Entre le christianisme et le nihilisme il n'y a rien.

Introduction

La phrase qui constitue ce titre est de Maurice Clavel. Elle est passée à peu près inaperçue. C’est dommage. Une des raisons provient sans doute que cette affirmation suscite une incompréhension abyssale, y compris chez les chrétiens. Ainsi, Paul Ricœur l’a commenté en disant que c’était un choix sordide. À ma connaissance, Clavel n’a jamais explicité cette parole. C’est regrettable, ce n’est pas une affirmation anodine, c’est le moins que l’on puisse dire.

J’adhère à cette phrase de Clavel, avec toutefois quelques réserves, mais j’ai conscience qu’il va m’être difficile de passer la barrière de l’incompréhension. Si un chrétien comme Ricœur ne l’a pas saisie, qui va la comprendre ? Mais que l’on soit, ou non, d’accord avec Clavel, nous allons voir qu’elle mérite certainement mieux que cette remarque de Ricœur.

Comme je l’ai dit ailleurs, ce qui m’intéresse est d’aborder froidement les questions brûlantes. Nous sommes ici sur un des terrains les plus brûlants qui soient. Aborder froidement les questions c’est préférer la vérité à ce qui nous plait, nous convient et nous arrange.  Clavel dit en somme que seul le christianisme ou le nihilisme sont pertinents. Une telle affirmation peut soulever des rejets profonds. Il y a ainsi une énorme difficulté psychologique.

Mais remarquons que Clavel ne dit pas qu’il faille choisir l’un ou l’autre. Il ne prétend pas nous dire quel choix il faudrait faire. Mais seulement que nous n’avons pas d’autre choix. Ce qui simplifie la question. Il se situe sur le terrain de la logique, pas sur celui de la réalité ou de la vérité. Cette logique consiste à relier des positions métaphysiques à leurs implications existentielles. La question de savoir quelle métaphysique serait la bonne est hors du champ de son affirmation.

En effet, adopter une position métaphysique particulière n’est pas sans conséquence sur le plan existentiel, au moins si l’on veut être cohérent. Toutefois, nous doutons que ce soit le désir de beaucoup. La plupart d’entre nous adoptent les idées qui leur conviennent sans aucun souci du réel ni de la logique. Et voyons sans arrêt des personnes tenter d’échapper aux conséquences indésirables de leur pensée. Et une des conséquences à laquelle elles essaient d’échapper avec le plus de constance et d’acharnement est sans doute le nihilisme. Pratiquement personne ne s’en réclame. Pourtant, nous allons voir que la seule position logiquement possible découlant de certaines positions métaphysiques relativement répandues. Je m’attends ainsi à être ignoré de la plupart de ceux qui auront connaissance de ce texte et que mes propos dérangeront tout en ne trouvant rien à répondre.

Aborder froidement ces questions cela veut dire aller jusqu’au bout de la logique, quoi que ce soit qu’il en puisse nous en coûter. Ce n’est pourtant pas une position rationaliste, cela ne veut pas dire que la logique, et surtout pas la logique humaine, peut parler de tout. Mais cela veut dire que ce qui n’est pas de l’ordre de la logique n’est pas contre la logique.

La première chose à faire pour défendre l’affirmation de Clavel consiste donc à défendre la logique. Nous allons voir qu’elle est logique, mais d’une logique à laquelle beaucoup chercherons à échapper. La seconde sera de montrer cette logique. Toutefois, elle dépasse la logique, nous verrons aussi en quoi.

L’émiettement de la philosophie.

Nous assistons de plus en plus à l’émiettement de la philosophie. J’entends par là cette manière de traiter les problèmes philosophiques indépendamment les uns des autres ; méthode digne du Café du Commerce (ou d’autres cafés). Mais malheureusement, il y a bien des penseurs (je n’ose pas dire des philosophes) qui ne font pas mieux. Mais quel sens cela peut-il avoir de traiter certaines questions, voire même de les considérer résolues, quand les notions fondamentales qui les conditionnent sont laissées dans l’ombre ? Traiter d’une question, quelle qu’elle soit, n’a de sens qu’à condition d’accepter certaines notions fondamentales, et donc de supposer résolues certaines questions. Ainsi, on ne peut traiter sérieusement un problème qu’en le rattachant à des notions plus fondamentales.

Wittgenstein disait : « Si nous commençons à croire quelque chose, ce n’est pas une proposition isolée mais un système entier de propositions.[1] ». Où commence et où s’arrête cet ensemble de propositions ? Peut-on lui assigner une limite ? Par exemple, cela pourrait-il être un certain champ, comme la morale ? Les branches que peut présenter la philosophie sont toutes rattachées au même tronc. On ne peut assigner aucune limite et ce système de propositions, c’est en fait une philosophie toute entière (ce qui ne veut pas forcément dire un système). Et sur quoi repose-t-elle ? Chaque philosophie aurait-elle sa question propre sur laquelle elle estime pouvoir s’établir ? Ou existerait-il une question fondamentale commune, les différentes philosophies divergeant à partir des différentes réponses possibles ? Deleuze pensait également que la philosophie était une, qu’une philosophie était un ensemble où tout se tient. Mais sur quoi ce tout tient-il ?

Ontologie et questions existentielles

Si la philosophie est une, cela veut dire que toutes les questions doivent être ramenées à une réponse donnée à une question fondamentale. Je montre dans ce texte que cette question est la question ontologique. Cela signifie que dire quelque chose de consistant en philosophie n’a de sens qu’à l’intérieur d’une position métaphysique.

On peut certes faire un travail en philosophie en étant agnostique. On peut chercher à voir comment la question ontologique se présente, ou bien d’autres choses encore, comme faire un travail sur le langage. Mais ce seront des travaux préliminaires à la philosophie, non l’élaboration d’une philosophie.

Une des tâches essentielles de la philosophie est de relier de façon cohérente les questions existentielles à la question ontologique. Cela ne peut se faire que via la question du sujet. La question du sujet ne pouvant être traitée que via une conception anthropologique, celle-ci étant elle-même reliée à une conception ontologique. C’est à dire que toute philosophie doit relier les différents domaines de façon cohérente en fonction du schéma suivant :

Bien entendu, le schéma n’est pas obligé d’être complet. On peut parfaitement dénier tout sens aux questions existentielles, la philosophie se limite alors aux questions ontologiques et anthropologiques. Mais dénier tout sens aux questions existentielles, c’est aussi prendre position par rapport à ces questions. Cela ne change donc rien au schéma.

