatives.

Cela signifie que le matérialiste est tenu, s’il ne se résout pas à parler uniquement de l’infime fraction que nous observons, d’élaborer une théorie du Tout. Non pas au sens que cette théorie décrirait tout. Mais au moins au sens où il doit fournir une explication cohérente et vraisemblable de la manière dont l’ordre s’est élaboré. Dans le cadre de l’hypothèse des univers multiples, il lui faut au minimum fournir une description de cette multitude d’univers. Même si cette description est purement spéculative et qu’elle reste invérifiable et complètement métaphysique.

La grande force du matérialisme à la fin du XIXe siècle et au XXe réside en ceci qu’il pouvait fournir une explication de la manière dont surgissait l’ordre que nous observons. De plus, cette explication était du domaine de l’observable. Le chaos était le jeu des atomes, dont la physique nous donnait les lois. Et la théorie darwinienne, expliquait l’ordre du vivant. Elle offrait une certaine crédibilité en semblant correspondre à ce que nous observons. Et même une adéquation qui pouvait sembler valable, à la condition d’offrir des explications, même tordus, à tout phénomène difficilement compatible a priori avec celui-ci. Pour cela, les matérialistes ont fait preuve de beaucoup d’ingéniosité mais de peu de réalisme.

L’ordre pouvait être conçu comme provenant d’une auto-organisation surgissant d’une matière existant de toute éternité et par le libre jeu des lois de la nature. Quand à la question de l’ajustement des lois et des constantes de l’Univers elle pouvait être écartée par l’argument que si ces lois et ces constantes avaient été différentes la vie se serait organisé sans doute différemment, mais par un processus semblable. La structure des êtres vivants aurait simplement été différente. Nous ne savions pas si cet ajustement était, ou non, critique. Maintenant nous le savons et cela change tout.

Le point crucial, qui change tout, est que la criticité de cet ajustement les oblige à faire passer le chaos un cran en dessous. La contingence de la matière ramène le matérialisme à une situation analogue à celle d’avant Darwin, et il n’y a pas de sélection naturelle qui pourrait expliquer cet ordre, quatrième conséquence gênante.

Avant Darwin, les hommes voyaient un ordre dans le monde qui était absolument évident, indéniable, l’ordre du monde vivant. Aujourd’hui, pour beaucoup d’hommes modernes, cet ordre n’apparaît plus comme problématique puisqu’il est censé être expliqué par le darwinisme. Ce qui saute aux yeux des hommes d’aujourd’hui, c’est plutôt le désordre : les guerres, les catastrophes. Il y a pourtant, avec la contingence de la matière, un nouvel ordre qui apparaît mais il n’est plus évident comme il l’était avant. Il n’apparaît qu’aux physiciens, aux astronomes, ou à ceux qui ont une culture scientifique et qui peuvent comprendre la force avec laquelle ce principe s’impose. Cependant, tout le monde peut comprendre l’idée et admettre le constat que les lois et les constantes de l’univers sont étroitement ajustées.

Ainsi, pour pouvoir fermer la question de l’existence de Dieu, les matérialistes sont contraints de se lancer dans une inflation spéculative et métaphysique sans frein. Une spéculation bien pire que celle qu’ils ont toujours reprochée aux spiritualistes. La situation ne manque pas de piquant. En effet, les spiritualistes ne sont absolument pas à court d’observations ou de témoignages. Ils ont la parapsychologie, le témoignage des mystiques ou les communications médiumniques, ce n’est pas rien, loin s’en faut. S’il est vrai que les spiritualistes se sont souvent lancés de façon excessive dans des spéculations, ils ont tout de même toujours eu du grain à moudre.

Aujourd’hui, les matérialistes non seulement n’ont point de grain à moudre mais ils sont contraints à une inflation spéculative et métaphysique pire que celle qu’ils ont toujours reproché aux spiritualistes. Les observations qui pourraient valider, ou invalider, les spéculations des matérialistes sur la multitude des univers sont absolument inexistantes et extrêmement difficiles à imaginer.

La contingence de la matière renverse donc totalement la situation. À vrai dire, la situation n’est pas vraiment renversée. En fait, les spiritualistes ont toujours eu du grain à moudre alors que les matérialistes n’en avaient guère, à part le darwinisme. Ils ont cependant réussi à faire croire exactement l’inverse, que le matérialisme se fondait sur l’expérience et la science alors que le spiritualisme ne s’appuyait que sur des nuages. Aujourd’hui, ce n’est plus possible.

Les matérialistes, dans le prolongement de Kant, voulaient interdire toute spéculation métaphysique, tout ce qui était de la raison pure, selon eux, sans rapport avec l’observation. Mais voici qu’avec les spéculations sur la multitude des univers, c’est de la raison garantie pure à 100 %, ou peut-être plutôt de la déraison.

Du coup, les spiritualistes se trouvent désormais dans une position très confortable. Pour commencer, il leur est facile de retourner l’argument que ce serait au déclarant de prouver son affirmation et de dire : prouver nous donc que ces univers multiples existent. Pire encore, les matérialistes, devant cet argument, sont une position bien plus inconfortable que celle dans laquelle étaient les spiritualistes. Ils ont beaucoup trop utilisé l’argument pour pouvoir y échapper. Non seulement ils en ont abusé, mais ils en ont usé à tort, puisqu’ils n’ont jamais ni vu ni compris que si leur propre idée ne peut pas se prouver, alors ils doivent l’éprouver.

De plus, ils n’ont strictement aucune preuve, et sans même parler de preuves, d’aucun indice, de l’existence de ces univers dont l’affirmation est purement gratuite et n’a d’autre rôle que d’échapper à l’hypothèse Dieu. Mais on ne peut pas poser une telle affirmation pour la seule raison qu’elle permet d’échapper à une hypothèse que l’on refuse d’examiner.

La contingence de la matière bouleverse complètement l’équilibre de la balance et le matérialisme devient une position difficultueuse. On peut dire que Morris a fort bien vu le problème en affirmant : « Il n’y a tout simplement pas d’autres solutions raisonnables. », c’est le seul argument qui reste aux matérialistes. L’argument décisif, qui tranche la question, est complètement non-rationnel. Je crains que cela soit souvent le cas dans bien des situations, mais au moins ici c’est clair.

Mais un argument non-rationnel n’est pas forcément léger, or celui-ci est extrêmement léger, c’est le moins que l’on puisse dire. Comment évalue-t-il la raisonnabilité de l’hypothèse Dieu ? Peut-on penser que cette évaluation est à peu près dégagée des processus psychologiques et sociologiques tels que les habitudes mentales, le conditionnement ou l’avantage psychologique que présenterait cette hypothèse ? L’existence ou la non-existence de Dieu ne dépendent pas des avantages ou des inconvénients que l’homme pourrait, à tort ou à raison, y trouver. Mais ces inconvénients et avantages supposés représentent une sérieuse raison, pour les matérialistes, de s’interroger sur l’origine de leur foi quand il ne leur reste plus qu’un argument aussi faible que le pluralité des univers pour la soutenir.

La démarche scientifique conduit de façon incontournable à constater l’extraordinaire ajustement des lois et des constantes de notre univers. Et cet ajustement conduit le matérialiste soit à renoncer à décrire le Tout, soit à tenter de le décrire avec les conséquences que nous avons vu. Ainsi, la contingence de la matière disjoint la conjonction entre rationalisme et matérialisme, et cette disjonction opérée, le refus d’examen de tous les phénomènes incompatibles avec le matérialisme le rend complètement déraisonnable.

L’hypothèse des univers parallèles

Une autre conséquence que les matérialistes ne semblent pas avoir perçue est que l’idée des univers multiples ne leur permet plus guère de refuser l’hypothèse des univers parallèles. La différence est que les univers multiples nous sont complètement inaccessibles, nous n’avons avec eux aucune communication possible. Alors que les univers parallèles, au contraire, seraient proches de nous, nous pourrions éventuellement communiquer avec eux par la voyance, la médiumnité ou autrement. On voit très mal comment on pourrait accepter l’idée des univers multiples, dont on ne peut faire aucune observation, tout en refusant simultanément l’hypothèse des univers parallèles qui pourrait éventuellement faire l’objet d’observations, au moins indirectes. « N’est-il pas vrai, en effet, que la conscience moderne a mis fin au règne des arrière-mondes ? [74] » nous dit Robert Misrahi. C’est peut-être plutôt ce qu’a cru faire la conscience moderne ; mais c’est peut-être aussi là que réside toute l’invraisemblable sottise de la modernité.

L’hypothèse des univers multiples conduit à d’étranges conclusions. Il est nécessaire que ces univers n’interfèrent pas entre eux, tout au moins pas avec le nôtre. En effet, ils seraient si nombreux que même si une très petite proportion d’entre eux interférerait avec le nôtre, ils le perturberaient sérieusement. Même une très faible fraction représenterait un nombre immense. L’hypothèse des univers multiples doit donc s’accompagner d’une autre hypothèse : ce ne sont point des univers parallèles, ils n’interfèrent en aucune manière avec le nôtre.

En admettant l’hypothèse des univers multiples les matérialistes ont donc mis le doigt dans un engrenage qui peut les entraîner loin. Ils ont toujours refusé d’attribuer tout crédit et d’effectuer tout examen sérieux aux phénomènes spirites ou d’autres du même genre. S’il existe une multitude d’univers, on voit mal pourquoi, a priori, les tables ne pourraient pas tourner sous l’effet de quelque chose se trouvant dans un univers parallèle. Et s’ils ne peuvent pas observer ces univers multiples, on voit mal pourquoi ils pourraient spéculer sur des univers qu’ils ne peuvent pas observer, tout en refusant d’expérimenter des modes de communication avec des univers parallèles possibles puisque, par principe, il semble qu’il leur soit difficile d’en refuser a priori l’existence. Et si les matérialistes continuent de refuser toute expérimentation avec ces univers parallèles, quel crédit pourra-t-on encore leur attribuer ?

J’espère avoir aidé à faire prendre conscience aux matérialistes du prix à payer pour leur pensée, et qu’ils garderont désormais pour eux leurs réflexions sur la métaphysique. Le prix à payer est lourd et ils ne peuvent guère y échapper. On peut d’ailleurs penser qu’ils sont tout à fait conscient intuitivement de ce prix et que s’ils avaient trouvé le moindre chemin, pour contourner la contingence de la matière, gageons qu’ils l’auraient empruntée. Ils ont certainement sentis intuitivement que la seule voie qu’il leur restait était très coûteuse, mais ne semble pas avoir encore vraiment réalisé quel était ce coût.

Mais si les rôles entre matérialistes et spiritualistes sont maintenant totalement renversés, nous ne serons cependant pas surpris d’observer les tenants du dogme d’aujourd’hui réagir aussi sottement que les tenants du dogme d’hier.

Statut de la physique

Le statut de la physique s’en trouve aussi profondément modifié. Lee Smolin nous dit :

« Pour ce qui concerne les univers, nous avons au moins trois possibilités :

1. Notre univers est un parmi un grand nombre d’univers avec des lois aléatoires.

2. Il y a eu un créateur intelligent.

3. Il existe un mécanisme encore inconnu, qui doit expliquer le caractère propice à la vie de notre univers, et qui fournira des prédictions testables dont on se servira pour le vérifier ou le falsifier.

 Étant donné que les deux premières possibilités sont en principe non testables, il est plus rationnel de choisir la troisième. En effet, c’est la seule des trois que nous, scientifiques,  devons  considérer,  car  accepter  une  des deux  autres  reviendrait  à  annoncer  la  fin prochaine de notre discipline.[75] »

On peut d’abord noter que, implicitement au moins, il reconnait tout à fait la valeur du raisonnement qui conduit à ce que j’appelle la contingence de la matière.

Pour échapper à l’hypothèse Dieu, Smolin suppose qu’il y aurait un mécanisme qui ferait en sorte que notre univers soit propice à la vie parmi tous les univers possibles, un mécanisme qui ferait le boulot de Dieu en somme. Il faudrait aussi que ce mécanisme puisse donner lieu à des prévisions testables sinon évidemment c’est un pur bavardage. Supposer un tel Dieu mécanique serait plus rationnel selon lui.

Il me semble moins aventureux et plus rationnel de penser que la physique est morte et de se demander si les scientifiques ont ressuscité Dieu.

Ce qui ne veut pas dire que l’on ne puisse plus faire de physique. Il faut voir que l’objectif suprême de la physique est de découvrir les principes premiers qui régiraient l’Univers et que c’est cela qui est terminé. Elle n’est plus la reine des sciences. L’ambition de la physique suppose que la matière ne soit pas contingente. Il n’y a peut-être pas que la physique qui soit morte, le matérialisme aussi, auquel il ne reste plus guère que la force d’inertie.

Einstein, sur ce point, nous avait déjà dit : « toute tentative de déduire logiquement d’expériences élémentaires les idées et lois fondamentales de la mécanique est vouée à l’échec.[76] » Avec la contingence de la matière et le soi-disant “ vide quantique ”, il paraît clair que l’ambition de la physique est vouée à l’échec. Les principes premiers, qu’il s’agisse de Dieu, ou des principes régissant le pseudo-vide quantique ou les univers multiples, ne peuvent plus être découverts par la seule observation de notre Univers.

Autres implications ontologiques de la contingence de la matière

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les implications ontologiques de la contingence de la matière les plus intéressantes ne concernent pas l’opposition matérialisme / spiritualisme, mais plutôt l’opposition théisme / panthéisme.

Pour un spiritualiste, cette opposition est extrêmement délicate, car il y a très peu d’argument en faveur de l’un ou de l’autre terme. Je n’en vois que trois. Tout d’abord, la position panthéisme (ou panenthéiste) me paraît forte intuitivement, même si ce n’est pas vraiment un argument. Ensuite, l’expérience vedantine constitue un argument très sérieux en sa faveur. En faveur du théisme, il y a le fait que les panthéistes ne réussissent pas à vivre en accord avec leur conception. J’examinerai plus loin cette question.

La contingence de la matière constitue un argument très fort en faveur du théisme. La proposition fondamentale du Vedānta (la branche principale de l’hindouisme) est la proposition de Sankarâchârya : « Il n’y a qu’une seule substance et cette substance c’est le Brahmā. » Comment le Brahmā pourrait-il modifier sa propre substance pour rendre la vie possible ? La contingence de la matière évoque très fort l’idée d’un Dieu-potier, extérieur à sa création, et non un Dieu panthéiste manifestant l’Univers à partir de sa propre substance. Ce n’est peut-être pas un argument décisif, on peut, peut-être, imaginer un Dieu-potier qui créerait à partir de sa propre substance, mais cela semble vraiment difficile, car il semble qu’il lui faudrait modifier la nature même de cette substance.

Il y a pas mal de scientifiques qui ont abandonné leur position matérialiste suite aux développements de la science. Or, beaucoup d’entre eux, peut-être la plupart, ont opté pour une position panthéiste. Curieusement, ils ne semblent pas s’être aperçus de la difficulté que posait la contingence de la matière pour le panthéisme.

Le nom que l’on donne à ce que l’on appelle habituellement “ Dieu ” dépend beaucoup de la conception que l’on s’en fait. Ainsi, les adeptes du new age parlent plutôt de la Source. En utilisant ce mot ils laissent ouverte la question de son intentionnalité à créer l’Univers. Mais avec la contingence de la matière, c’est peut-être bien le mot Dieu qu’il conviendrait d’utiliser et cela change pas mal de choses.

Je dois ajouter que je ne prêche pas pour ma paroisse. La contingence de la matière me pose aussi problème.

Ontologie

Que nous dit la science à propos de l’ontologie ? Je vais m’attarder un peu sur la théorie quantique en essayant de vous faire partager la fascination que j’éprouve pour elle. Et même m’écarter du présent sujet car elle a bien des choses à nous dire et pas que sur l’ontologie.

Si les physiciens ont dû suer pour mijoter la théorie quantique le philosophe se régale. Elle constitue une mine d’or où il peut puiser à loisir. Malheureusement, nos philosophes manifestent à son égard une ignorance qui rivalise avec celle que Roger-Paul Droit a très justement dénoncée à propos de l’Inde[77].

Nombre de matérialistes considèrent volontiers que les découvertes de la physique valident l’atomisme et partant, le matérialisme. Nous allons voir que c’est faux.

La théorie quantique est un formalisme mathématique qui décrit le comportement des “ particules ” élémentaires, que j’appellerai désormais quantons comme le suggère, avec juste raison, Jean-Marc Lévy-Leblond. Elle est acceptée par tous les physiciens, n’a reçu aucun démenti de l’expérience et, contrairement à ce que l’on dit et que l’on dit souvent, Einstein ne s’y est jamais opposé.

La physique fut autrefois relativement simple dans son expression, alors qu’en fait il y a toujours eu des problèmes difficiles qui furent, en général, escamotées. La physique moderne s’est bigrement compliquée, présente encore plus de difficultés et il est de moins en moins facile de les évacuer. Cela n’empêche pas nombre d’entre nous de croire que tout est simple. Nous voyons, par exemple, certaines personnes utiliser sans vergogne le mot “ quantique ” à toutes les sauces, comme si nous avions compris quelque chose à ce qu’est un quanton, et surtout comme si ceux qui utilisent ce mot y auraient eux-mêmes compris quelque chose.

On peut diviser l’histoire de la physique en trois temps. Le premier est la physique antique créé par Aristote. Cette physique est intuitive et intelligible. On peut dire qu’elle représente le mariage de la raison et de l’intuition. La seconde période est celle de la physique classique fondée par Galilée. Cette physique est contre-intuitive et intelligible. Par exemple, un des principes fondamentaux de cette physique est : le mouvement rectiligne uniforme est comme nul. Une telle proposition n’est nullement évidente intuitivement mais compréhensible après réflexion. Cette physique représente le divorce de la raison et de l’intuition, au profit de la raison. Elle a sa part dans l’avènement de la philosophie des Lumières. Le troisième temps, la physique moderne, correspond à la fondation de la théorie quantique. Celle-ci est complètement contre-intuitive et inintelligible et bien plus radicalement contre-intuitive que la physique classique.

Ainsi, la raison a triomphé d’une manière totalement inattendue : en mettant la pensée en déroute. Les raisonnements que nous avons coutume d’élaborer nous semblent satisfaisants et compréhensibles. Nous n’avons absolument pas l’habitude de construire des raisonnements qui nous dévoilent une réalité absurde et invraisemblable, au moins à nos yeux. C’est en quoi elle est fascinante.

C’est la première fois dans l’histoire de la pensée que l’on a produit une théorie qui présente ce double caractère. Cela va mal pour l’esprit des Lumières pour qui la raison est censée pouvoir triompher de la réalité, mais non de la pensée. Elle était censée nous révéler un réel intelligible, pas un réel ou nous ne comprenons rien et qui soit aussi totalement déroutant pour notre esprit. Ainsi, la physique quantique ne nous dit pas seulement quelque chose à propos de la matière ; mais aussi à propos de notre faculté de connaître ou/et de nos limites.

On dit souvent qu’elle nous contraint à changer nos représentations, mais ce n’est cela du tout. Changer de représentations ne nous poserait pas de difficultés, ce n’est pas la première fois que nous faisons cela. Il nous faut effectivement se débarrasser des images mais le problème est que, précisément, nous n’en avons pas d’autres à mettre à la place. Nous ne comprenons absolument pas ce que peut être un quanton.

Ce qui, pour une théorie scientifique, qui devrait au contraire nous aider à comprendre, témoigne d’un manque total de savoir-vivre. Beaucoup se croient ainsi autorisés à la traiter avec un mépris souverain, comme d’une domestique engendrée par un bricoleur, dont on ne pourrait se passer de ses services, mais avec laquelle on ne saurait frayer. Elle a, par exemple, le mauvais goût de reposer, en d’autres termes, beaucoup de problèmes philosophiques que les scientistes avaient crûs bon de pouvoir évacuer comme étant sans signification.

La description que nous donne la théorie quantique des quantons est si étrange qu’elle nous montre clairement que nous ne comprenons rien à leur nature. Ce n’est pas le lieu ici de vous faire sentir cette étrangeté. L’expérience des fentes de Youg nous présente déjà quelque chose d’étrange, la non-séparabilité accroît cette étrangeté et plus récemment nous avons l’expérience appelée bizarrement gomme quantique à choix retardé.

Une façon très courante d’évacuer ces problèmes est de parler de double nature onde / corpuscule des “ particules ” quantiques. Or, un des problèmes majeurs de son interprétation est précisément la nature de “ l’objet ” qu’elle décrit. Or, celui-ci n’est ni une onde, ni une particule, ni onde ou particule, ni onde et particule. Et, chacune de ces hypothèses se trouve contredite, à un moment ou à un autre, par une expérience ou une autre. Il serait plus pertinent de parler d’un double aspect onde / particule et que nous ne comprenons rien à leur nature. Richard Feynman disait : « Je crois pouvoir dire à coup sûr que personne ne comprend la mécanique quantique.[78] » Et aussi, à ses étudiants : « Si vous avez compris ce que je viens de vous expliquer, c’est que je me suis mal exprimé. »

Plus exactement, ce n’est pas la théorie quantique elle-même qui est inintelligible ; mais “ l’objet ” qu’elle décrit. Voici également ce que dit Jean-Marc Lévy-Leblond :

 « Les objets quantiques ne sont pas des patchworks d’ondes et de particules, ce ne sont ni des ondes, ni des particules, même s’ils leur ressemblent sous certains aspects. [...] Mais la reconnaissance de leur spécificité est assez récente et à dû battre en brèche des décennies de pensée paresseuse.[79] »

Nos philosophes et nos intellectuels ont tout à fait acquis et admis l’idée d’hyper-complexité, mais pas celle d’hyper-difficulté. Ils n’ont pas encore réalisé que le simple, c’est à dire ce qui est indécomposable, est effroyablement difficile à comprendre. Les limites dues à l’hyper-difficulté risquent fort d’être bien plus incontournable que celles provenant de l’hyper-complexité.

La théorie quantique bouleverse le rapport que nous entretenons avec nos idées. Elle pose la question du statut du bon sens ou de l’évidence. Ou plus exactement, il ne s’est jamais posé de façon aussi aiguë. Ainsi, la théorie quantique nous invite à nous fier beaucoup plus à l’expérience et beaucoup moins à notre jugement. Nous entrons avec elle de plain-pied dans le mystère.

Malgré notre incompréhension de ce qu’est un quanton nous pouvons cependant affirmer que celui-ci n’est pas une substance, mais un phénomène. Si la nature de ce phénomène est insaisissable, il y a, à mon sens, quelque chose de pire. Les physiciens comprennent ce phénomène comme advenant dans le vide. Voilà bien une des propositions les plus invraisemblables qui se puisse concevoir. Cette idée d’un phénomène qui se déroulerait avec le vide comme substrat fait penser au chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles qui disparaissait en laissant son sourire sur place.

Au XIXe siècle, après que l’on ait réinterprété la lumière comme étant une onde, et constatant qu’elle se propage dans le vide, on s’est demandé : Qu’est-ce qui vibrait ? Et on a introduit la notion d’éther ; même si celle-ci était assez problématique, il fallait bien imaginer un substrat à cette vibration. Einstein a supprimé la notion d’éther, une des raisons était l’impossibilité de mettre en évidence le vent d’éther, c’est à dire le déplacement de la terre à travers cet éther. Mais les raisons pour lesquelles on avait jugé bon de l’introduire sont toujours là. Et il est encore moins possible aujourd’hui qu’au XVIIIe siècle de considérer les photons comme des billes. Ainsi, on comprend aujourd’hui la matière, ou la lumière, comme étant un phénomène, mais sans support sur lequel celui-ci adviendrait, sinon un champ. Mais le champ n’est pas non plus une substance, mais un état. Et qu’il nous faudrait bien, tout de même, considérer comme un état de quelque chose. Basarab Nicolescu nous dit :

« Il est très important de ne pas confondre éther et champ […] C’est un peu comme une membrane (l’éther) et les tensions (les champs) qui sont présentes dans cette membrane. On ne peut pas confondre « membranes » et « tensions ». Ce système universel de référence — l’éther — devait, en principe, entraîner un bon nombre d’effets expérimentaux. Les nombreuses expériences destinées à mettre en évidence ces effets ont été toutes négatives. L’idée du « champ » en tant qu’« entité fondamentale » se frayait lentement son chemin. La relativité restreinte d’Einstein a montré nettement que la notion d’éther était superflue. Elle n’était pas logiquement contradictoire, mais tout simplement non-nécessaire. L’idée de « champ » s’imposait de plus en plus, on oubliait la « membrane », en ne gardant que les « tensions ».[80] »

Vous avez bien lu. Ce texte traduit bien à la fois l’embarras des physiciens ainsi que leur façon de faire comme si tout était simple et clair. Ces messieurs nous la baillent belle, il leur reste à nous expliquer comment on fait pour supprimer une membrane en conservant sa tension. Et, puisque la notion d’éther est incompatible avec la théorie de la relativité, il vaudrait peut-être mieux reconnaître qu’il y a là un immense problème pour la physique, plutôt que de le glisser discrètement sous le tapis en parlant des “ fluctuations quantiques du vide ”, comme si cela avait un sens. Mais pour éviter une tempête dans leurs crânes, nos physiciens préfèrent écouter une sirène leur chanter que le néant fait des vagues.

On parle ainsi de “ vide quantique ”. Mais qu’est-ce qui différencierait un vide quantique d’un vide non-quantique ? Sinon que ce vide quantique devrait posséder certaines propriétés. Mais comment attribuer des propriétés au vide ? Voici ce que dit Serge Jodra :

« L’Univers peut parfaitement être vide à condition d’attribuer une certaine énergie à ce vide. Reste maintenant à comprendre comment cela est possible. […] Le vide de Dirac, saturé de particules possède les défauts de la mécanique quantique de son temps ; il s’agrémente de quelques quantités infinies dont on se passerait bien. Ces incohérences seront levées cependant dans les années 40 grâce à une redéfinition du vide conçu désormais comme un milieu fluctuant, effervescent et grouillant de potentialités.[81] »

Les physiciens ont une façon bien à eux de lever les difficultés. Ainsi, le vide quantique est assez particulier en ceci que c’est un vide plein. Il est, en effet, nécessaire qu’il soit vide pour rendre compte de l’absence de vent d’éther, et il est nécessaire que ce vide soit plein de manière à pouvoir rendre compte de l’existence du phénomène qu’est le quanton. D’ailleurs, est-il réellement suffisant d’attribuer à ce vide une énergie ? Pour les équations peut-être, mais pour la compréhension des phénomènes ?

L’énergie ne peut être considérée comme un substrat sur lequel ce phénomène adviendrait, mais seulement d’une condition nécessaire à sa venue. Ainsi, une vague a besoin d’un substrat, le plan d’eau, et aussi d’une énergie. Mais on ne peut confondre les deux. On le voit très bien en ceci que l’énergie se déplace en même temps que la vague, alors que le substrat ne bouge pas. C’est toujours la même différence qu’entre la membrane et la tension. Pour créer une tension dans une membrane il faut une énergie, mais cette énergie, sans la membrane, ne saurait être considérée comme suffisante.

Dans ma naïveté, je croyais qu’il n’y avait que dans les contes pour enfants que l’on pouvait voir un sourire sans visage qui sourirait. Jamais je n’aurais pu penser que les physiciens pourraient en faire autant. Toutefois, comme je n’ai pas de formation de physicien, que je suis seulement philosophe amateur, je continuerais à penser que si les quantons ne sont pas des substances, il nous faut tout de même bien récupérer quelque part la notion de substance, sauf à sombrer dans la pire absurdité. Je pense qu’il serait beaucoup plus sensé de réintroduire la notion d’éther, comme le préconisait Dirac. Quitte à se demander pourquoi nous n’observons pas de vent d’éther. Ainsi, je pense qu’il faudrait parler d’éther quantique plutôt que de vide quantique. La différence est que ce vide n’est pas seulement plein énergie mais qu’il constituerait aussi un substrat aux phénomènes que sont les quantons.

La première exigence des physiciens vis-à-vis des théories c’est qu’elles fonctionnent, que les équations soient vérifiées par l’expérience. La seconde est de donner un contenu physique à ces théories. La première est impérative, la seconde est désirable. Le physicien a évidemment envie de comprendre. Il a toujours été difficile de les concilier, mais avec la théorie quantique cela devient de plus en plus ardu, et l’on peut se demander si le monde nous est réellement compréhensible. En affirmant qu’il pourrait y avoir des tensions sans membrane, nos physiciens se payent de mots. Il me semble qu’il serait mieux de dire qu’ils ont, au moins pour l’instant, totalement échoués à donner un contenu physique à la théorie quantique. Devant ce problème nous avons trois possibilités :

1)   Réintroduire la notion d’éther. Cela présente quelques difficultés par rapport à la théorie de la relativité.

2)   Interpréter la matière comme étant une substance. Celle-ci est certainement la plus problématique.

3)   Interpréter la matière comme étant un phénomène sans substrat.

Cette troisième solution est souvent adoptée par les physiciens, me semble-t-il. Il y a là quelque chose qui me semble extrêmement symptomatique. Rien ne me paraît plus absurde. C’est peut-être par pure commodité que nos physiciens adoptent une telle attitude.

La physique exerce souvent une contrainte logique et observationnelle implacable sur des idées qui peuvent nous paraître complètement aberrante et contre-intuitive. Et c’est bien en cela qu’elle est fascinante. Ce n’est pas comme en philosophie, où souvent il est tout à fait suffisant de qualifier une idée intéressante d’une épithète malsonnante pour la voir reléguée aux oubliettes. Et le plus intéressant est que ce n’est pas du tout, de la part des physiciens, une parole en l’air. Ce ne sont pas des songe-creux, et s’ils professent une telle énormité, c’est que le réel a exercé sur cette pensée une contrainte tellement forte qu’ils n’entrevoient aucun moyen d’y échapper. Peut-être, mais à mon avis, ils feraient mieux de chercher un moyen de contourner cette insanité. Je sais qu’il faut pour cela affronter le grand Einstein. Mais, quant à moi, tant que je n’aurais pas vu un physicien s’éclipser en laissant son sourire sur place, je n’y croirais pas.