L’affirmation de Clavel suppose donc qu’il n’y a qu’un petit nombre de philosophies possibles et en tout cas qu’il n’y a que deux positions possibles sur les questions existentielles. Tout au moins deux qui soient cohérentes. Elle ne peut donc être comprise qu’à ces deux conditions :

* L’amour est la seule chose qui puisse donner un sens à notre vie.

* L’amour ne peut avoir de sens qu’à l’intérieur d’une philosophie chrétienne.

Le présent texte est complémentaire de Qu’est-ce qui caractérise le christianisme ? Il y est question, en somme le premier point. Ici, j’investiguerais le second.

Je rappelle qu’il y a trois attitudes possibles sur la question des valeurs :

1) Il y a des valeurs qui nous sont données.

2) Il n’y a pas de valeurs qui valent (nihilisme).

3) Les seules valeurs sont celles que les hommes se donnent.

Par rapport à ces trois positions, l’affirmation de Clavel signifie donc que :

1) La première n’a de sens qu’à l’intérieur d’une philosophie chrétienne, pas forcément celle de l’Église, bien sûr. Ce n’est même pas tellement le Christ qui est important ici mais l’affirmation de la primauté de l’amour et dans quelle métaphysique une telle affirmation peut recevoir un sens.

2) Le nihilisme est une position nécessaire à l’intérieur des philosophies de type matérialiste ou d’autres.

3) La troisième n’est pas une position possible. Ce n’est qu’une tentative illégitime d’échapper à la seconde.

L’affirmation de Clavel signifie aussi plus généralement que les positions existentielles sont complètement dépendantes d’une ontologie. La première est liée à une ontologie spiritualiste. La deuxième est directement issue d’une ontologie matérialiste ou (peut-être) panthéiste. La troisième est liée à une ontologie matérialiste. Dans une ontologie spiritualiste, créer des valeurs serait les créer en quelque sorte contre Dieu. Dans une perspective matérialiste, l’absence de Dieu crée un vide axiologique que chacun peut combler comme il l’entend. Nous allons voir si cela a un sens. Peut-on être matérialiste sans être nihiliste ? C’est sans doute ici la question clé.

Voici quelques affirmations qui ne seront peut-être pas évidentes pour tout le monde ; mais que je vais essayer de montrer et que l’affirmation de Clavel implique :

1) Toute proposition philosophique doit être rapportée à la question fondamentale de la philosophie.

2) La question fondamentale de la philosophie est la question ontologique.

3) La liberté est la condition de possibilité de toutes les questions existentielles.

4) La notion de liberté ne peut être fondée que par rapport à une conception anthropologique, elle même fondée sur une position ontologique.

5) La liberté n’est concevable que dans le cadre d’une philosophie spiritualiste.

6) Á l’intérieur du spiritualisme, elle n’est concevable que dans le cadre d’une philosophie qui affirme l’existence d’une âme individuelle.

7) La primauté de l’amour (qui nécessite la liberté). C’est-à-dire que l’amour est la seule chose qui peut donner sens et valeur à notre vie.

Nous avons vu les deux premières. J’étudie les affirmations 4, 5, 6 dans ce texte.

L’affirmation 7 ne relève pas du domaine de la raison, du démontrable. C’est ici que nous touchons aux limites de la logique. L’affirmation de Clavel la présuppose ; et elle est nécessaire pour comprendre sa position. Il y a une logique dans la position de Clavel, mais son point de départ n’est pas de l’ordre de la logique.

En ce qui concerne la troisième, la liberté n’est pas seulement la condition de possibilité de la morale, ce que tout le monde admet, mais aussi celle de toutes les questions existentielles. S’il n’y a pas de liberté, ces questions n’ont aucun sens et ne peuvent même pas être posées. Des questions comme “ La vie a-t-elle un sens ? ”, “ Y a-t-il des valeurs qui valent ”, n’ont de sens qu’à la condition d’affirmer la liberté. Quelle valeur peut-on accorder à une valeur créée si cette création est le produit d’un déterminisme ? Quand bien même on attribuerait un sens à l’idée de création de valeurs, encore faut-il que cette création soit libre. C’est ce que nous verrons mieux plus loin.

Mais avant d’aborder et de développer toutes ces questions il me semble nécessaire de prendre la défense du nihilisme. Nous observons une telle résistance à son encontre, c’est une position si décriée, qu’il me faut la justifier. Clavel reconnait en effet le nihilisme comme une position possible, c’est même la seule alternative au christianisme qu’il admet.

Réhabilitation du nihilisme

Camus disait que la question fondamentale de la philosophie était la question du suicide. Shakespeare disait plus simplement : « To be or not to be, that is the question. » Clavel avait très clairement une proximité avec eux. Seul le christianisme lui a permis de retrouver un sens à la vie et d’écarter l’idée du suicide. Camus posait cette question dans le cadre d’une philosophie de l’absurde où il n’y a pas de valeurs qui valent. Clavel est passé par là avant de se convertir au christianisme.

Mais Camus dérape à la dernière phrase du Mythe de Sisyphe où il dit : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Pourquoi donc faudrait-il imaginer Sisyphe heureux ? Sinon pour se dérober devant le prix à payer pour sa pensée. Il escamote ainsi la question de savoir si l’absurde ne pourrait pas être une raison de dire non à la vie. Et il escamote ainsi la très intéressante question par laquelle il commence son ouvrage : la question du suicide. Et ainsi, il rate son ouvrage.

Il me faudrait ici évoquer Cioran, mais je le connais mal. En tout cas, c’est un des rares qui ait eu le courage de payer le prix de sa pensée. Omar Khayyam est aussi quelqu’un qu’il conviendrait d’évoquer ici. Il a passé son temps à oublier le nihilisme et non pas à lui échapper, ce qui n’est pas la même chose. Le vin et les femmes l’ont aidé à supporter la vie.