Je trouve tout à fait surprenant que si peu de physiciens essaient d’envisager une autre solution et ne remettent pas en cause la théorie de la relativité. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter ses équations qui sont largement vérifiées par l’expérience. Mais, il y a une autre voie, moins abracadabrante que celle d’un phénomène avec le vide pour substrat, et qui consisterait à cesser de donner un contenu réaliste à la théorie de la relativité, de réintroduire la notion d’éther, mais un éther non spatio-temporel. C’était d’ailleurs l’interprétation de Bernard d’Espagnat.

Si nous introduisons une telle notion, et si les quantons sont des phénomènes au sein de cet éther, alors les propriétés de ces phénomènes sont le résultat des propriétés de cet éther. Or, nous n’en avons aucun accès à cet éther, nous n’avons accès qu’aux phénomènes. Ainsi, soit la physique devient métaphysique, soit elle ne comprend plus rien et se contente d’être purement descriptive.

Il y a bien d’autres choses dans la physique assez surprenante. Elle remet radicalement en cause certaines des notions qui nous semblaient les plus évidentes et incontournables. La physique antique concevait la matière comme étant une substance, actionnée par des forces, parcourant des trajectoires dans le temps et l’espace et obéissant à des propensions. Aujourd’hui, il nous faut considérer que :

1) La matière n’est pas une substance.

2) Il n’existe pas de force, mais des échanges de quantons.

3) Les quantons ne parcourent pas de trajectoire.

4) Les notions de temps et d’espace ne correspondent probablement à aucune réalité physique.

La physique classique a fait intervenir des concepts nouveaux, fournissait une autre description, mais ne remettait absolument pas en cause ces six concepts fondamentaux qui sont : la matière comme substance, la force, la trajectoire, le déterminisme, le temps et l’espace. Pourquoi les aurait-elle remises en cause ? Ces concepts nous semblaient si évidents, si adéquats à ce que nous observions. On ne pouvait le faire sans d’excellentes raisons. Il n’y en avait point, nous en avons aujourd’hui.

Nous savons depuis longtemps que nos sens nous trompent. Si nous percevons un objet comme étant rouge, nous savons depuis quelques siècles que cette perception est une construction de notre cerveau et que la couleur n’est nullement une propriété de l’objet. La théorie quantique continue dans cette même voie de la remise en cause des concepts tirés trop directement de nos perceptions, mais avec une profondeur et une radicalité à laquelle nous n’étions pas préparés.

Pensez que la notion de force a disparu. Ce que nous appelons forces au niveau macroscopique n’est pas du tout la somme de micro-forces s’exerçant au niveau des quantons, mais des interactions entre ces quantons médiatisés par d’autres quantons. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les physiciens de continuer à parler de forces alors même qu’ils savent très bien qu’il n’existe rien de tel. Cette notion est tellement prégnante que l’on peut difficilement faire autrement.

Ces quantons ne parcourent pas non plus des trajectoires. La physique classique supposait que l’on pouvait localiser les objets avec une précision aussi grande que l’on voulait, les limites étant celles de nos moyens techniques. Aujourd’hui, la notion même de localisation est problématique. Dans ces conditions comment pourrait-on considérer qu’elles parcourent des trajectoires ?

Je trouve absolument fascinant de voir que les objets de notre vie quotidienne nous semblent comme des substances obéissant à des forces et décrivant des trajectoires à travers le temps et l’espace, et qu’en fait on doive en rendre compte en fonction de phénomènes qui n’ont rien à voir avec ces notions. Il est extraordinaire de penser que les concepts qui nous semblent opérant à une certaine échelle ne le sont plus du tout à une autre. C’est même pire que cela, puisque ces concepts semblent avoir une extraordinaire adéquation avec la réalité, si bien que personne n’avait eu l’idée de les remettre en cause.

Le déterminisme cesse également d’être une notion évidente, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous avions conjoints étroitement causalité et déterminisme, cela n’est plus possible aujourd’hui. La notion de causalité est de dire que tout événement est le résultat d’une cause antérieure. Le déterminisme est de dire que les mêmes causes produisent les mêmes effets. La physique quantique remet en cause le déterminisme, pas la causalité, au moins dans un premier temps. J’éviterai le second temps, cela devient assez compliqué.

Quant au temps et à l’espace ces notions sont plus problématiques que jamais. Saint Augustin avait, à son époque, parlé du temps en disant : « Si personne ne me le demande, je sais ce qu’est le temps ; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas.[82] ». À quelqu’un qui dirait cela aujourd’hui, nous pourrions répondre : dire qu’il y a un temps, c’est sans doute déjà trop dire.

Je vais risquer une définition possible du temps : c’est une entité physique, extrinsèque aux phénomènes, et qui en régulerait le cours. Je ne fais ici qu’expliciter ce que nous entendons généralement par “ temps ”. Si le temps correspond à quelque chose, c’est une entité physique. S’il joue un rôle, c’est bien de réguler le cours des phénomènes. Cette définition ne dit rien ni de la nature de cette entité, ni du mode par lequel elle régulerait le cours des phénomènes. En dire moins, ce serait faire comme saint Augustin, ne plus rien dire du tout. Si le temps ne joue aucun rôle, nous n’avons pas besoin de cette notion. Si ce n’est pas une entité physique, nous n’en avons pas besoin non plus.

Si nous acceptons cette définition, la théorie de la relativité rend cette notion extrêmement problématique. En effet, celle-ci nous montre que le proverbe : “ Il y a un temps pour chaque chose ” est bien plus vrai qu’on ne le pense. Elle nous dit qu’il n’y a pas un temps unique, mais que chaque objet à son temps propre. Si nous synchronisons deux horloges, et que l’une est déplacée et revient, elles sont décalées. Ainsi, deux objets, à partir du moment où ils sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, ou s’ils l’ont été, ne peuvent plus être considérés comme partageant le même temps. Nous n’avons pas, pour la plupart d’entre nous, intégré cette découverte et nous continuons à dire “ le temps ” comme s’il existait un temps. Or, s’il y a un temps unique, il nous échappe, nous ne connaissons que notre temps particulier, et qui est différent pour chacun d’entre nous. Nous ne pouvons plus parler de temps au singulier, mais est-ce que cela a un sens d’en parler au pluriel ? Y-aurait-il un temps unique qui engloberait tous ces temps ? C’est assez difficile à penser, il faudrait peut-être lui supposer plusieurs dimensions. La définition que j’ai donnée du temps correspondrait à un temps singulier et un tel temps n’existe pas. Ainsi, y a-t-il quoi que ce soit qui régulerait le cours des phénomènes ?

La seule conception possible du temps n’est-elle pas celle d’un temps absolu ? C’est à dire d’un temps qui serait inaffecté par les phénomènes. L’idée d’un temps relatif compris comme une entité physique qui régulerait le cours des phénomènes et qui en serait, à la fois, dépendante me paraît difficile. Cette circularité me paraît très problématique.

Et si l’idée d’un temps absolu n’est plus possible aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt la notion de temps elle-même qu’il nous convient de remettre en cause ? Ce n’est peut-être pas l’idée d’un temps relatif aux phénomènes qu’il convient d’introduire, mais plutôt de supprimer la notion de temps. Cela signifierait qu’il n’y aurait rien d’extrinsèque aux phénomènes qui en régulerait le cours. Il n’existerait pas d’entité physique que l’on appelle “ temps ”, et le cours des phénomènes serait régulé par un processus purement intrinsèque, des propensions. Je ne veux pas dire non plus qu’il faille abandonner la notion de temps je veux simplement montrer qu’elle est extrêmement problématique.

La notion d’espace n’est pas moins problématique. On pourrait faire un raisonnement semblable à son propos. Qu’est-ce qu’un espace relatif ? Qui, à la fois, dépendrait des phénomènes, et leur imposerait son cadre ?

Einstein d’ailleurs, l’avait bien compris. Sa conception de l’Univers était celle de l’Univers-bloc. « La théorie de l’Univers-bloc est une conception du temps selon laquelle l’Univers tout entier se déploie dans un continuum d’espace-temps où tous les événements présents, passés et futurs existent de la même façon.[83] »

Remarquons que les mystiques ont toujours dit que, sur le plan de l’âme, le temps et l’espace n’avaient aucune signification, ce qui a toujours fait sourire nos esprits forts.

Toutes ces questions sont horriblement difficiles, si j’ai voulu aborder la théorie quantique et opérer cet aparté c’est qu’elle donne une immense leçon à la philosophie. Les philosophes savaient déjà que rien ne va de soi, mais avec ce que nous montre la physique ce n’est plus une idée en l’air, c’est prouvé. Nous avons vu aussi que les physiciens, s’ils veulent comprendre quelque chose, sont contraints de verser dans la métaphysique. Ils peuvent bien sûr, renoncer à comprendre, mais pas les philosophes, et eux non plus ne peuvent pas se passer de métaphysique. Même quand ils sont matérialistes. Si cela les dispensent d’élaborer une métaphysique, ils sont malgré tout contraints d’élaborer des réflexions métaphysiques.

Mais revenons à notre sujet. Voyons maintenant ce que, à mon sens, la théorie quantique dit par rapport au matérialisme. Les grecs se demandaient si nous pouvions diviser la matière indéfiniment ou si nous arriverions un moment ou nous tomberions sur quelque chose d’indivisible, ce qu’ils appelaient un atome. Le matérialisme a toujours conçu la réalité ultime comme discontinue. L’atomisme est une option quasiment obligatoire pour lui. À l’inverse, le spiritualisme a toujours été associé à une conception continuiste ; ni Dieu ni l’âme ne sont composés d’éléments.

Nombre de matérialistes tirent argument de la théorie atomique pour valider le matérialisme. Qu’en penser ? Il faut d’abord noter que le quanton, et encore moins l’atome, ont quelque chose à voir avec l’atome des grecs et que le quanton ne possède aucune des propriétés qui étaient attribuées à cet atome. Le point important était l’indivisibilité, or la façon dont ils se comportent récuse le concept. Si on tente de les diviser, on créé d’autres quantons.

Quoi qu’il en soit, le point important qu’il faut retenir ici est que la matière n’est pas une substance, mais un phénomène. Dés lors, il y a deux options pour le matérialisme :

1) Le phénoménisme

2) Réintroduire la notion d’éther

Le phénoménisme est l’idée qu’il y aurait des phénomènes sans substrat. J’ai bien du mal avec cette idée et je ne comprends pas ce que cela peut bien vouloir dire. Imaginer un phénomène, quelque chose qui se passe, mais rien sur quoi ce quelque chose adviendrait. Derrière les phénomènes il n’y aurait rien, et ce néant pourrait donner naissance à l’être et Parménide serait ainsi réfuté. Si toutefois on considère que ces phénomènes seraient de l’être, sinon on serait dans un nihilisme ontologique. Je laisse les matérialistes se débrouiller avec cette idée pour ceux qui choisiraient cette option, et les bouddhistes aussi, puisque c’était la conception du Bouddha.

Mais si on réintroduit la notion d’éther et que le phénomène qu’est la “ particule ” quantique ne se déroule pas sur le néant, alors elle nous montre que la réalité ultime est, sans doute, continue.

De même, l’énergie, contrairement à ce que l’on dit souvent, est continue. Elle se manifeste, dans certaines situations, de façon discontinue. Par exemple, la transition d’un électron tournant autour d’un noyau réclame une énergie bien déterminée. Mais c’est le phénomène qui est discontinue, non l’énergie elle-même. La quantité d’énergie requise dépend de la constitution du noyau ainsi que de “ l’orbite ” de l’électron mais non de la nature de l’énergie elle-même. Si c’était l’énergie qui était discontinue cette transition réclamerait une quantité d’énergie qui serait toujours un multiple d’un certain quantum, ce qui ne semble pas du tout être le cas. Les physiciens la disent souvent discontinue, mais à combien de quantum d’énergie un joule correspondrait ? L’énergie d’un photon est proportionnelle à sa fréquence, et cette fréquence varie continûment. De même, l’énergie se manifeste sous d’autres formes, comme l’énergie cinétique, qui elle aussi, peut varier continûment.

 « L’atomisme est mort » disait Erwin Schrödinger en 1925. À l’époque, c’était peut-être prématuré, mais il y a, de toute façon, longtemps que cela ne l’est plus. Et il serait temps que nos philosophes et nos scientifiques en prennent acte. Cette continuité de la réalité ultime semble invalider le matérialisme. Je dirais plutôt qu’en montrant qu’il y a deux niveaux d’organisation, l’un continu, plus fondamental, et l’autre discontinu ; elle renvoie matérialistes et spiritualistes dos à dos. Ni l’un ni l’autre ne sont gênés par la théorie quantique. Le matérialiste a son niveau discontinu à partir duquel il peut penser l’apparition de la vie et le spiritualiste son niveau continu. En fait, spiritualistes et matérialistes avaient en commun l’idée que la matière est une substance et c’est en fonction de ce présupposé commun qu’ils avaient posé cette question. L’invalidation de cette idée, plutôt que de récuser le matérialisme, conduit à le poser en d’autres termes. Toutefois, l’atomisme ne peut plus servir d’argument aux matérialistes.

Nous avons une très fâcheuse tendance à escamoter les problèmes pour lesquels nous n’avons pas de réponses et nous croyions volontiers que tout est simple et clair. Il me suffit de les mettre en évidence. J’espère avoir réussi à vous montrer que le monde n’est pas constitué de petites billes régies par quelques lois simples, qui ne poseraient pas de difficultés. Et qu’il n’y a pas que le constat de l’existence du Mal qui nous invite à tourner le dos aux Lumières, mais la physique aussi.

Nous considérons aujourd’hui que la matière que nous observons ne représente que 4 % de la matière de notre univers, la matière noire et l’énergie noire représenterait le reste. Si nous considérons que le phénomène qu’est la matière se déroule sur un substrat, tout notre univers, y compris ce que nous ne pouvons pas observer, ne représente qu’un tout petit peu  d’écume à la surface de l’éther quantique, et nous n’observerions que 4 % de cette écume. Et des univers comme le nôtre il y en aurait un nombre incalculable selon l’hypothèse des univers multiples. Ainsi, l’essentiel, de toute façon, nous échappe, et il nous échappe par tous les bouts.

L’ennui, pour les matérialistes, c’est qu’ils ont toujours postulé que tout pouvait, par principe, tombé sous nos organes des sens ou leur prolongement. Ce qui est logique, si tout est matière, nos corps étant eux-mêmes matière, ils peuvent interagir avec la matière. L’éther quantique, nous ne l’observons pas, nous n’observons jamais que des phénomènes au sein de cet éther. L’éther quantique est suprasensible.