Il est intéressant de les opposer Nietzsche. Choisissons-nous nos valeurs en fonction de ce que nous estimons être nécessaire à notre survie, comme le pensait Nietzsche ? Ou choisissons-nous de vivre parce que nous estimons qu’il y a des valeurs qui valent la peine d’être vécues ? Nietzsche adopte une réponse, et une attitude, qui est assez courante et qu’il pousse à l’extrême, et qui est peut-être le point clé de sa démarche philosophique. Cette attitude se caractérise en ceci qu’elle est un “ oui ” inconditionnel à la vie, un « oui franc et massif[2] », non justifié, et indépendant de la vision du monde que l’on pourrait avoir. Mais Nietzsche disait aussi : « La véritable, la grande angoisse c’est celle-ci : le monde n’a pas de sens. »

Je pense que la philosophie de Nietzsche résulte d’une faiblesse. S’il avait eu le courage, il aurait pris le même chemin que Cioran. Bien qu’il ait dit qu’il était le plus grand nihiliste d’Europe ; cela ne l’a pas empêché de passer tout son temps a fustigé le nihilisme. Alors qu’il n’a tout simplement pas eu le courage de l’être. Cioran disait qu’il avait dépassé Nietzsche, c’est assurément ici qu’il l’a dépassé. Ce que nous avons contre le nihilisme n’est pas de l’ordre de la logique, mais relève de la peur.

Et malgré cette absence de sens, à laquelle il était extrêmement sensible, Nietzsche considérait cependant qu’il faudrait dire “ oui ” à la vie. Chez nombre de personnes, comme chez Nietzsche, ce “ oui ” à la vie est une qualité positive. Pour Nietzsche, comme pour nombre d’entre nous, il suffit de qualifier une pensée de “ nihiliste ”, pour croire qu’elle se trouve ainsi récusée. Mais personne n’a jamais pris la peine d’expliquer au nom de quoi on devrait ne pas être nihiliste ni pourquoi il faudrait accorder à la vie un “ oui ” inconditionnel, et Nietzsche non plus. Cette affirmation inconditionnelle était sa façon d’échapper au nihilisme.

Nietzsche aurait sans doute jugé Camus ou Cioran comme représentant le dernier degré de la décadence. Puisque, pour Nietzsche, le signe même de la décadence était la perte du vouloir-vivre. Ainsi, non seulement ils avaient perdu le vouloir-vivre, mais en plus ils en étaient conscient et en faisait une question philosophique. Mais vivre pour vivre, sans valeurs qui valent, cela peut-il réellement avoir un sens ? Si Nietzsche accordait un tel “ oui ” à la vie, c’était peut-être qu’il pensait pouvoir créer des valeurs et ainsi donner un sens à ce qui n’en aurait pas en lui-même. Mais, s’il n’y a pas de valeurs qui valent, est-il si évident qu’il y aurait un sens à créer des valeurs ?

Le dictionnaire philosophique du PUF contient une page entière correspondant à l’entrée “ nihilisme ”. Elle est presque entièrement consacrée à Nietzsche et à sa critique du nihilisme. Cioran, par exemple, est totalement ignoré et à aucun moment le nihilisme n’est considéré comme une position philosophique possible. C’est une philosophie de couard qui n’a pas le courage de tirer les conséquences logiques de sa pensée, qui n’ose même pas envisager l’idée que la vie ne vaut peut-être pas la peine d’être vécue.

Nous allons voir que le nihilisme n’est pas une maladie mentale mais la conséquence logique de certaines positions philosophiques. Ce sont sans doute ceux qui n’ont pas le courage de prix à payer de leur pensée qui en font une maladie mentale. Pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ? Pourquoi le nihilisme ne serait pas une position possible ? Ils n’ont jamais répondu à ces questions. Comme je l’ai dit ailleurs la philosophie est une question de courage avant que d’être une question d’intelligence. Il y a sans doute peu de lieu où cela devient aussi évident.

Il m’est impossible à ce stade d’éviter de parler de moi. Ce n’est pas un sujet intéressant, mais c’est le sujet qui écrit cet article. Et vous comprendrez pourquoi il lui est nécessaire d’expliquer son implication dans cette affaire.

Fragments d’autobiographie spirituelle

En parlant de moi, je pourrais mieux faire comprendre au lecteur ma proximité avec Clavel, et peut-être aussi aider à comprendre comment nous pouvons prendre une telle position. Si j’adhère si bien à cette phrase, c’est peut-être que je suis, comme Clavel, passé de l’un à l’autre. On pourra penser que c’est pour échapper à l’un que je suis tombé dans l’autre. Un tel soupçon est parfaitement légitime. Il y en a tellement parmi nous pour croire et penser ce qui leur convient et les arrangent. Une des raisons de ces fragments est donc de montrer que c’est faux en racontant un pan de ma vie. Rassurez-vous, je n’irai pas au-delà de ce qui est utile pour la compréhension de ma position et ce sera bref. J’ai peu de goût pour les autobiographies, sauf si elle présente un intérêt particulier. Ici, elle est nécessaire.

Je n’ai pas vraiment reçu d’éducation religieuse. J’en suis d’ailleurs fort heureux. Sinon, je crois que je n’arrêterai pas aujourd’hui de me demander dans quelle mesure mes idées proviennent de moi ou du bourrage de crâne que l’on m’aurait infligé. L’éducation que j’ai reçue fut si nulle que ce type de questionnement est superflu. Non pas qu’elle était particulièrement nulle, mais l’éducation que nous donnons à nos enfants est à l’image du monde dans lequel nous vivons : absolument lamentable.

À 19 ans, je me suis demandé : quel sens a la vie ? Quinze jours après, j’étais totalement nihiliste. Je ne connaissais même pas ce mot. Camus et Sartre n’étaient pour moi que des noms. Mon inculture était si radicale que je ne savais même pas que le maître mot du christianisme était l’amour. Je n’étais d’ailleurs pas plus inculte que l’étudiant en électronique moyen que j’étais ; mais cela veut dire terriblement inculte. Cet inculture a peut-être joué un rôle dans la radicalité de ma position. La culture est souvent un extraordinaire outil pour échapper aux idées indésirables, particulièrement la culture philosophique. Je crois que je n’ai aucun goût pour ce genre de petit jeu ; mais de toute façon, je n’en avais pas les moyens.