Inaccessibilité des matérialistes

On peut aisément constater et je l’ai fait bien des fois que l’inaccessibilité des matérialistes est souvent phénoménale. Non seulement, ils ne prennent généralement jamais la peine de mettre à l’épreuve de l’expérience la validité de celui-ci ; mais il est souvent extrêmement difficile d’obtenir d’eux simplement qu’ils examinent les arguments, même les plus solides, ou les expériences, les témoignages, les plus probants. C’est presque toujours en vain que l’on essaye d’amener la discussion sur le terrain de la logique. On se heurte immédiatement au mépris, à la dérision, à des réactions émotives ou à toutes sortes d’arguments ad hominem. Mais cela n’a rien d’étonnant, plus une idée est fondamentale, plus elle suscite d’émotions et plus nous sommes incapables de l’aborder rationnellement. Mais plus une idée est fondamentale plus elle devrait faire l’objet d’un examen soigneux, au moins si l’on est un tant soit peu sérieux. Il me semble intéressant de faire, une fois de plus, intervenir le témoignage de Martino, dont l’avis pourra être jugé moins partial que le mien. Voici ce qu’il dit à propos d’Henri Broch :

 « Henri, mon frère, soit un peu honnête, tu sais bien que jamais tu ne lâcheras ton chèque[84]. Pas à cause de la somme, je ne te crois ni mesquin, ni avare, mais parce que tu sais bien que le jour où tu te retrouverais en train effectivement de le tendre à quelqu’un, la minute suivante ce serait tout ton monde (et le mien, camarade) qui s’écroulerait comme un château de cartes.[85] »

Il se trouve tout de même nombre de personnes qui avaient un présupposé philosophique matérialiste et qui ont adopté une attitude plus honnête, plus réfléchie, plus prudente et qui ont pris la peine d’étudier la question et de mettre leurs idées à l’épreuve de l’expérience. Nombre d’entre eux, à l’issue de celle-ci ont jugé bon d’abandonner le matérialisme ; mais cela n’a rien changé quant aux autres. Dans le genre, le témoignage d’Ernest Bozzano[86] est remarquable.

Selon Rosset les spiritualistes ignorent le réel, et ce rejet du réel est la marque de la folie : « Cette machine à ignorer le réel qui constitue la spécialité de la folie.[87] ». Je partage tout à fait cette définition de la folie ; mais il reste à savoir à qui il convient de l’appliquer. Voici également ce qu’il disait :

 « Beaucoup d’autres, pour ne pas dire la plupart, placés devant un dilemme comparable, choisiraient l’autre voie : préférant l’opinion au fait. Car s’il est une faculté humaine qui mérite l’attention et tient du prodige, c’est bien cette aptitude, particulière à l’homme, de résister à toute information extérieure dès lors que celle-ci ne s’accorde pas avec l’ordre de l’attente et du souhait, d’en ignorer au besoin et à sa guise ; quitte à s’y opposer, si la réalité s’entête, un refus de perception qui interrompt toute controverse et clôt le débat, aux dépens naturellement du réel. Cette faculté de résistance à l’information a quelque chose de fascinant et de magique, aux limites de l’incroyable et du surnaturel.[88] »

Je ne vois pas très bien quel fait, selon lui, les spiritualistes nieraient et à quelle information nous résisterions. En réalité, les spiritualistes sont débordés par les faits et sont incapables de les réunir ensemble dans une pensée cohérente, alors que les matérialistes nient les faits qu’ils sont incapables d’incorporer à leur pensée. Cependant, je comprends tout à fait leur étonnement devant la résistance extraordinaire qu’opposent certaines personnes devant toute remise en cause pour l’avoir moi-même souvent observé ; par exemple chez les matérialistes. En effet, on peut penser ce que l’on veut de ce que je viens de dire, toujours est-il que le point essentiel est celui-ci : les matérialistes ne s’appuient sur aucune expérience ni observation et nient les observations incompatibles avec celui-ci.

Ainsi, quand un matérialiste s’oppose à un spiritualiste il y a deux cas de figures. Dans un premier cas, le spiritualiste se réfère à la foi. Le matérialiste se trouve alors dans une position forte. Mais il peut aussi se trouver devant un spiritualiste qui ne réfère pas à la foi, mais à l’expérience. Du coup, les rôles sont renversés. Le matérialiste se retrouve dans une position faible. Le matérialiste se réfère toujours à la raison, il est fondé uniquement sur une spéculation, mais une véritable réfutation du matérialisme est fondée sur l’expérience.

L’aveu de Comte Sponville

Il est tout de même remarquable de voir comment une idée comme le matérialisme a été si facilement acceptée par nombre de nos intellectuels sans jamais avoir reçu de validation valable et tout aussi extraordinaire de voir qu’ils ne s’en soient même pas aperçus. Comte Sponville fait exception en ne se faisant aucune illusion au sujet d’un fondement rationnel du matérialisme. Voici en effet ce qu’il dit : « j’ai souvent expliqué que le matérialisme était une pensée difficile, aporétique, indémontrable.[89] » Il dit aussi : « Dans ces matières je ne crois pas aux preuves […] et laisse à peu près tout au tempérament et à la foi.[90] »

Il semble que de plus en plus de matérialistes prennent conscience de la précarité de leur conception. Mais il n’est pas encore très courant qu’un matérialiste reconnaisse le caractère non-rationnel de sa position. Cela signifierait-il que le matérialisme n’est pas une affaire de logique ? Et que les justifications que les matérialistes donnent pour valider leur idée sont fausses ou inappropriés et que ne sont que des paravents qui servent à cacher leurs motivations ?

Comte Sponville a sans doute raison de faire le constat que le matérialisme est une affaire de tempérament, mais un philosophe ne peut certainement pas accepter cet état de choses. Ainsi, non seulement Comte Sponville est matérialiste par tempérament, mais en plus, il le sait. C’est une bien curieuse façon de philosopher. Si nous prenons position sur une telle question, nous ne pouvons assurément pas le faire délibérément en fonction de notre tempérament, mais au contraire nous efforcer le plus possible de faire abstraction de notre caractère, de nos goûts et préférences.

Ainsi, quand un philosophe porte un tel constat, la seule chose qu’il doit faire est de se donner les moyens de surmonter ce tempérament et certainement pas d’accepter si facilement d’en être dominé à ce point à propos d’une idée aussi fondamentale. Entre une attitude qui s’imagine abusivement qu’elle aurait réussi à prouver quelque chose et une autre qui n’est pas dupe de ces preuves mais qui accepte que nos jugements se fondent sur notre tempérament, c’est à dire sur du vent, il y a place pour une démarche qui s’efforcerait à l’impartialité, qui essaierait d’émettre des jugements indépendamment de ses préférences, de surmonter ses habitudes mentales, son conditionnement ou son tempérament. C’est, en tout cas, la seule attitude possible pour un philosophe.

Comte Sponville inaugure ainsi une nouvelle façon de philosopher : en fonction de son tempérament. Cela vous convient d’être matérialiste et bien soyez-le. Cela vous convient d’être catholique, ou bouddhiste, et bien pourquoi pas. Vous devez avoir beaucoup d’auditeurs qui seront ravis d’entendre de tels propos. Car, effectivement, c’est bien ce que presque tout le monde fait. Et si un “ philosophe ” les caresse dans le sens du poil, ils ne s’en plaindront sûrement pas. Mais il y a aussi des philosophes qui pensent qu’une telle attitude n’a rien à voir avec la philosophie. Que fait-on après avoir établi un tel constat ?

Toute la pensée de Comte Sponville repose sur le matérialisme ; si celui-ci est faux il ne lui reste plus qu’à tout recommencer. Nous pouvons le féliciter pour sa lucidité, mais certainement pas pour sa réaction. Il n’est tout de même pas possible de laisser une question aussi importante et fondamentale au tempérament ou à la foi. Ou plus exactement, s’il existe quelque chose comme la foi, elle doit subir l’épreuve de la raison. Et le matérialisme doit aussi subir cette épreuve ; il serait temps que les matérialistes cessent de s’y dérober.

En tout cas, son attitude manifeste un recul important de la pensée matérialiste. Il y a quelques dizaines d’années, on considérait volontiers que celui-ci était prouvé scientifiquement, et ceux qui ne voulaient pas l’admettre étaient considérés comme étant de mauvaise foi. Comme nous l’avons vu avec Rosset qui témoignait en fait d’une attitude d’une autre époque. Aujourd’hui, le matérialisme commence à se présenter de plus en plus comme une option philosophique qui n’a plus la prétention de se justifier rationnellement. Nous attendons la prochaine étape, celle où les matérialistes daigneront enfin examiner les arguments ou les expériences qui seraient susceptibles d’invalider le matérialisme et aborder rationnellement la question de sa validité.

Comte Sponville veut aussi s’efforcer de penser le matérialisme à fond. Voilà une excellente initiative, penser le matérialisme jusqu’au bout est peut-être une excellente manière de le faire s’effondrer. C’est tout de même la moindre des choses, pour un philosophe, que de tenter de tirer les dernières conclusions de ses idées fondamentales. Mais on peut s’étonner aussi qu’il soit le premier philosophe, semble-t-il, qui entreprenne de penser le matérialisme jusqu’au bout. Il serait temps. Et comme par hasard, c’est le moment où il commence à s’effondrer. Tout au moins d’un point de vue logique, sociologiquement c’est autre chose.

Il a cependant complètement escamoté la question de son fondement. N’y voyez pas une critique, tous les penseurs matérialistes l’ont, jusqu’à présent, escamoté. Que Comte Sponville entreprenne, au moins, de le penser à fond, n’est déjà pas si mal. Mais si vous pouviez aussi penser son fondement, ce serait encore mieux. Et plutôt que de penser le matérialisme à fond, ce qui serait mieux encore serait de penser à fond. C’est à dire de poser, en priorité, la question de la validité des notions fondamentales.

Pour lui, il n’y a pas de preuves en ce domaine et cela semble justifier un refus d’examen. Il règle ainsi la question de manière extrêmement expéditive. Voici un excellent exemple de la manière dont un homme peut développer une pensée sur des prémisses extrêmement frustres. Si la notion de preuve est délicate, est-ce une raison pour se désintéresser des phénomènes pouvant invalider le matérialisme ? Car, si tant est qu’il n’y aurait en toute rigueur pas de preuves, il se pourrait qu’il y ait des présomptions. Et cela devrait suffire à un examen soigneux de celles-ci ; surtout quand nos idées les plus fondamentales en dépendent. Mais, ce qui me semble faire le plus problème dans l’attitude de Comte Sponville, réside en ceci que c’est complètement a priori qu’il déclare qu’il n’y a pas de preuves. Il serait beaucoup plus intéressant d’examiner soigneusement les phénomènes incompatibles avec le matérialisme et de placer la conclusion seulement à la fin de cette démarche. Mais cette attitude est très caractéristique de toute une partie de la pensée universitaire.

Vouloir penser le matérialisme à fond tout en sachant que le postulat fondamental n’est pas fondé n’est pas une position philosophiquement satisfaisante. Qui pourra encore prétendre que le matérialisme est fondé en raison ? Qui pourra encore vouloir aller plus loin que lui et continuer à escamoter la question de son fondement ? Comte Sponville lui-même le pourra-t-il ?

Et si le matérialisme ne peut pas se prouver il va falloir l’éprouver. Qui pourra encore se prétendre honnêtement matérialiste et se dérober devant cette épreuve ? Quand on était persuadé que le matérialisme était fondé en raison, c’était la réalité qui était jugée à l’aune du matérialisme. Maintenant qu’il est clair que le matérialisme n’est nullement fondé, c’est lui qui va devoir être jugé à l’aune de la réalité. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour prédire qu’il ne pourra pas subir cette épreuve et qu’il n’a pu jusqu’à présent tenir qu’en s’y dérobant. On ne peut pas prétendre penser le matérialisme à fond et laisser le matérialisme lui-même dans l’impensé. Ou, tout au moins, on ne peut pas le faire indéfiniment. Et si Comte Sponville est l’ultime penseur du matérialisme, — ce que je pense, et c’est peut-être parce qu’il est cet ultime penseur qu’il est très bancale — cela signifie que le jour où les matérialistes voudront enfin poser la question de son fondement, ce sera la fin du matérialisme.

Bilan

D’une manière générale, on peut dire que l’attitude des matérialistes vis-à-vis du darwinisme, du problème corps / esprit, des phénomènes parapsychologiques, de la contingence de la matière pourrait se justifier à la condition expresse que le matérialisme soit prouvé par ailleurs ; mais où ailleurs ?

Toutes leurs attitudes sont en effet la conclusion normale d’une position matérialiste, il leur reste à valider celle-ci. Mais, les matérialistes se comportent généralement comme si le matérialisme avait reçu une validation positive, alors même qu’une telle validation est impossible, et simultanément se dérobent devant toute tentative d’invalidation.

On s’est longtemps demandé si la religion était compatible avec la science, il serait temps aujourd’hui de se demander si le matérialisme est compatible avec celle-ci. L’évolution de la science, depuis quelques dizaines d’années, n’a pas arrangé la position du matérialisme, c’est le moins que l’on puisse dire, sans toutefois l’invalider franchement. Et s’il n’a pas été franchement invalidé c’est seulement parce que les matérialistes ont ignoré toutes les observations, même si elles respectaient les exigences de scientificité, qui étaient susceptibles de le ruiner. Mais ce faisant, leur situation ne s’est pas arrangée logiquement, même si cela n’a pas empêché que le nombre des tenants du matérialisme augmente.

On peut se demander : si les scientifiques avaient respecté l’éthique dont ils se réclament, le matérialisme serait-il aujourd’hui une position tenable ? Il est tout à fait remarquable de voir comment certains scientifiques peuvent, pour préserver le matérialisme, adopter des hypothèses dont le statut scientifique est très douteux, parce qu’elles ne sont pas testables, comme l’idée de la multitude des univers. Et que, dans le même temps, ces scientifiques se gardent bien non seulement de répéter, mais même de prendre en considération des observations pour la seule raison qu’elles ne sont pas compatibles avec le matérialisme, et ceci bien qu’elles satisfassent au critère de scientificité.

Je pense que Rosset a raison, c’est bien de folie qu’il convient de parler, sauf qu’il ne nous expliquait pas les faits que nous nierions. La véritable folie ne consiste pas à être spiritualiste, comme le voudrait Rosset ou bien d’autres, n’est pas fou celui qui pense ceci ou cela. Ce n’est pas non plus dans la façon sommaire dont on valide sa pensée que réside la folie, après tout chacun fait ce qu’il peut. Mais c’est plutôt dans la résistance farouche à toute remise en cause qu’elle se situe.

Je pense qu’il est nécessaire de remettre sérieusement en cause la valeur de nos élites intellectuelles. Que nombre de nos penseurs considèrent le matérialisme comme allant de soi, sans jamais s’apercevoir qu’il n’a aucun fondement sérieux, en se dérobant devant toute remise en cause, alors même qu’il constitue le fondement de leur pensée, en dit long sur le crédit que nous pouvons leur attribuer.

Léon Chestov disait : « Lorsqu’il faut choisir entre le rationnel et le réel, l’homme inclinera toujours vers le rationnel.[91] » Cette remarque, si elle est juste sur le fond, mérite néanmoins un correctif que, me semble-t-il, Chestov n’aurait pas désavoué. En effet, ce n’est pas la logique en elle-même qui est préférée au réel, mais sa propre logique, sa propre cohérence interne. C’est-à-dire une logique fondée sur des présupposés propres à la personne. Ce n’est donc pas exactement la raison qui est préférée au réel, mais une pensée antérieure. La raison sert plutôt à se conforter dans ses présupposés. C’est en fait une façon de dire que le fou a tout perdu sauf la raison et c’est le réel qu’il a perdu.

Pourquoi le matérialisme a-t-il eu tant de succès ?