J’étais complètement suicidaire. Cela a duré huit mois. Une nuit, je pensais à je ne sais quoi, rien de particulier, quand le Ciel m’est tombé sur la tête : « L’Amour ; Dieu est Amour. » Ce n’est pas une phrase que j’ai entendu, mais une compréhension qui m’a été donné. C’était fulgurant. Cela n’a guère duré qu’une seconde ; mais c’était d’une profondeur et d’une intensité indescriptible. Les mots me manquent pour exprimer ce que j’ai vécu là. C’est l’expérience centrale de ma vie, ma seconde naissance. Je me suis converti au christianisme douze ans après cette expérience.

L’Amour, je n’ai rien d’autre, absolument rien d’autre ; mais ça suffit. Si je n’avais pas cela, rien, absolument rien ne pourrait le remplacer. Sans cela je me serais suicidé. Pourquoi ne me suis-je pas suicidé pendant ma période nihiliste ? Je dirais simplement qu’elle n’a pas duré assez longtemps. Mais vous me permettrez aussi de ne pas raconter tout.

Pourquoi à moi ? Me demanderez-vous peut-être. Je ne suis pas le premier nihiliste. La plupart d’entre eux n’ont pas le privilège que le Ciel leur tombe sur la tête, même quand ils sont gaulois. Je n’ai que des réponses partielles à cette question. L’une d’entre elles est que j’étais radical et entier dans ma démarche.

Mais l’intérêt de me raconter n’est pas seulement de répondre à celui qui me soupçonnerait d’être passé du nihilisme au christianisme par lâcheté, ou de mieux faire comprendre au lecteur ma position. Il consiste surtout à expliquer pourquoi que je ne suis pas du tout dans la même situation que lui. Ma démarche n’est pas rationnelle. Non pas qu’elle soit contre la raison. Mais elle a un autre fondement que la raison. Elle s’appuie sur une expérience personnelle impartageable et qui est au cœur de ma démarche et du présent sujet.

Or, la philosophie est un partage des idées. Si la philosophie est une recherche de la sagesse, il ne s’ensuit pas qu’un sage soit pour autant philosophe. Le sage dans sa grotte qui se tait (en supposant que cela existe), fut-il le plus grand sage du monde, n’est pas philosophe. Le philosophe est quelqu’un qui parle à propos de ce qui lui tient à cœur. C’est une situation un peu embarrassante que de parler à partir d’un lieu qui n’est pas le même que celui de l’auditeur. Je voudrais partager quelque chose, bien que l’essentiel sur lequel ce quelque chose repose ne puisse pas être partagé. Je ne puis en aucune manière argumenter à propos de ce lieu, je ne puis qu’en témoigner. Le lecteur comprend ainsi pourquoi je ne pouvais éviter ce témoignage.

J’ai dit plus haut que l’idée selon laquelle l’amour est la seule chose qui peut donner sens et valeur à notre vie n’est pas du domaine du démontrable. Si vous en parlez, il y a des personnes qui sont d’accord d’emblée, et d’autres qui vous rit presque au nez. Ni aux uns, ni aux autres, on ne peut dire quoi que ce soit. Je peux faire quelque chose de plus : témoigner d’une expérience, mais rien d’autre. Mais après tout, heureusement nous ne sommes plus au temps des Lumières où la raison croyait pouvoir légiférer sur tout.

Mais aussi, cela veut dire que nous ne pourrons discuter de cette affirmation qu’avec ceux qui admettent la prémisse. Il est temps maintenant d’entrer dans le cœur du sujet et d’aborder la critique de ceux qui prétendent se situer ailleurs que dans le christianisme ou le nihilisme mais qui en même temps attribuent à l’amour une place essentielle.

De Feuerbach à Comte Sponville.

Feuerbach reprochait aux chrétiens de s’attribuer le monopole de l’amour. Il disait aussi :

« L’amour chrétien est donc particulier, parce qu’il est chrétien, parce qu’il se nomme chrétien. Mais 1’universalité appartient à l’essence de l’amour. Tant que l’amour chrétien ne renonce pas à son caractère chrétien, tant qu’il ne fait pas absolument de l’amour sa loi suprême, il est un amour qui blesse le sens de la vérité, car l’amour est précisément ce qui supprime la distinction entre le christianisme et le soi-disant paganisme – un amour qui par sa particularité entre en contradiction avec l’essence de l’amour, un amour anormal, sans amour, qui, à bon droit, est devenu depuis longtemps un objet d’ironie. Le véritable amour se conte de lui-même ; il n’a besoin d’aucune autorité, d’aucun titre particulier. L’amour est la loi universelle de l’intelligence et de la nature[3] »

C’est un curieux procès que Feuerbach fait aux chrétiens. Bien évidemment, les chrétiens ont toujours pensé que l’amour était universel et n’ont jamais pensé qu’il y avait un amour spécifiquement chrétien.

Mais qu’est-ce que Feuerbach aurait dit devant Clavel ? Celui-ci va plus loin encore que les chrétiens qui s’octroient le monopole de l’amour puisque qu’il affirme que pour les autres il ne reste que le nihilisme. Et bien si, les chrétiens ont le monopole de l’amour (je mettrais plus loin quelques réserves). Non pas bien sûr parce qu’ils seraient les seuls à savoir aimer, bien entendu. Mais ils sont peut-être les seuls à proposer une vision du monde à l’intérieur de laquelle l’amour peut recevoir un sens.

C’est très naïvement que Feuerbach pensait pouvoir changer d’ontologie tout en continuant à parler d’amour comme si de rien n’était. Comte Sponville, près de deux siècles après, adopte une position semblable mais ne peut plus avoir cette naïveté. Et il est parfaitement conscient que les positions métaphysiques ne sont pas sans conséquence sur le plan existentiel. Il se situe tout à fait dans la lignée de Feuerbach puisqu’il est matérialiste et pense pouvoir adopter l’amour comme valeur. Il est passé du christianisme au matérialisme sans oublier les bagages :

 « Allons-nous, sous prétexte que nous ne croyons plus en Dieu, renoncer aux valeurs qui se sont […] constituées et transmises à travers le monothéisme.[4] » 

Il dit en somme : “ Les chrétiens ont inventé l’amour, c’est une belle invention, pourquoi ne la garderions-nous pas ? ”. Remarquons toutefois la différence avec Feuerbach qui dit : « 1’universalité appartient à l’essence de l’amour ». C’est assez comique de sa part puisque, bien que matérialiste, il prétend que l’amour est universel et il critique en même temps les chrétiens qui, selon lui, ne ferait pas référence à cet universel. Alors que les chrétiens disent évidemment qu’ils ont une conception de l’amour qui s’approche plus de l’universel que les conceptions ordinaires.

Comte Sponville ne prétend donc pas créer de nouvelles valeurs ; ce qui est plus réaliste que la position nietzschéenne. En effet, Nietzsche faisait comme si les valeurs possibles étaient en nombre indéfini, et que l’on pourrait en inventer autant que l’on voudrait. Il est clair pourtant que l’humanité a un passé suffisant pour que celui qui se situe dans une perspective de création de valeurs ne puisse guère que faire sienne des valeurs qui auraient été déjà imaginées par d’autres. Quant à reprendre les valeurs chrétiennes, plutôt que celles de Nietzsche, ce n’est pas moi qui le lui reprocherai.

Mais cette référence de Feuerbach à l’universel est une naïveté que Comte Sponville ne peut plus avoir. Ainsi, il va un cran plus loin que lui en affirmant : « La vérité ne vaut rien, et la valeur n’est pas vraie. » Mais alors, il lui faut trouver un autre fondement. Il n’a évidemment pas d’autre possibilité que de dire que l’amour est une invention humaine.

Mais ce n’est pas un fondement, c’est même reconnaître l’absence de fondement. Et s’il aurait été inventé, selon lui, par le christianisme il y a deux mille ans, l’ancienneté ne lui donne pas plus de poids. Ou bien cela a un sens pour l’homme d’inventer des valeurs, ou bien cela n’en a pas. Et si cela n’en a pas, ni le nombre des adeptes, ni l’ancienneté de l’invention ne comptent pour quoi que ce soit.

La tentative de Comte Sponville d’échapper au nihilisme est loin d’être isolée. Mais elle a l’avantage d’être plus élaborée, ce qui permet de mettre au jour les contradictions, les faiblesses et les difficultés de cette démarche. Généralement, la plupart se contentent de prononcer “ nihilisme ” à la manière d’une épithète malsonnante et croire que cela suffit comme récusation. Comte Sponville présente une certaine lucidité et cohérence par rapport à sa position métaphysique. Mais il lui est ainsi d’autant plus difficile d’échapper au nihilisme, et il est d’autant plus facile pour moi de critiquer sa position. Si la position de Feuerbach est naïve, celle de Comte Sponville est absurde, et nous allons voir qu’en élaborant sa position il ne fait que révéler cette absurdité.

Il faudrait qu’il avance encore d’un cran en se posant la question : “ Cela peut-il encore avoir un sens de croire en l’amour si l’amour n’est pas vrai ? ” Et si cela n’en a pas, il n’y aucun moyen d’échapper au nihilisme. Comte Sponville veut aussi penser le matérialisme à fond, nous allons essayez de l’aider et montrer qu’il a encore un effort à faire mais que le prochain pas risque d’être particulièrement pénible puisqu’il devrait le conduire au nihilisme. Sa position soulève, en effet, quelques difficultés. La première est que ceux qui admettaient cette valeur la tenaient, à tort ou à raison peu importe ici, pour universelle. Ce qui n’est pas possible dans le cadre du matérialisme. Autrement dit, il faudrait d’abord se demander si cela peut avoir un sens de créer des valeurs. Et aussi, voir si la notion d’amour peut être transposée sans dommage, et sans changement, dans une autre perspective ontologique. Comte Sponville ne le pense pas, il opère bien des changements. Nous allons voir qu’ils sont tels que l’on peut se demander quel sens cela peut-il avoir d’adopter encore l’amour comme valeur.

Il est intéressant de montrer sa proximité et ses différences avec Nietzsche. Bien que leurs  positions soient radicalement divergentes elles présentent au moins deux points communs. Le premier est que ce sont deux tentatives désespérées pour échapper au nihilisme. Le second est de ramener les questions existentielles à la biologie. « S’il n’existe que des corps, les valeurs n’ont de sens que relativement à eux.[5] » Ce qui est parfaitement logique pour des matérialistes. Comment pourraient-ils faire autrement ? Toutefois, leurs manières sont radicalement opposées. Nietzsche va essayer de trouver dans les instincts naturels un sens à la vie. Son surhomme est en fait un animal surdoué. Alors que Comte Sponville va tenter de connecter à la biologie les valeurs chrétiennes. Il ne semble pas avoir vu que les valeurs chrétiennes n’ont de sens que si nous sommes des âmes, qu’elles ne peuvent avoir de fondement que dans l’Esprit. La position de Comte Sponville n’est guère surprenante. Les matérialistes font généralement des pieds et des mains pour échapper au nihilisme. Nietzsche n’a fait que cela toute sa vie, avec une détermination peu commune mais au moyen d’une pensée plutôt faiblarde. Et sur ce terrain, il a été largement suivi, d’une manière ou d’une autre.

Mais la tentative de Nietzsche est tout de même assez répugnante. Il n’échappe au nihilisme que pour tomber dans la vulgarité. Son surhomme est pire que les hommes, ce qui n’est pas peu dire. Est-il possible, à un matérialiste, d’échapper à la vulgarité et au nihilisme ? C’est ce que tente de faire Comte Sponville en voulant sauver l’Esprit. Il dit, en effet : « C’est quand on est matérialiste qu’il faut sauver l’Esprit.[6] » 

Il me faut le féliciter de faire un effort pour essayer de donner à manger à nos jeunes autre chose que les cochonneries auxquelles les athées nous ont habituées. Et voilà certainement un programme magnifique ; mais il reste à savoir si c’est une position possible. Quant à moi, je trouve que ce qu’il propose est passablement indigeste. J’ai peut-être l’estomac sensible, mais je vais essayer de montrer qu’il y a certaines choses qui passent mal.

Les spiritualistes ont la chance d’être débarrassés de ce souci de sauver l’Esprit. Ce qui leur permet de se consacrer avec bonheur à d’autres activités ; comme, par exemple, de transformer l’esprit en argent. Certains sont d’ailleurs remarquablement doués et réussissent, avec très peu d’esprit, à faire beaucoup d’argent.