Si nous faisons le bilan des arguments recevables tendant à valider le matérialisme, nous sommes obligés de faire le constat effarant qu’il n’y en a pas. La situation du matérialisme était plus forte logiquement au XIXe siècle qu’aujourd’hui, ce qui ne l’empêche nullement d’avoir plus d’adeptes. Et nous sommes aussi obligés de faire un autre constat tout aussi étonnant : le matérialisme a réussi à triompher sans fournir aucun argument recevable nouveau.

Un des arguments tout à fait recevable, à l’époque, était celui de la dépendance de la conscience vis-à-vis des phénomènes physiques, celui-ci n’était pas nouveau. Comme nous l’avons vu, l’attitude des matérialistes vis-à-vis des observations pouvant éventuellement l’invalider, le rende aujourd’hui irrecevable. Un autre argument valable au XIXe, qui n’était pas nouveau non plus, était le problème de la double substance, invalidée aujourd’hui.

C’est le darwinisme qui a permis au matérialisme de triompher en fournissant une réponse possible à la question de savoir comment l’ordre est apparu sur terre. Avant Darwin, l’absence d’une réponse plausible à cette question rendait le matérialisme pratiquement impossible. Comme nous l’avons vu, il n’a jamais constitué un argument recevable en faveur du matérialisme, sa suffisance n’ayant jamais été prouvée, mais il l’a rendu possible. Cette suffisance aurait-elle été prouvée qu’elle n’aurait pas constituée un argument décisif, on peut très bien être spiritualiste et darwinien. On peut d’autant plus facilement l’être qu’il resterait bien des phénomènes que le matérialisme ne peut pas expliquer. Voilà pour ce qui est des arguments logiques, mais le mouvement des idées doit beaucoup à des phénomènes psychologiques et sociologiques qu’il nous faut envisager.

Une des raisons qui a permis au matérialisme de triompher, c’est le caractère de repoussoir que pouvait représenter, à l’époque, les tenants du courant spiritualiste, c’est à dire essentiellement l’Église. Et ceci, tant par sa doctrine que par l’attitude qu’elle a adoptée. Ce n’est évidemment pas une raison, l’attitude et la doctrine de l’Église ne prouvent évidemment rien quant à la validité du matérialisme. Mais c’est malheureusement ainsi que, très souvent, notre pensée fonctionne. Ainsi, depuis Khomeiny, l’Iran a enregistré une forte poussée du matérialisme, de même que le communisme a beaucoup contribué en Russie à un renouveau du spiritualisme. Voici un autre exemple que nous donne Boudon :

 « Pourquoi les Américains ont-ils échappé au mouvement d’irréligiosité qui caractérise la plupart des pays européens au XIXe siècle ? Parce que les Églises américaines, étant nombreuses et concurrentielles, ont échappé à la tentation du politique et se sont inscrites dans le social, exerçant sur le terrain des fonctions de préservation de la santé publique […], que ni les autorités politiques ni les citoyens ne leur contestent. Elles font donc partie de la vie sociale de tous les jours : le citoyen n’a ici aucune raison de les rejeter. De surcroît, la pluralité des sectes et le pluralisme dogmatique qui l’accompagne fait que l’on retient surtout de la tradition chrétienne la composante morale.[92] »

Il est franchement ridicule que nos idées les plus fondamentales puissent dépendre à ce point de phénomènes qui n’en disent strictement rien. Alors que les phénomènes, ou les arguments, qui pourraient en dire quelque chose sont souvent rejetés sans aucun examen.

Au XIXe siècle, le matérialisme avait un avantage extraordinaire : il n’avait pas de passé. Il était impossible de lui retourner certaines critiques. Maintenant qu’il a un passé, il a suffisamment montré que les tenants du matérialisme sont parfaitement capables de tuer pour leurs idées ou de s’embarquer dans d’invraisemblables délires, aussi bien que n’importe qui. De cette absence de passé est venue une bonne part de son prestige. De même qu’aujourd’hui, son passé a entraîné une perte de confiance. Là encore, ni son absence de passé, ni son passé, ne représente en rien un argument pour ou contre lui mais, psychologiquement, c’est ainsi que nous fonctionnons.

Une autre raison du succès du matérialisme provient du prestige de la science et des liens étroits entre la science et celui-ci. Il y a en effet entre eux des accointances très fortes, mais elles sont psychologiques, historiques, méthodologiques mais certainement pas logiques. Nombre de scientifiques font une grave allergie à l’idée qu’il pourrait y avoir une intention à l’origine de l’Univers et ne supportent même pas d’en entendre parler. Il n’y a pas que les scientifiques qui présentent ce symptôme, mais chez eux cela semble une maladie professionnelle. Cela peut d’ailleurs très bien se soigner avec un peu d’efforts. Il suffit souvent d’un peu de culture, de réflexion et d’ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de comprendre ce qui peut rendre les scientifiques plus sensibles à cette maladie.

La connaissance véritable appartient-elle au scientifique, au philosophe, au mystique ou à l’artiste ? Les scientifiques aiment évidemment penser que c’est chez eux que la véritable connaissance réside, qu’ils ont choisi la bonne voie, qu’ils ne passent à côté de rien d’essentiel et qu’il n’y en a, au fond, pas d’autres. Pour cela ils ont besoin d’une chose : que le matérialisme soit vrai. Il est clair que nombre de scientifiques n’aiment pas du tout l’idée que leur démarche puisse conduire à une restriction du champ de connaissance. Ils sont humains, et comme tous les humains, ils aiment à penser qu’ils ont choisi la meilleure voie.

Toutefois, les rapports de la science et du matérialisme sont certainement plus complexes. On peut voir d’ailleurs qu’ils ont changé. Au XIXe siècle, les physiciens étaient très matérialistes, assez peu les biologistes. Ceux-ci pensaient que les corps vivants opéreraient des synthèses chimiques spécifiques, ceci jusqu’à ce que l’on synthétise l’urée. Le matérialisme a alors envahi tout le champ de la science. Mais depuis quelques dizaines d’années, les physiciens, les astronomes, sont beaucoup moins matérialistes qu’avant. Que des options métaphysiques dépendent si étroitement des spécialités respectives en dit long sur le peu de crédit qu’on peut leur accorder, comme si on pouvait trancher une telle question à partir d’un champ si étroit.

Et si la question fondamentale de la philosophie est bien la question ontologique, cela rend l’attitude de nos intellectuels plus délirante encore. Mais, si elle est si délirante vis-à-vis de cette question, c’est peut être précisément parce qu’elle est fondamentale. Plus une question est profonde, plus les réactions émotionnelles sont vives et plus on est conduit à développer d’habiles stratégies pour échapper à la réalité.

Si le matérialisme est si faible logiquement, il nous faut expliquer pourquoi il a triomphé et pourquoi il garde encore tant de force. Il est tout à fait intéressant de voir comment une idée qui ne s’appuie sur aucun fondement sérieux peut engendrer une telle certitude. Et leur attitude réclame une explication et puisque le matérialisme ne peut s’expliquer logiquement il faut l’expliquer psychologiquement et/ou sociologiquement. J’ai l’air de vouloir faire ici ce que je reprochais aux matérialistes. Mais je voudrais faire remarquer que :

Premièrement, je viens de prendre la peine d’examiner la question des fondements logiques du matérialisme, et que c’est seulement en constatant l’absence d’un tel fondement que l’on peut légitimement se poser la question des processus opérants.

Secondement, je n’en fais absolument pas un argument. Quels que soient ces processus, je ne prétends absolument pas que cela dit quoi que ce soit de sa fausseté.

C’est seulement à ces conditions qu’un examen des mécanismes psychologiques qui déterminent l’adhésion à une idée à laquelle nous n’adhérons pas nous-mêmes, peut être légitime. En revanche, l’attitude des matérialistes, quand ils avancent un tel argument, est généralement une radicale fumisterie. Ils se contentent de dénoncer les mécanismes psychologiques qui déterminent nos idées et se croient ainsi dispenser d’un examen logique des idées des autres.

Réaliser une telle étude est aujourd’hui très simple, on peut faire cela très bien avec internet, il suffit d’écouter la manière dont les matérialistes valident leur point de vue. Leurs arguments sont très révélateurs de ce qui les anime, ils sont aussi le plus souvent d’une inanité affligeante.

Comment est-il possible qu’une idée n’ayant aucun fondement sérieux puisse être considérée comme allant de soi par tant de nos intellectuels et que, non seulement ils ne cherchent pas à la mettre à l’épreuve, mais se dérobent devant toute critique et tentative d’invalidation ? Le matérialisme n’est qu’un exemple du rapport délirant que la plupart d’entre nous entretiennent avec leurs idées car, bien évidemment, ce n’est absolument pas l’apanage des matérialistes. Mais sans ce rapport démentiel, le matérialisme, comme nombre d’autres idées, ne pourrait pas exister. De même, les religions ne tiennent que grâce à ce rapport délirant.

On peut s’apercevoir que, très souvent, nos idées sont justifiées par des arguments non-pertinents et les idées des autres récusées par des arguments tout autant non-pertinents. On pourrait, bien entendu, penser qu’il s’agit là d’erreurs et que tout le monde peut se tromper. Mais c’est bien, très souvent, de délire qu’il s’agit et non d’erreur. On peut s’en apercevoir très bien à ceci que, la plupart du temps, il ne sert pas à grand chose de montrer la non-pertinence d’un argument ou de voir les réactions face à un argument pertinent.

Ou bien encore, la forme même que prennent ces arguments non-pertinents montre qu’il s’agit bien de délire. Nous allons voir mieux encore qu’il s’agit de délire en examinant trois formes que prend ce comportement insensé, on pourrait sans doute en trouver d’autres.

Une première forme de ce rapport délirant se manifeste en ceci que la quantité de réflexions et d’études que nous consacrons à une question est généralement inversement proportionnelle à son importance. L’hygiène intellectuelle la plus élémentaire voudrait pourtant que, plus une idée est fondamentale, plus nous devrions procéder avec elle à un examen soigneux et attentif et plus nous devrions être prudents et à l’écoute des arguments susceptibles de l’invalider ou de la valider. Au contraire, plus une idée est périphérique et superficielle, plus nous pourrions nous sentir autorisés à l’adopter avec un degré de conviction moindre et après un examen moins soigneux et faire moins facilement l’objet d’une remise en cause. Or, on peut facilement observer que la plupart d’entre nous procèdent exactement à l’inverse. La quantité de temps, d’énergie et d’efforts que nous consacrons à résoudre des questions sans intérêt est phénoménale ; si bien qu’il n’en reste plus pour les questions essentielles.

Pourtant l’enjeu que représentent nos idées est formidable. Adhérer à une vision du monde ou à une autre change radicalement notre façon de vivre et la signification que nous donnons à nombre de nos actions. Il est donc tout à fait surprenant de voir l’extrême légèreté avec laquelle l’immense majorité d’entre nous adoptent une vision du monde plutôt qu’une autre. Il est facile de se rendre compte que 99 % des propos émis, par écrit ou oralement, n’ont de sens qu’à la condition de supposer valides certains concepts fondamentaux et que ceux-ci sont donnés comme évidents, allant de soi, et ne sont jamais questionnés. Bien qu’ils ne soient généralement que les idées d’un lieu et d’une époque. Mais le pire est de voir les réactions que l’on déclenche si l’on se permet de douter de la validité de ces concepts. Et, ce qui est tout autant délirant, est de voir comment des arguments de qualité que vous avez à présenter n’est même pas prise en compte. Pour nombre d’entre nous, il y a des questions qu’il ne faut pas poser ; et le plus grave consiste en ceci que ces questions sont précisément celles qu’il serait le plus urgent de poser.

Les livres, les discussions ou les arguments intéressants sont ceux pour lesquelles on ne peut pas, avant et après, penser de la même façon. Ceux qui nous apportent un argument, une observation, une objection intéressante qui doit nous conduire à modifier notre point de vue, notre compréhension du monde, de façon partielle ou radicale. Et évidemment, plus l’idée est fondamentale, plus c’est intéressant. Mais, il semble bien que la plupart d’entre nous ne l’entendent pas ainsi et que pour eux, les livres ou les discussions intéressantes sont ceux, au contraire, qui vont leur apporter des arguments qui leur permettront de continuer à penser, à croire et à vivre de la même façon, à les conforter dans leur propre position, à récupérer des faits qu’ils pourront brandir en disant : “ Vous voyez bien, j’avais raison ”. Et ils éluderont, nieront ou minimiseront les faits ou les arguments contraires à leur façon de penser. Mais ceci est bien connu, ça s’appelle le biais cognitif. Et il n’est sans doute aucune idée aujourd’hui qui bénéficie plus d’un biais cognitif que le matérialisme.

On peut aisément observer que nombre de personnes ne discutent jamais que des notions secondaires et refusent toute discussion, toute remise en cause, sur les concepts fondamentaux. Pour nombre de personnes, il y a des choses dont on discute et d’autres pas. Bien évidemment, les choses dont on ne discute pas sont généralement les plus importantes et les plus fondamentales, au moins pour eux. Mais, dialoguer dans ces conditions, c’est un pur bavardage. J’ai pu voir des personnes engager leur vie entière sur des idées dont elles étaient totalement incapables de discuter. De même, jamais de ma vie je n’ai rencontré de matérialiste capable de discuter sérieusement de sa validité, ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Bien évidemment, ceci n’est pas propre aux matérialistes, je n’ai rencontré que très peu de personnes qui soient capables de discuter sérieusement et honnêtement de leurs idées les plus fondamentales. Ce sont déjà des attitudes assez surprenantes de la part du commun des mortels, mais que dire quand des intellectuels, des philosophes en font autant ? C’est, en effet, chez les philosophes qu’il nous faut observer en premier lieu ce type d’attitude, parce que c’est eux qui sont censés se poser en priorité les questions les plus fondamentales.

C’est un spectacle tout à fait surprenant que de voir des gens capables de développer des pensées très sophistiquées sur des prémisses extrêmement douteuses et de voir qu’ils ne prennent jamais l’initiative de s’interroger sur la validité de ces prémisses. On dirait que cette sophistication de la pensée sert à masquer la fragilité des fondements. Cette attitude est typiquement celle de la scolastique tardive. Et il y a aujourd’hui, c’est clair, une scolastique matérialiste et qui n’a vraiment à rien à envier à la scolastique médiévale.

En fait, c’est bien pire que cela. Car développer une pensée sophistiquée sur des prémisses douteuses peut être une attitude parfaitement légitime. À la condition que les différentes prémisses possibles aient été soigneusement examinées, et que, faute de pouvoir trancher, on en choisisse une de façon plus ou moins arbitraire pour développer une pensée, et à la condition de rester ouvert à une remise en cause et une réévaluation de ces prémisses, il n’y aurait alors rien à redire à une telle attitude. Mais ce n’est pas du tout ce que l’on observe. Au contraire, non seulement ces prémisses sont choisies de façon extrêmement frustre et sommaire et qui n’est pas du tout à la hauteur de la sophistication de la pensée qui la suit ; mais, en plus, cette sophistication sert à mieux se dérober devant tout questionnement et tentative d’invalidation. N’est-ce point un pur délire ?

C’est un spectacle étonnant de voir la plupart d’entre nous prendre des positions philosophiques avec une profonde irréflexion. Mais que dire quand ce n’est pas n’importe qui mais ceux qui sont censés faire partie de nos élites intellectuelles qui se comportent ainsi ? Il est facile d’observer la profonde irréflexion qui anime nombre de nos intellectuels. Tout au moins quand il s’agit des notions fondamentales ; alors qu’ils savent fort bien utiliser leur cerveau quand il s’agit des notions secondaires. Le matérialisme est un exemple qui vient très vite à l’esprit mais on peut en trouver d’autres.

On peut voir une seconde forme de cette attitude délirante dans les rapports qu’entretiennent nos idées avec la spéculation et l’expérience. La spéculation est parfaitement légitime ; mais il est clair que l’expérience doit prévaloir. Et qu’une spéculation n’est jamais qu’une hypothèse qui doit être confirmée par l’expérience, du fait du caractère hasardeux inévitable de la spéculation. Or, nous voyons constamment l’expérience récusée pour être en contradiction avec des idées qui ont un caractère hautement spéculatif.

Nous avons tous observé que la plupart d’entre nous, quand ils sont en rapport avec une observation incompatible avec leur façon de penser, la nient et, s’ils ne peuvent la nier, l’interprètent de façon à l’accorder avec leurs présupposés, même si cette interprétation est extrêmement scabreuse. Et que, rarement, elle constitue une occasion de remettre en cause sa propre pensée. La différence entre un esprit borné, obtus et un esprit souple, ouvert, est que l’esprit ouvert se demande s’il existe des observations possibles ou des arguments, qui remettent en cause ses idées les plus fondamentales, et il accueille et écoute avec intérêt et attention celui qui lui présente une telle observation ou un tel argument. Un esprit fermé fonctionne à l’inverse et ne recherche pas la confrontation avec le réel et la fuit à l’occasion.

Nos intellectuels sont souvent très forts à ce petit jeu et c’est la principale raison qui doit nous empêcher de les prendre au sérieux. Mais, c’est chez les scientifiques qu’il nous faut, en premier lieu, dénoncer ce genre d’attitude. Parce qu’ils prétendent haut et clair être soumis au réel et que cette prétention n’est trop souvent qu’une pure fanfaronnade. Ils sont effectivement soumis au réel, mais pour des choses secondaires et pour lesquelles ils ne risquent aucune révision drastique de leurs idées fondamentales ; mais n’importe qui peut faire cela. Même les personnes les plus bornées et les plus obtuses sont capables de reconnaître un fait comme tel tant que celui-ci ne les dérange pas. L’attitude vis-à-vis du matérialisme est de ce point de vue exemplaire, si j’ose dire.

Il me semble intéressant également d’observer le rapport qu’entretiennent avec leurs idées ceux qui devraient le plus s’efforcer de se libérer des mécanismes psychologiques : les philosophes. Je pense que les philosophes sont souvent très loin du réel et de l’expérience et on dirait que leurs pensées constituent souvent un écran entre eux et la réalité plutôt qu’un moyen de l’appréhender. Si un homme est philosophe, souvent les justifications qu’il élaborera pour appuyer son déni du réel seront plus habiles et plus subtiles. Ainsi, sa pensée, loin de l’aider à se libérer de l’illusion, lui servira à mieux s’illusionner. Il est possible aujourd’hui de raffiner les “ explications ” de façon à noyer n’importe quel poisson. Nous avons fait dans ce domaine d’immense progrès, et l’arsenal argumentatif qu’il est possible de mettre en œuvre pour nier la réalité n’a jamais été aussi sophistiqué et beaucoup l’utilisent allègrement. Il est vrai, qu’en contrepartie, la contrainte qu’exerce le réel sur nos idées n’a jamais été aussi forte du fait de l’amélioration de nos moyens d’investigations. Dans cet ordre d’idée, voici ce que disait Gabriel Marcel :

 « Et c’est ainsi qu’on a pu voir un penseur rationaliste, tel qu’Alain, écrire dans un article, […] dont la lecture fut pour moi un objet de scandale, que même si ces faits (parapsychologiques) se produisaient quelque part, il se garderait bien d’aller y assister.[93] »

Après une telle attitude, on peut légitimement se demander si Alain était réellement philosophe. Voici un autre exemple : Sartre déniait toute existence aux images mentales. Que 90 % de l’humanité témoigne avoir de telles images ne semblait pas du tout le déranger. De plus, ce phénomène n’est même pas de ceux qui devraient surprendre. En effet, la plupart de ceux qui n’ont pas d’images mentales à l’état éveillé en ont au moins en rêve. Il ne leur est pas difficile de supposer que ce qui est possible à l’état de rêve le soit également à l’état éveillé. Cette anecdote nous montre bien, si besoin était, l’extraordinaire suivisme de ceux qui font profession de penser, ainsi que leur mépris souverain du réel, ce qui les dérange n’a simplement aucun droit à l’existence. Quand on voit avec quel aplomb Sartre a pu nier une expérience commune à 90 % de l’humanité, on peut penser que le matérialisme a encore de beau jour devant lui, et qu’il lui est facile de nier un type d’expérience, les phénomènes parapsychologiques, que seulement 30 % d’entre nous n’ont fait peut-être qu’une seule fois.

Imaginez qu’aucun d’entre nous n’ait d’images mentales et que le rêve soit une expérience rare que seulement 10 % d’entre nous feraient de temps à autre. Imaginez la réaction de nos esprits forts auxquels ces 10 % raconteraient qu’ils leur arrivent parfois, pendant qu’ils dorment, de visiter des palais ou de voler dans les airs. Il y aurait peut-être des associations de “ croyants ” aux rêves et dont nos grands esprits se gausseraient en réclamant des preuves. Ils auraient même encore plus de raisons d’adopter une telle attitude, puisqu’ils ne pourraient pas refaire l’expérience eux mêmes ; ce qui n’est pas forcément le cas des phénomènes parapsychologiques.

Une troisième forme de ce comportement délirant est de juger des choses selon des critères totalement inappropriés. Cela ne concerne d’ailleurs pas seulement les jugements que nous portons sur les idées. Ainsi, on peut facilement observer comment, souvent, des œuvres d’art sont évalués en fonction de critères intellectuels ou sociaux et non des critères émotionnels. Inversement, et c’est tout aussi insensé, on peut observer comment des idées sont jugées en fonctions de critères émotionnels, comme leur désirabilité.

Que la remise en cause de nos idées puisse déclencher de vives réactions est évident pour tout le monde. Mais, ce qui est franchement démentiel est que, devant ce constat, nous fassions si peu d’efforts pour tenter de les surmonter. Conformément au programme de Descartes, nous nous sommes rendus maîtres et possesseurs de la Nature ; malheureusement nous ne nous sommes pas encore rendus maîtres de notre propre esprit.

L’esprit humain manifeste une souplesse et une rigidité extraordinaire. Un homme peut croire à peu près n’importe quoi si les conditions s’y prêtent. La plasticité et la facilité avec laquelle le cerveau humain peut adopter n’importe quelle idée est faramineuse. Cette souplesse extraordinaire du cerveau humain, sa capacité à accepter à peu près n’importe quoi, fait qu’il est difficile de qualifier une idée d’absurde ou d’aberrante. Les idées absurdes sont trop souvent celles auxquelles nous ne sommes pas habituées.

Mais, quand un homme a accepté une idée et qu’il s’y est habitué, sa rigidité d’esprit, son incapacité à en changer, quand les raisons qu’il pourrait avoir de la rejeter deviennent puissantes, sont souvent énormes. On peut aisément observer combien un fait est de peu de poids devant un préjugé ou une habitude mentale ; et que, pour vaincre un préjugé, il faut un fait lourd, pesant, indéniable et ininterprétable dans un sens favorable au préjugé. Beaucoup de personnes, quand elles tiennent une idée, ne parviennent plus à la lâcher. Certains ont même poussé la perversion jusqu’à appeler “ fidélité ” le fait de rester accroché inébranlablement aux mêmes âneries.

On pourrait énoncer en psychologie ce que j’appellerai le principe d’inertie. On pourrait le formuler ainsi : “ Le cerveau humain utilise toutes les ressources à sa disposition pour ne pas changer d’avis ”. Je ne vous ferai pas une démonstration de la validité de ce principe. Mais vous inviterai plutôt à l’observer vous-même ; ce qui sera plus convaincant que toutes les démonstrations. Regarder comment la plupart d’entre nous pratique admirablement l’art d’évacuer les questions ou les arguments gênants. Proposez, par exemple, à une personne un témoignage, une observation, un argument, qui aille à l’encontre de ses présupposés philosophiques. Que fait-il ? Aussitôt il cherche la faille et s’il ne la trouve pas, il l’invente. Mais, si vous lui proposez un témoignage ou une expérience qui va dans le sens de ses préjugés, il l’accepte comme une preuve de ses idées, et se garde bien d’en chercher les faiblesses.

Quiconque a voyagé en dehors des circuits balisés par les agences de voyages a expérimenté comment, quelque chose qui peut sembler aussi personnel que le goût, est en fait fortement conditionné par la société dans laquelle nous avons vécu ; et qu’il devient difficile de manger certains mets qui sont le quotidien des habitants d’un lieu. Il serait temps de comprendre qu’il en va de même pour nos idées. En fait, ce que je dis là est un lieu commun et tout le monde le sait très bien et depuis longtemps ; mais on dirait que l’on en fait rien et que ce constat ne s’appliquerait pas à nous. Aucune culture n’a jamais connu aussi bien les cultures étrangères, passées et présentes, que la nôtre les connaît. Ceci nous confère une position absolument privilégiée pour pouvoir prendre conscience à quel point notre pensée est dépendante de phénomènes psychologiques comme le mimétisme ou les habitudes mentales. Mais, la conscience que nous pouvons en avoir ne semble pas nous servir à grand chose pour nous inciter à y échapper. Ce mimétisme atteint d’ailleurs des proportions que nous ne soupçonnions même pas, comme l’a très bien montré la célèbre expérience de Watslavick.

Pardonnez-moi maintenant de parler un peu de moi, ce n’est pas un sujet intéressant, mais ce qui me paraît plus intéressant, c’est de montrer que tout cela ne sont pas des idées en l’air en les rattachant à une expérience. Après ce que je viens de dire, le lecteur pourrait être tenté de me demander des nouvelles de ma santé mentale. Je n’ai aucune raison a priori de penser que je serais moins délirant qu’un autre. La seule différence est que j’en suis conscient et que je me soigne, ou tout au moins j’essaie. Les quelques psychologues que j’ai eu l’occasion de côtoyer m’ont donné à penser que ce n’est pas d’eux qu’il faille attendre une solution.

J’ai donc tenté d’élaborer mes propres méthodes. À cette fin, il m’est arrivé d’essayer de créer un groupe de travail sur le thème “ Apprenons à penser ”. Je proposais quelques exercices en ce sens. Par exemple, nous aurions pu lire un texte ensemble et tenter de déceler les erreurs de logique qui auraient pu s’y glisser ou les présupposés sous-tendant le discours. Ou encore, je proposais de faire un débat sur un sujet quelconque, chaud de préférence, de l’enregistrer et ensuite de le réécouter en tentant de déceler comment nos émotions avaient pu interférer avec notre pensée. Ou bien encore, chacun, à tour de rôle, aurait pu faire un exposé sur quelques unes de ses idées favorites et écouter ensuite les critiques que l’on pourrait y faire. Sur plus d’une centaine de personnes contactées, je n’ai pas trouvé un nombre suffisant pour pouvoir constituer un groupe qui fonctionne. Il est tout à fait remarquable de voir que si peu de personnes peuvent juger nécessaire d’apprendre à se servir de leur cervelle. J’ai eu tout de même une réaction intéressante, une des personnes a refusé parce qu’elle avait peur que cela la déstabilise. Effectivement, il y avait bien quelques sérieux risques de ce genre. Mais, à mon avis, c’était peut-être cela le plus intéressant.

Voilà déjà quelques siècles que Montaigne a dit qu’il valait mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Tout le monde, pratiquement, connaît cette parole, au moins en France. Tout le monde la trouve sage, jamais on entend la moindre critique contre cette idée. Mais qu’a-t-on fait pour la mettre en pratique ? À l’Université, on enseigne toujours cette phrase de Montaigne. Elle contribue à la richesse de notre culture, on loue Montaigne pour sa sagesse. Mais, là non plus, on ne s’est jamais avisé d’essayer de la mettre en pratique.

Imaginez l’université proposé à ses étudiants des travaux pratiques du style de ceux que je viens d’exposer. Suivre un cursus philosophique ne consiste pas à vraiment à apprendre à penser, pas de façon pratique en tout cas, mais apprendre ce que d’autres ont pensé. Si vous voulez passer une agrégation de philosophie, il faudra vous farcir la tête de quantités de choses qu’auront dites les uns et les autres, même si elles sont aujourd’hui totalement périmées. Mais rassurez-vous, vous ne risquerez pas d’être déstabilisé, car il n’y aura pas une seule heure consacrée à des travaux pratiques qui pourraient vous apprendre à utiliser un peu mieux vos neurones. Voici vingt-cinq siècles que Platon a tout dit sur ce sujet dans le mythe de la caverne. Mais lequel de nos professeurs de philosophies, après l’avoir enseigné à ses élèves, se soit avisé d’en tirer une leçon ?

Quand les matérialistes voient dans l’idée que le spiritualisme permet d’échapper à la peur de la mort et que ce serait la principale raison pour laquelle les spiritualistes y adhèrent, ils ne peuvent pas nier que le matérialisme a aussi ses propres intérêts psychologiques. D’ailleurs, les matérialistes ont trop insisté sur les inconvénients et l’aliénation que représenteraient à leurs yeux les religions ou la croyance en Dieu, pour qu’ils refusent de voir les avantages que représentent, au moins à leurs yeux, sa négation. Je vais examiner les processus psychologiques qui peuvent conduire quelqu’un à adhérer au matérialisme. Il existe au moins trois façons d’être matérialiste : au nom de la raison, à cause du plaisir, en raison de la souffrance.

La première n’est pas à proprement parler un processus psychologique. Mais il y a derrière un processus psychologique qui consiste à mettre abusivement la raison de son côté.

La seconde est vulgaire. Pour quelqu’un qui poursuit le plaisir uniquement, Dieu peut être un individu encombrant qu’il est bien facile et tentant d’écarter de son chemin.

La troisième seule est noble. Elle ne supporte pas et ne comprend pas le pourquoi des souffrances du monde.

On pourrait peut-être y ajouter l’orgueil. Il en est, comme Nietzsche, qui ne supporte pas l’idée qu’il puisse y avoir un autre Dieu qu’eux-mêmes. « Mais je vous révèle tout mon cœur, ô mes amis : s’il existait des dieux, comment supporterai-je de ne pas être un dieu ! Donc il n’y a point de dieu.[94] »

Bien évidemment, nous ne pouvons pas forcément ranger un matérialiste dans une de ces catégories. Pour une personne donnée, ces trois attitudes peuvent être présentes et il peut y en avoir d’autres.

Imaginer quelqu’un d’honnête et de sérieux, qui prendrait connaissance des observations incompatibles avec le matérialisme et qui en parlerait à ses collègues. Il serait certainement reçu assez froidement et il aurait toutes les chances d’être exclu de la communauté de ceux qui se sont baptisés “ scientifiques ”. Mais cela est parfaitement commun. C’est ainsi que cela se passe dans toutes les chapelles : catholiques, bouddhistes, communistes, vous pouvez ajouter tous les ismes que vous voudrez, et le matérialisme est une chapelle comme une autre.