Comte Sponville dit aussi : « Tout se vaut, objectivement parlant, et ne vaut rien[7] ». Partir de cette affirmation, pour ensuite, après une pirouette, trouver le moyen de retomber sur les valeurs éternelles, tout en sauvant l’Esprit au passage, c’est du grand art. Mais tout de même, le spectateur ne peut pas s’empêcher de se demander : “ Ce n’est pas possible, il y a un truc ”. Nous allons voir que ce grand art est de la poudre aux yeux. Mais ce qui passe très bien sur une scène est mal venu en philosophie. Nous verrons que la comparaison avec le spectacle est pertinente. C’est une philosophie du pseudo, pour échapper au nihilisme, il remplit sa vie avec du toc.

Puisque « tout se vaut », vous comprendrez que l’on puisse trouver étrange que, parmi les quelques douzaines de n’importe quoi que vous auriez pu indifféremment ériger en valeur, vous retombiez précisément sur les valeurs éternelles. Sur le compte de quoi devons-nous mettre cette convergence ? Sur le hasard ? Ou seriez-vous un bon petit mouton très bien conditionné ? Ou serait-ce par rapport au bonheur ? Est-ce parce que ce serait ces valeurs qui vous rapporteraient le maximum de plaisir ? C’est bien là sa réponse. Pour Comte Sponville, l’amour est une forme du désir :

 « le désir, dont chacun éprouve en soi les deux occurrences principales : la volonté et l’amour.[8] »

Et il le considère comme la valeur suprême :

« Nous avons tété l’amour en même temps que le lait, juste assez pour savoir que nous l’aimions plus que tout, qu’il était par conséquent la valeur suprême.[9] » 

En lisant cela, on pense à un marchand de glace qui appellerait “ suprême ” ses cornets glacés sous prétexte qu’ils seraient meilleurs que les autres. Cependant, il eut été intéressant qu’il nous donne la formule chimique de l’amour. Il est vrai que cela n’est pas son domaine. Mais heureusement, Jean Pierre Changeux, sur ce point, peut nous éclairer. Voici ce qu’il dit :

« Mais « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », ce que l’on peut traduire par : le système hypotalamo-limbique (le « cœur ») est doué d’une autonomie connextionnelle suffisante vis-à-vis du cortex pour que, sous la pression de stimulations sensorielles particulièrement fortes, le niveau de motivation monte, voire déclenche le passage à l’acte même si les résonances corticales disent non à l’acte en question.[10] » 

Mais, ce que Changeux ne nous explique pas, c’est de savoir en quoi et pourquoi certains types phénomènes se déroulant dans le système hypotalamo-limbique présenteraient une valeur suprême. Je ne pense pas trahir sa pensée en disant que s’il nous donne, en quelque sorte, la formule chimique de l’amour, c’est précisément une manière de nous dire que l’amour est un phénomène physico-chimique comme un autre et que nous n’avons aucune raison de l’ériger en valeur suprême. À qui faut-il donner raison ? Pour un matérialiste, l’idée que tout événement psychique est le produit d’un événement physico-chimique est incontournable. Et un événement physico-chimique, quel qu’il soit, est insignifiant, ce que Comte Sponville reconnaît. Comment, dans ces conditions, attribuer sens et valeur à la notion d’amour ?

Ainsi, il ne reconnaît d’autres instances en l’homme que le désir et la raison. Ce qui est logique dans le cadre d’une pensée matérialiste ; puisqu’il faut donner un contenu biologique aux facultés que l’on reconnaît à l’homme. Il semble possible de donner un tel contenu à une notion comme le désir ; mais, pour nombre d’autres notions, cela semble impossible.

Mais, si l’on ne reconnaît d’autres instances en l’homme que le désir et la raison, il n’y a, à première vue, que deux modes possibles, pour une philosophie, sur le plan existentiel. Le premier est de s’en contenter, de considérer que nous n’avons rien d’autre à faire dans la vie que de courir après le plaisir comme l’âne après la carotte et penser, malgré tout, que la vie vaut la peine d’être vécu. C’est ce que l’on peut appeler une philosophie vulgaire. C’est d’ailleurs ce que l’on appelle communément le matérialisme vulgaire. Mais le matérialisme peut-il être logiquement autre chose que vulgaire ? Sauf à être nihiliste. Nous allons voir que c’est la seule façon pour le matérialisme d’échapper à la vulgarité. Pour cela, voyons comment Comte Sponville échappe à cette alternative.

À première vue, on voit très mal comment il serait possible d’inventer quelque chose comme l’amour. On peut toujours baptiser du mot “ amour ” certains types de réactions physico-chimiques. Mais, il reste à savoir en quoi, et pourquoi, ce type de phénomènes acquerrait sens et valeur quand tout événement est insignifiant. Du reste, on n’aurait rien inventé, puisque l’on aurait fait que donner un nom à certains types de phénomènes préalablement existant. Mais, quant à l’inventer, quel sens cela pourrait-il avoir ? Si cette invention n’enclenche pas un type de phénomènes physico-chimiques qui lui correspond, on a rien inventé du tout ; c’est un pur verbiage. Et on voit mal comment cette “ invention ” pourrait enclencher quoi que ce soit de cette sorte.

Il n’est donc pas possible de parler d’invention de valeur à propos de l’amour. La seule possibilité est de qualifier de ce nom un certain type de phénomènes physico-chimiques et de l’investir d’une certaine valeur. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Et le problème sera, encore une fois, la facticité de cet investissement. En particulier, si l’amour est un phénomène physico-chimique comme un autre, et que c’est le désir seul qui l’investit d’une certaine valeur, ce désir n’est qu’un autre phénomène physico-chimique. Pourquoi faudrait-il instituer ce phénomène en juge de ce qui vaut ?

Quand on ne reconnaît d’autres instances que le désir, il n’y a qu’une voie possible pour sauver l’Esprit : c’est d’établir une hiérarchie entre les désirs. Si nous n’établissons aucune hiérarchie, il nous faut considérer de la même façon le pourceau qui prend plaisir à se vautrer dans la fange, et celui qui pleure aux subtils accents d’un quatuor de Mozart. Et c’est bien ainsi que l’entend Comte Sponville. En effet, ce n’est pas n’importe quoi, pour lui, qu’il convient de désirer ; mais la vérité, l’amour, ou la justice. Cela n’empêche évidemment pas d’aimer le chocolat, ce n’est pas incompatible. À condition toutefois de ne pas mettre le chocolat au même niveau que l’amour, la vérité ou la justice ; sinon on n’est pas sorti de la vulgarité.