Que des prêtres ne reconnaissent pas des données expérimentales invalidant leurs présupposés, ce n’est guère surprenant étant donné l’état de l’irréflexion de l’humanité et de l’attachement à ses croyances. Que les adeptes d’un parti politique n’admettent pas une évidence, l’humanité nous a habitués à ce genre de comportement qui ne nous surprend plus. Mais que des scientifiques qui se réclament d’une démarche rigoureuse et honnête, qui n’ont pas cessé d’avancer des données factuelles devant des élucubrations élaborés par les hommes, qui revendiquent la soumission aux données de l’expérience, mais font, dans le même temps, des pieds et des mains pour se soustraire à ces données de l’expérience, voilà qui ne manquent pas de sel. Et c’est ce bien que l’on peut appeler une démarche pseudo-scientifique au sens où je l’ai défini.

Cependant, la crédibilité du postulat matérialiste s’affaiblit constamment (c’est ce qu’ils appellent la montée de l’irrationnel). De plus en plus de personnes ont conscience de la précarité de sa position, même si le nombre des matérialistes semble augmenter.

J’espère avoir montré que la revendication de la rationalité pour le matérialisme est complètement fallacieuse. Nous vivons dans un monde de mensonges, d’escroqueries intellectuelles, d’entourloupes et de mauvaise foi, les matérialistes y participent à leur manière. Résumons les points essentiels de la façon dont cela se manifeste :

1) La négativité de l’affirmation ne lui permet de recevoir aucune espèce de validation. Sa seule possibilité de validation serait de se soumettre à l’épreuve d’une éventuelle invalidation, et les matérialistes non seulement ne s’y soumettent pas mais se dérobent constamment devant cette épreuve. Certains font preuve de mauvaise foi, d’autres de naïveté et n’ont même pas conscience qu’ils existent des observations satisfaisants tout à fait aux critères de scientificité, qui sont incompatibles avec leur façon de penser et qui sont ignorés.

2) Ils font porter sur leur contradicteur la charge de la preuve, en tendant à considérer que le matérialisme n’aurait rien à prouver. Alors que, posant une affirmation, ils ne sont nullement dispensés de la charge de la preuve ou, à défaut, de l’épreuve.

3) Considérer que la science peut apporter des arguments à la question sans se départir de son principe matérialisme méthodologique ; et refuser de voir que ce principe interdit en fait d’utiliser tout argument tiré de la science en faveur de l’hypothèse matérialiste.

4) Ils augmentent autant qu’il est nécessaire les exigences à propos d’une éventuelle preuve de sa fausseté ; sous le prétexte que l’affirmation serait absolument invraisemblable et qu’elle nécessiterait une qualité des preuves à la hauteur de cette prétendue invraisemblance. Mais sans jamais nous expliquer en quoi le fait que l’Esprit précéderait la matière serait plus invraisemblable que l’inverse.

On pourrait ajouter que l’immense majorité des matérialistes se dérobent constamment devant les conséquences logiques et indésirables de leur pensée ; même si ce n’est en rien spécifique au matérialisme.

Et c’est ainsi que notre société fonctionne, le matérialisme y est en effet essentiel. C’est un constat effarant. Qu’une idée aussi fondamentale ait réussi à s’imposer sans fournir aucun argument probant, en niant tout ce qui n’était pas conforme, et à la limite, en se faisant passer pour scientifique comme ce fut le cas chez un certain nombre d’entre ses tenants, en dit vraiment long sur la manière dont notre société fonctionne et cela devrait nous inciter, quand nous serons sortie de cette hallucination, à tenter faire quelque chose.

Il me semble qu’un des points importants, peut-être, est que nous avons remis en cause l’idée que notre société se faisait de Dieu. Le Dieu de nos ancêtres ne semblant plus crédible on a remis en cause l’idée même de Dieu. Alors que nous aurions dû plutôt simplement nous poser la question : faut-il continuer à penser que l’Esprit précède la matière ou est-ce que la matière précède l’esprit ? Mais la question n’a vraiment jamais été posée sous cette forme, qui aurait été plutôt logique, mais plutôt à consister à remettre en cause l’existence même de ce Dieu.

Le matérialisme ne s’est pas constitué à partir de découvertes qui l’auraient rendu à peu près inévitable mais en opposition aux religions. C’est d’ailleurs peut-être tout son intérêt en ceci qu’il nous a aidés à nous débarrasser des religions.

Appel à la raison

Le matérialisme a complètement dominé toute la pensée du XXe siècle. Ce qui représente une belle réussite pour une idée qui n’a reçu aucun fondement sérieux ; même si elle n’est pas en l’honneur de nos intellectuels. Le matérialisme est l’impensé de toute la pensée du XXe et d’une partie du XIXe siècle. Et il continuera à être considéré par beaucoup comme une évidence dans la mesure même où nous le laisserons dans l’impensé.

Mais le plus curieux est peut-être qu’une des principales raisons qui lui a permis de dominer est précisément que cette absence de fondement le mettait ainsi à l’abri de la critique, tout en permettant aux matérialistes de critiquer les pensées spiritualistes. Et cette critique ne porte pratiquement jamais sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’affirmation qu’il y aurait un Dieu ou une intention à l’origine de l’Univers, mais sur des formes particulières de telle ou telle pensée spiritualiste, ce qui fait que cette critique n’a en général qu’une portée très limitée.

Mais, fonder sa pensée sur la critique des idées des autres, voilà bien la façon la plus nulle de la fonder. En effet, même quand la critique est parfaitement valable, elle ne fonde pas le moins du monde l’idée contraire surtout si elle ne récuse qu’une forme particulière. Ainsi, montrer que ce que l’on tenait pour des preuves de l’existence de Dieu au moyen-âge n’en sont pas, ne prouve évidemment pas que Dieu n’existe pas. Je suis gêné de dire des choses d’une telle simplicité, j’ai l’impression de prendre nos intellectuels pour des imbéciles. En fait, c’est un excellent exemple de la manière dont certains peuvent élaborer des raisonnements extrêmement sophistiqués à propos d’idées secondaires et adopter leurs idées fondamentales à partir de raisonnements particulièrement frustres.

Il ne reste plus grand chose aujourd’hui de ces infectes salades de mots dont beaucoup de nos penseurs se régalaient il y a seulement une cinquantaine d’années. Elles commençaient à être sérieusement avariées et nous avons heureusement flanqué tout cela à la poubelle. Toutefois, la mode intellectuelle que représente le matérialisme n’est pas encore passée. Et cela n’a rien d’étonnant, plus une idée est fondamentale, plus est vigoureux le refus de sa remise en cause.

Il serait temps que les matérialistes se rendent compte que leur belle époque est terminée. De plus en plus de monde s’aperçoivent que le roi est nu. Il ne vous est vraiment plus possible de nous faire admirer son costume et de nous faire avaler que le matérialisme serait évident, scientifique, qu’il aurait pour lui la raison, alors même qu’il ne peut présenter aucun fondement. Il n’a plus de vision du monde à proposer, de système faisant semblant de répondre à toutes nos questions. Il n’offre plus aucun espoir, comme ce fut le cas du marxisme, et l’on comprend aujourd’hui, de mieux en mieux, que la seule façon cohérente d’être matérialiste est d’être nihiliste. Tout ceci ne constitue en rien un argument contre lui. Mais, malheureusement, c’est ainsi que nous fonctionnons.

Il est temps de soulever la chape de plomb que les matérialistes font peser sur la pensée. Cela suffit de voir les matérialistes crier au scandale, que l’on gaspillerait les deniers publics, quand un programme de recherches ne leur convient pas. Cette chape de plomb était si lourde qu’elle semblait impossible à soulever ; il n’en va peut-être plus de même aujourd’hui.

Vous avez, pour nombre d’entre vous, au moins si vous faites partie de la génération des boomers, comme on dit, avalé sans broncher une doctrine aussi fumeuse que le marxisme. Vous avez dû finir par la remettre en cause. Mais, quand celle-ci s’est faite, elle s’est généralement effectuée selon des voies minimums. Ainsi, le matérialisme a été très peu remis en cause ; et l’on observe, à son sujet, une inertie intellectuelle comparable à celle dont vous avez fait preuve vis-à-vis du marxisme. Vous avez tout de même réussi à manger un bon morceau de votre chapeau, mais il en reste, vous en reprendrez bien un morceau.

Ainsi, plutôt que de vous lamenter sur la montée de l’irrationnel, montrez-nous donc, par exemple, que les observations de Stevenson n’ont aucune valeur. Mais, depuis le temps que vous gémissez ainsi, vous n’avez pas encore pris la peine de nous montrer en quoi l’existence de Dieu, ou de l’âme, serait contraire à la raison. Si vous étiez convoqué au tribunal de la raison et que vous deviez prouver en quoi le fait de n’être pas matérialiste est irrationnel, vous risqueriez d’avoir quelques difficultés. Quand en finirez-vous avec cette mystification qui consiste à revendiquer le monopole de la rationalité et à rejeter dans les ténèbres de la “ croyance ” ceux qui ne partagent pas vos préjugés et, dans le même temps, d’être incapable de présenter une validation de votre point de vue que l’on puisse prendre au sérieux et de vous dérober devant toute approche véritablement rationnelle de la question.

D’ailleurs, on peut très bien penser ce que l’on veut à condition de laisser le matérialisme dans l’impensé. Si le matérialisme se tient dans l’impensé c’est que les matérialistes veulent nous faire croire qu’il est déjà pensé et que la question est réglée et qu’il n’y aurait que les imbéciles pour en douter. Ainsi, le matérialisme n’a pu rester dans l’impensé qu’en prétendant abusivement qu’il était déjà pensé. Mais il n’y a aucune raison que la raison ne l’aborde pas et qu’il doive demeurer indéfiniment dans l’impensé.

L’enjeu de la question est immense. Si Dieu n’existe pas, si réellement il n’y a pas d’intention à l’origine de l’Univers, alors la plus grande conquête de l’esprit humain et de la science moderne serait de nous avoir débarrassé de cette illusion. Conquête devant laquelle toutes les découvertes de la science moderne pâliraient. Et il nous faudra remercier indéfiniment tous les hommes qui se sont battus pour nous en débarrasser.

Par contre, s’il y a réellement une intention à l’origine de l’Univers, alors toute la production intellectuelle de la modernité, dont notre époque est si fière, n’est rien devant son égarement. Et si vous vous trompez sur la question la plus fondamentale qui soit, alors le moyen-âge, malgré toute votre science, en savait plus long que vous. Et notre époque est la plus obscurantiste que l’humanité ait jamais connu. Car le véritable obscurantisme n’est pas de se tromper, de faire fausse route, l’erreur, après tout, est humaine. Il consiste à nier la vérité alors même que l’on a les moyens de la connaître. Ces moyens vous les avez, comme jamais nous ne les avons eus. S’ils vous servent à masquer la vérité plutôt qu’à la découvrir, et sur une question des plus importantes qui soient, quel pire obscurantisme pourrait-on imaginer ? Et que vaut l’étendue de vos connaissances et le raffinement de votre pensée, si vous vous fourvoyez complètement sur la question la plus fondamentale et sur laquelle les hommes à peine descendus des arbres ne se trompaient pas ? Que vaut votre maîtrise technique si vous êtes incapables de maîtriser vos émotions et d’aborder froidement les questions les plus importantes ? Mais que se passera-t-il quand le matérialisme s’effondrera ?

Les voies possibles pouvant succéder à la remise en cause du matérialisme

Quand les remises en cause s’effectuent elles procèdent, en général, selon des voies minimums. Parce que, le plus souvent, elles s’opèrent contraintes et forcées par la pression du réel et de la logique. Les remises en cause provenant d’une démarche délibérée, non-contrainte, n’empruntant pas ces voies minimums, existent mais c’est une attitude plutôt rare. La remise en cause du matérialisme pourrait s’opérer selon des voies minimums, par exemple une voie qui admettrait l’existence des mondes subtils sans admettre pour autant une intention à l’origine de l’Univers. Ce que l’on pourrait appeler un matérialisme élargi.

Le matérialisme élargi

Un élargissement du matérialisme peut sembler illégitime si on le définit comme l’affirmation que rien d’autre n’existerait que la matière, puisque ce ne serait pas une extension du concept, mais sa négation elle-même. Mais, l’idée essentielle, réellement riche d’implications philosophiques, du matérialisme est le postulat qu’il n’y a pas d’intention à l’origine de l’Univers. Et, qu’en conséquence, tout ce que nous observons est composé d’atomes s’étant assemblés au hasard. Il existe une forme de pensée possible qui a en commun avec le matérialisme ces deux idées, mais pour laquelle ces atomes ne seraient pas exclusivement matériels : un matérialisme élargi. L’atomisme resterait central dans cette forme de matérialisme sauf que ces atomes ne seraient pas exclusivement matériels. Ce serait donc une conception qui admettrait l’existence d’un monde suprasensible sans pour autant admettre l’idée d’une intention à l’origine de l’Univers. Il reste philosophiquement très proche d’un matérialisme strict.

Dans nos sociétés, peu de personnes aujourd’hui adoptent l’idée d’un matérialisme élargi. Cependant, s’il s’avérait que cette critique porte ses fruits, que la position matérialiste devienne difficile, nous pouvons penser que beaucoup choisiraient la voie d’un élargissement de celui-ci. Mais, il n’est pas du tout évident que cette voie minimum serait très commode.

Le matérialisme ne tient qu’à la condition de nier sans examen sérieux et honnête tous les phénomènes incompatibles avec lui, comme nous l’avons vu. L’élargissement du matérialisme en ferait une position plus intéressante et qui n’aurait plus l’inconvénient de nier systématiquement tout ce qui la dérange. Mais, élargir le matérialisme ne résoudrait qu’une partie de ses difficultés, surtout celles qui sont liées à certain phénomènes parapsychologiques. Une telle position laisserait cependant intactes plusieurs difficultés :

* Les difficultés du darwinisme, c’est à dire la question de sa suffisance.

* L’explication de la conscience comme propriété d’un corps, qu’il s’agisse d’un corps physique ou d’un corps subtil, la difficulté est exactement la même.

* La contingence de la matière.

Ces difficultés ne permettraient guère d’emprunter cette voie minimum mais il ne serait pas surprenant que certains s’en accommodent.

D’autre part, l’adoption d’un tel matérialisme entraine un changement d’attitude vis-à-vis des phénomènes parapsychologiques et il n’est pas du tout évident que ce changement d’attitude ne rendrait pas difficile la position elle-même. Dans ces conditions, cette forme du matérialisme serait-il encore une position tenable ?

Le spiritualisme athée

Il existe une autre voie possible vers laquelle les matérialistes pourraient se diriger s’ils en venaient à abandonner le matérialisme et qui serait le spiritualisme athée. Qu’est-ce à dire ?

C’est un spiritualisme au sens où l’esprit ne procéderait pas de la matière mais serait premier. Toutefois, cet esprit ne présenterait pas tous les attributs que l’on accorde habituellement à Dieu, intelligence et intentionnalité. Ce serait donc une pure conscience cosmique et ainsi une forme d’athéisme, au sens propre du mot, c’est-à-dire la négation d’un Dieu personnel. J’entends par personnel qu’Il posséderait une intelligence et une volonté.

Celui-ci pourrait se décliner de différentes manières. Le point important des différentes déclinaisons porterait sur la manière dont les individualités se développeraient à l’intérieur de cette conscience cosmique. On pourrait même imaginer un dieu, ou plusieurs, qui s’extrairaient de cette conscience cosmique. On pourrait même penser que l’Univers serait créé par ce, ou ces dieux ou par une association de plusieurs de ces dieux ou par une association plus nombreuse d’êtres moins évolués. Bien évidemment, ce ne serait plus Dieu à proprement parler, tel qu’on l’entend dans le théisme ordinaire, car Il ne serait pas premier.

Cette forme de spiritualisme présenterait moins de difficulté que le matérialisme élargi. Elle économiserait le problème de la conscience qui ne serait pas le produit d’un corps mais de l’esprit, ce qui semble correspondre mieux à nos données sur la question. L’apparition de la vie serait pour lui moins difficile que pour le matérialisme élargi. Mais le principal argument à son encontre viendrait sans doute de la contingence de la matière, sauf pour les formes où une association d’esprit s’extrayant de la conscience cosmique serait à l’origine de l’univers, mais ce n’est pas si facile à penser.

L’expérience spirituelle serait peut-être un des rares lieux qui nous permettrait de distinguer entre les différentes formes de spiritualisme. Mais les expériences spirituelles sont très diverses et y voir clair est très difficile.

La philosophie Sāṃkhya est une forme d’un tel spiritualisme. L’abandon du matérialisme pourrait conduire la philosophie occidentale à un partage entre deux ou plusieurs formes de spiritualisme analogue à ce qui existe en Inde. Il n’y a pas en Inde d’autorité centralisée censée énoncer la vérité comme nous en avons eu en occident avec l’Église, si bien que la pensée est partie dans tous les sens. On peut remarquer que, curieusement, il y a eu très peu de matérialistes.

Les ontologies bouddhistes représentent quelque chose d’assez proche d’un matérialisme élargi ou d’un tel spiritualisme. À vrai dire, Bouddha n’a pas développé de pensée ontologique. Ce qui constitue la grande faiblesse de sa pensée, qui n’est même plus une philosophie à proprement parler à cause de son attitude très pragmatique. Les bouddhistes ont donc cherché à donner une cohérence à sa pensée et les différents bouddhismes présentent ces deux modes correspondant au matérialisme élargi et au spiritualisme athée.

Ce texte ne concerne donc pas uniquement le matérialisme, mais aussi le bouddhisme. Pour Bouddha non plus, il n’y a aucune intention à l’origine de l’Univers, contrairement à ce que peuvent penser nombre de soi-disant bouddhistes occidentaux. Ce qui ruine le matérialisme fauche le bouddhisme par la même occasion. Le Dalaï Lama dit quelque part que si la science prouvait que la réincarnation n’existe pas, il faudrait abandonner le bouddhisme. S’il y a une intention à l’origine de l’Univers, il faudrait aussi l’abandonner.

Bien évidemment, ces positions auraient l’incomparable avantage de ne pas nier des expériences communes à toute l’humanité et permettraient de sortir de cette aberration qu’est le matérialisme tel que nous le comprenons en occident.

Conclusion

Si les matérialistes voulaient bien faire l’effort de tenter de surmonter leurs réactions émotives et leurs habitudes mentales pour aborder la question de la vérité ou de la fausseté du matérialisme sans préjugé, froidement, logiquement, le matérialisme n’en aurait plus pour longtemps. Mais je ne me fais aucune illusion à ce sujet et je ne crois pas qu’il suffira de le dire pour que cela change quelque chose. Sauf exceptions, mais à cause de ces exceptions, cela valait la peine de le dire.

La génération précédente s’est accoutumé à cette idée, s’est mise à l’habiter plus ou moins confortablement et n’a sans doute plus envie de déménager. On connait bien la phrase de Planck :

« Une vérité nouvelle en science ne triomphe jamais en persuadant ses adversaires et en les amenant à voir la lumière : c’est plutôt que ces adversaires finissent par disparaître et qu’une nouvelle génération se lève à qui cette vérité est familière.[95] »

Je m’adresse donc plutôt aux jeunes, tout au moins à ceux d’entre eux qui savent encore lire. Enfin, ceux qui pensent, ceux qui n’ont pas encore été dégoûté par leurs ainés de penser. Je ne suis pas sûr qu’il en reste beaucoup. Je m’adresse aussi aux agnostiques, tout au moins à ceux d’entre eux qui sont intéressés par la question et qui n’ont jamais pu la résoudre.

Mais je ne pense pas que les matérialistes qui liront cet ouvrage, dans l’ensemble, vont bouger. Je m’attends plutôt à ce qu’ils gigotent comme des diables dans un bénitier. Nous avons l’habitude de voir la majorité d’entre nous ne pas se laisser impressionner par des arguments rationnels, quand bien même ils se prétendent rationalistes.

J’ai parfaitement conscience d’avoir été très lourd dans ce chapitre. Il me semble que l’attitude de nos intellectuels appelait une telle lourdeur.

Comme il m’intéresse de traiter froidement les questions brûlantes, il m’intéresse de traiter le plus froidement possible une des questions les plus brûlantes qui soient. Ce n’est sans doute pas par hasard si beaucoup de personnes fuient tout débat contradictoire autour de cette question, quel que soit, par ailleurs, la façon dont ils y répondent. Il semble que la plupart d’entre nous soient incapables, je ne dirais pas d’aborder froidement, mais seulement d’aborder les questions les plus brûlantes. Ce n’est pas pour autant que je cherche à les refroidir, mais au contraire, je veux les rendre plus brûlantes encore. C’est à dire, monter les enchères autour de cette question. Nous allons donc saisir de mieux en mieux les enjeux.

Il est assez clair que le matérialisme doit beaucoup au conformisme, aux habitudes mentales, à l’inertie intellectuelle. Nous n’avons pas à en tenir compte. Maintenant donc, nous pouvons passer notre chemin et continuer notre route. Et le jour où, même si vous ne nous épargnez pas vos sarcasmes, vous daignerez au moins nous présenter un fondement, que l’on puisse prendre au sérieux, du matérialisme, ainsi qu’une critique pertinente des expériences l’invalidant ce jour-là nous pourrons réviser notre position.

 

Christian Camus – 20/06/2022

 

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[1] Pascal Pensées, § 47

[2] Claude Tresmontant, Problèmes de notre temps, éditions OEIL, 1991, p. 13

[3] Gopi Krishna, Kundalini - les secrets du yoga, Calmann Lévy, 1996, p. 159

[4] Voici, semble-t-il, la citation exacte : « Peut-être me suis-je rendu ridicule. Mais on peut toujours s’en tirer avec un peu de dialectique. Naturellement, j’ai présenté mes opinions de telle façon que, même si les choses tournent autrement, j’aurai toujours raison. » Marx écrivant à Engels à propos d’un article dans le New York Times. Tiré d’un article de René Lourau, Kostas Axelos ou l’origine du négatif, revue L’homme et la société, N° 14

[5] Préface de la seconde de la Critique de la raison pure, trad. Jacques Auxenfants

[6] Lettre du 8 avril 1766. Œuvres de Kant, Rosenkranz, t. XI, p. 7

[7] Gopi Krishna, Kundalini - les secrets du yoga, Calmann Lévy, 1996, p. 17

[8] Repenser-le-christianisme.org

[9] Edition PUF

[10] Bernard Martino, Les chants de l’invisible, Balland, 1990, p. 12

[11] Clément Rosset, Le principe de cruauté, édition de Minuit, 1988, p. 40

[12] Ibid, p. 36

[13] Jacques Natanson, La mort de Dieu, PUF, 1975, p. 281

[14] John R. Searle, La redécouverte de l’esprit, Traduction Claudine Tiercelin, Gallimard, p. 134

[15] L’Âme et le corps : Philosophie et psychiatrie, sous la direction de Michel-Pierre Haroche, Plon, Paris, 1990, p. 162

[16]J. Alcok, Parapsychologie: science ou magie?, réédition Flammarion, 1989, traduction Carlier, p. 112

[17]O. Bloch, Le matérialisme, PUF, collection Que sais-je ?, 1985, p. 12

[18]André Comte Sponville, L’amour et la solitude, Paroles d’aube, 1993, p. 121

[19] Titre d’un ouvrage de Georges Bernanos

[20] Bernard Martino, opus cité, p. 129

[21] Gödel, Escher, Bach : Les Brins d’une Guirlande Éternelle, Dunod, 1979

[22] L’être et le néant, p. 708

[23] Michaël Denton, Évolution une théorie en crise, collection J’ai lu, Flammarion, 1992, traduction Nicolas Balbo, p. 368-370

[24] Ibid, p. 367-368

[25] Ouvrage collectif, Le darwinisme aujourd’hui, Seuil, collection Points, 1979, p. 168-169-183

[26] Guillaume Lecointre, Savoirs, opinions, croyances, Belin, 2018, p. 23

[27] Ibid, p. 38

[28] Les sciences à l’épreuve des créationnismes ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, conférence de Guillaume Lecointre du 14 octobre 2010 publié par l’INRA

[29] Opus cité, p. 23 à 41

[30] Ibid, p. 36 et 41

[31] P. 1 du texte anciennement publié sur le site du CNRS. Cette affirmation est réitéré, en d’autres termes, dans l’ouvrage cité plus haut p. 26 et 27

[32] Ibid, p. 4

[33] Opus cité, p. 32 à 34

[34] Texte anciennement publié sur le site du CNRS, p. 1

[35] Opus cité, p. 36-37

[36] Texte anciennement publié sur le site du CNRS p. 1

[37] Entrée : Éliminativisme

[38] Méditations métaphysiques, Méditations sixième

[39]cité par Hofstadter dans Vue de l’Esprit, éditions Inter 1987, traduction Jacqueline Henry, p. 391

[40] En anglais : What is it like to be a Bat?

[41] Rudolf Steiner, Philosophie de la liberté, traduction C. Koslick, Société anthroposophique 1986, p. 92-93

[42] traduction J. Y. Leloup, éditions Albin Michel, 1986, Logion 29

[43] Bertrand Russel, Histoire de mes idées philosophiques, traduction Georges Auclair, réédition Gallimard, 1988, p. 173

[44] Revue Science et vie, N° 804, p. 72.

[45] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Fayard, 1983, p. 169

[46] Gérald M. Edelman, Biologie de la conscience, traduction A. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1992, p. 111

[47] Daniel C. Dennett, La conscience expliquée, éditions Odile Jacob, p. 199

[48] John R. Searle, La redécouverte de l’esprit, Traduction Claudine Tiercelin, Gallimard, p. 56

[49] Ibid, p. 146

[50] Pour être plus précis, je fais référence à une des théories de la conscience de Bouddha, qui présente l’allure d’une théorie matérialiste. Les théories de la conscience issues du bouddhisme sont plurielles.

[51] Douglas Hofstadter et Daniel Dennett, Vue de l’Esprit, opus cité, p. 388

[52] Édition Pocket

[53] Vidéo Youtube Jean Michel Abrassart et la parapsychologie

[54] Enquête sur 150 ans de parapsychologie - La légende de l'esprit, éditions Trajectoire

[55] Vidéo Youtube Zététique : Jean Michel Abrassart : Introduction sceptique à la parapsychologie à 1 h. 17’

[56] https://www.deborah-lexperience-inedite.com

[57] Vidéo Youtube Parapsychologie et Zététique : des ennemis irréconciliables ? Avec Jean-Michel Abrassart on peut voir aussi une autre vidéo intitulé : Paranormal – Que dit la science?

[58] Renaud Evrard, communication personnelle.

[59] Parapsychologie: science ou magie ?, opus cité, p. 20

[60] Rémy Chauvin, Quand l’irrationnel rejoint la science, Hachette, 1980, p. 17

[61] revue Biomedecine and Pharmacotherapy, 1986, N°40, p. 11

[62]Pierre de Vernejoul in Journal of nuclear medicine, Vol 33, N°3 Mars 1992, p. 409, article disponible sur le site du journal.

[63] On peut voir à ce sujet Broad William et Nicolas Wade, La souris truquée, enquête sur la fraude scientifique, du Seuil, 1987, p. 153‑154, également Cahier Céline N° 3, Gallimard, Paris, 1977

[64] Éditions du Rocher

[65]Pour ceux qui voudraient connaître plus en détails les fascinantes expériences de Libet vous pouvez lire son ouvrage : L’esprit au-delà des neurones - Une exploration de la conscience et de la liberté, édition Dervy

[66] Jean Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche, éditions Gallimard, 1996, p. 337

[67] Ibid, p. 340

[68] On peut voir à ce sujet le livre de Jacques Demaret et Dominique Lambert, Le principe anthropique, éditions A. Colin, 1994

[69] Trinh Xuan Thuan, La mélodie secrète, Gallimard

[70] Voir L’évolution a-t-elle un sens ? Éditions Fayard

[71] Édition A. Michel, 1994

[72] Cité par Léon Chestov dans Le pouvoir des clefs, Pléiade 1928, p. 346, tiré de Logische Untersuchungen II, 94

[73] Richard Morris, Comment l’univers finira et pourquoi ?, traduction Henry-Luc Planchat, R. Laffont, 1984, p. 194, 198, 199, 200

[74] Entrée : Immanence et transcendance dans l’Encyclopædia Universalis dans plusieurs versions.

[75] Lee Smolin, Rien ne va plus en physique, signet 156 dans une édition pdf

[76] Albert Einstein, Comment je vois le monde, signet 264 dans une édition pdf non référencée

[77] Roger Paul Droit, L’oubli de l’Inde

[78] Richard Feynman, La nature des lois physiques, réédition R. Laffont, 1971, traduction Hélène Isaac et Jean-Marc Lévy-Leblond, p. 158

[79] Jean Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche, Gallimard, 1996, p. 155

[80] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, 1985, p. 70

[81] Serge Jodra, revue Ciel et espace, Juin 94, p. 47

[82] Confessions, Livre XI

[83] Wikipedia, entrée : univers-bloc

[84] Le chèque auquel B. Martino fait allusion est la proposition de donner 200 000 € à celui qui pourrait reproduire une expérience de voyance dans les conditions définies par H. Broch.

[85] Les chants de l’invisible, opus cité, p. 59

[86] Article d’Ernest Bozzano publié dans La Revue Spirite, fév. 1939, disponible sur la toile.

[87] Le principe de cruauté, opus cité, p. 67

[88] Ibid, p. 59-60

[89] Revue Le monde des religions, janvier-février 2010, N° 39, p. 44

[90] André Comte Sponville, Une éducation philosophique, P.U.F., 1989, p. 40

[91] Léon Chestov, Le pouvoir des clefs, éditions Pléiade, Paris 1928, p. 364

[92] Raymond Boudon, Le juste et le vrai, Fayard, Paris, 1995, p. 88

[93]Gabriel Marcel La dignité humaine, Aubier Montaigne, 1964, p. 182

[94] Ainsi parlait Zarathoustra, traduction H. Albert, deuxième partie, chapitre intitulé Sur les îles bienheureuses

[95]Max Planck, Autobiographie scientifique et derniers écrits, traduction A. George, A. Michel, 1960, p. 84