En d’autres termes, si la hiérarchie que l’on établit est personnelle, subjective, et qu’elle ne peut recevoir de justification, peut-on dire que l’on a sauvé l’Esprit ? Et si elle n’est pas personnelle, comment la fonder ?

Mais, sur quoi peut-on fonder cette hiérarchie ? Sur la raison ? Mais la raison est neutre. Elle est comme ce personnage de Kundry, dans le Parsifal de Wagner, qui ne connaît ni le Bien ni le Mal, et se met au service de celui qui la réveille. La raison ne peut évidemment fonder une telle hiérarchie sans valeurs préalables. Ce qui caractérise justement la post-modernité, c’est que nous sommes rendus compte que la raison n’est pas souveraine. L’esprit des Lumières consistait justement de ne vouloir se fier qu’à la raison. On peut voir aujourd’hui qu’il y avait deux modes possibles : soit que la raison pouvait se passer des valeurs, soit que l’on pouvait fonder rationnellement les valeurs. Nous ne croyons plus à rien de tel.

Alors, sur le désir ? Un désir pourrait-il en juger un autre ? Et qui jugerait de cet autre désir ? Il y a trois façons de hiérarchiser les désirs :

* Par l’objet du désir.

* Par la qualité.

* Par la quantité (c’est à dire la force du désir).

Puisque « tout se vaut », on voit mal comment il serait possible de les hiérarchiser par l’objet du désir. Pour la même raison, on ne voit pas comment une différence qualitative pourrait fonder cette hiérarchie. La seule façon de la fonder semble être par la quantité. Et c’est bien ainsi que l’entend Comte Sponville ; et on voit mal comment il pourrait faire autrement. Mais alors, n’importe qui, fondant une hiérarchie, sauve l’Esprit tout aussi bien. Le salopard qui viole une jeune fille, ce n’est pas le désir qui lui manque. S’il n’y a que la force du désir pour sauver l’Esprit lui aussi le sauve.

Le problème d’ailleurs n’est pas nouveau. Puisque « Tout se vaut » et que toute vérité est insignifiante, comment réintroduire la notion de qualité quand on est matérialiste ? Par la transformation de la quantité en qualité. C’est un thème classique et une astuce par laquelle les matérialistes tentent d’échapper au prix à payer pour leur pensée. Sur ce thème Nietzsche et Deleuze nous ont offerts de jolies élucubrations[11].

Si le matérialisme est vrai, le monde est totalement descriptible, en droit, par la physique. C’est d’ailleurs ce que l’on appelle le physicalisme, un autre nom pour le matérialisme. Or, la physique ne décrit jamais que des quantités, pas des qualités. C’est tout de même fort gênant. S’il n’y a plus de qualités le monde devient d’une trivialité totale. Pour les réintroduire il reste le coup de force de décréter qu’une différence de quantité engendre une qualité. Mais à partir de combien une quantité se transforme-t-elle en qualité ? Et de combien de quoi ? Cela, la physique ne nous le dit pas, mais le philosophe n’en est pas à ça prêt. Les philosophes sont rarement à cours de ressources pour échapper au prix à payer pour leur pensée ou pour évacuer les réalités qui les dérangent. Un désir vaudrait-il mieux qu’un autre pour la seule raison qu’il serait plus fort ? Mais pour Comte Sponville c’est celui-là qui déterminerait ce qui vaut.

Et selon lui, la valeur n’a pas besoin d’être vraie pour valoir[12]. Voilà, me semble-t-il, le point clef de sa position. Si c’est le désir qui fonde la valeur, effectivement, celle-ci n’a pas besoin d’être vraie pour être désirée. Il est, en effet, parfaitement possible de désirer une illusion. Et à vrai dire, tout désir serait illusoire si « Tout se vaut ». Si tout se vaut, rien ne vaut, et si rien ne vaut, nous ne désirons jamais que des illusions. Mais il reste à savoir si nous accepterons, ou non, de vivre d’illusions. Si l’amour n’a pas, en fait, plus de valeur que la carotte après laquelle l’âne court, on peut se demander s’il n'est pas préférable de se libérer de cette illusion. À mon avis, elles devraient même en avoir moins puisque la carotte a une réalité, et l’âne, au moins, ne court pas après une carotte imaginaire. Mais Comte Sponville ne court il pas après une chimère dont il fait la valeur suprême ?

On comprend fort bien que l’âne puisse courir après la carotte, nous avons des explications physiologiques. C’est une explication physiologique du même ordre qui conduit Comte Sponville à désirer l’amour. Mais nous voyons mal pourquoi il faudrait l’investir d’une telle signification. Ce n’est qu’une carotte comme une autre après laquelle court Comte Sponville. Un philosophe doit-il être un âne comme les autres ? Même s’il a trouvé la suprême carotte.

En effet, Comte Sponville reprend à son compte cette phrase bien connue de Spinoza : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne.[13] ». Si c’est uniquement le désir qui fait que nous jugeons bonne quelque chose, mais pourquoi faudrait-il que continuions à la juger bonne ? Si tout se vaut, tout désir est factice. Et un désir factice est un piège. En supposant que Spinoza nous ait débarrassé d’une illusion, pourquoi devrions-nous nous complaire, et délibérément cette fois, dans cette illusion ? La philosophie est faite pour nous ouvrir les yeux. Pourquoi quand elle nous les a ouvert et qu’elle nous aurait dévoiler une illusion, pourquoi faudrait-il nous vautrer dans cette illusion ?

Aller au cinéma de temps en temps, c’est parfait ; oublier pendant un moment que nous sommes au cinéma, et que ce que nous allons éprouver est factice, pourquoi pas ? Mais peut-on passer sa vie au cinéma ? C’est pire encore. Parce que, si les scènes du film sont factices, elles représentent la vie réelle, qui est censée n’être pas factice. Irions-nous encore au cinéma si cette facticité était pure facticité ? C’est à dire si les scènes du film ne représentaient rien d’autres qu’elles-mêmes.

Mais la vie serait-elle factice ? Aussi factice finalement que les images d’un film ? Spinoza nous disait que nos désirs sont factices, et Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose ». Peut-être, mais alors pourquoi devrions-nous vivre dans la facticité ? Et, si c’est la vie qui est factice, elle est pure facticité. Le nihiliste prend la seule option possible quand renonce à toute référence à l’universel. Et le nihiliste a au moins le mérite de refuser de vivre de rêves et d’illusions.

On pourrait répondre ici que peu importe la facticité, seul le plaisir compte, et c’est bien ce que Comte Sponville répond : « et ce bonheur, quand bien même il serait illusoire, vaudrait encore, comme bonheur, la peine d’être vécu.[14] ». Vivre délibérément d’illusions, voilà un étrange programme pour un philosophe. Mais c’est logique, car c’est bien là le prix à payer pour échapper au nihilisme.

Camus fait de même dans son Mythe de Sisyphe. Tout son ouvrage traite de l’absurdité de la condition humaine en la comparant à celle de Sisyphe. Et il termine en queue de poisson en disant : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Mais le problème est que même si Sisyphe est heureux, sa condition n’en reste pas moins tout autant absurde. Ainsi, Camus ne règle pas le moins du monde le problème de l’absurdité. Ce qui est normal, car il n’y a pas de solution, il n’y a que des échappatoires, au moins dans le cadre de sa métaphysique. L’illusion est peut-être une façon d’échapper au nihilisme, mais elle n’est pas de celle qui convient à un philosophe. Il faut ajouter que Sisyphe ne peut être heureux que dans l’ignorance de l’absurdité de sa position. C’est en somme un imbécile heureux. C’est un thème évidemment très classique : faut-il mieux être un imbécile heureux qu’un Socrate mécontent ? Comte Sponville nous présente une troisième option. Il n’est pas un imbécile heureux, il est lucide, tout au moins le pense-t-il. Cette option consiste à accepter délibérément l’illusion et la facticité.

En fait, Comte Sponville nous montre ainsi qu’entre le christianisme et le nihilisme il y a la facticité, et surtout qu’il n’y a rien d’autre. Il donne, en somme, raison à Clavel. Je suis tout à fait d’accord avec Comte Sponville, entre le christianisme et le nihilisme il y a bien la facticité. Mais je suis aussi d’accord avec Clavel, je refuse totalement cette facticité. Et si nous avons passé de l’un à l’autre, c’est sans doute que nous refusions la facticité. J’interprète, bien sûr, Clavel. À ma connaissance (mais je le connais mal), il n’a pas développé sa pensée jusque là. Nous retrouvons aussi Nietzsche. Il avait, lui aussi, accepté l’illusion et la facticité pour échapper au nihilisme, pour sauver la vie. Nous sommes donc tous d’accord. Non sur nos choix, mais sur le fait que le choix est bien là. Et ici, il n’y a pas d’argument qui justifierait nos choix respectifs. Tout ce que l’on peut dire est que la facticité n’est pas un choix digne d’un philosophe. Toutefois, on peut contester sa position par d’autres voies.

En philosophie, normalement tout se tient. Mais la philosophie de Comte Sponville est une pensée déglinguée. Il y a d’autres raisons pour nier tout sens à la notion de valeurs dans le cadre du matérialisme, même des valeurs crées par l’homme.

Si Dieu n’existe pas, l’homme peut (peut-être) prendre sa place et définir ou inventer des valeurs (en supposant que Dieu puisse inventer des valeurs, ce qui est loin d’être évident). Mais, si c’est l’homme qui invente ses valeurs, il lui faut tout de même un espace de liberté à partir duquel il serait maître de ses valeurs. Sans cet espace, il n’est pas le maître, mais le jouet des valeurs qu’il croit avoir défini. Et où donc se trouverait cet espace de liberté ? Le seul lieu possible est une âme individuelle. On peut voir sur ce point mon texte La question du sujet. Et si on ne le conteste pas, il faut expliquer quel sens cela peut-il avoir de “ créer ” des valeurs sans cet espace de liberté. Et que ces valeurs soit une invention personnelle, comme pour Nietzsche, ou une culturelle, comme pour Comte Sponville, cela ne change évidemment rien. En dehors de leur facticité, la création des valeurs est tout autant le produit d’un déterminisme.

Les matérialistes aiment à trouver des causes à toute “ croyance ” en quelque chose d’incompatible avec le matérialisme, et l’expliquent par des phénomènes psychologiques ou sociologiques. Mais, bien entendu, ils évitent de rechercher une telle explication quand ils inventent des valeurs. On devrait pourtant, de la même façon, pouvoir rendre compte de cette invention de valeurs par des phénomènes psychologiques ou sociologiques. S’ils se gardent bien de le faire, la raison en est simple, que resterait-il de leur invention ? Dans le gros livre qu’imaginait Wittgenstein, (qui serait censé décrire la réalité intégralement) il existerait un chapitre pour rendre compte de cette invention de valeurs, mais en termes de causalité ; et il dirait ainsi implicitement que ces valeurs ne valent rien. Les matérialistes font preuve de beaucoup de zèle pour tenter d’écrire un chapitre de ce gros livre, surtout quand il s’agit de parler des idées des autres en terme de causalité, mais beaucoup moins quand il s’agit de leurs propres idées. Le problème tourne peut-être, précisément, autour de la causalité et de la finalité. Un athée ne peut donner aucun contenu à la notion de finalité, ou alors une finalité qui serait elle-même causée, et qui ne serait qu’une pseudo-finalité. Mais comment peut-on parler sérieusement de création de valeur si tout à une cause, y compris donc la création des valeurs ? Ainsi, la liberté est la première condition pour pouvoir, peut-être, sauver l’Esprit. Que serait l’Esprit sans la liberté ?

Mais ce n’est pas finit, il y a encore un autre aspect. La liberté est nécessaire non seulement pour inventer des valeurs (en supposant que cela ait un sens d’en inventer), mais elle est aussi nécessaire pour les vivre. Non seulement cela n’a aucun sens d’élever au rang de valeur suprême un certain type de phénomènes physico-chimiques. Mais aussi, si tout se qui se passe dans notre psyché est le produit de nos neurones, il n’y a pas de liberté. Et quel sens peut avoir une valeur sans la liberté ? Si l’on fait de l’amour une forme du désir, on ne peut pas échapper à l’idée qu’un désir n’est pas libre, que c’est un processus. Et qu’est-ce que l’amour sans la liberté d’aimer ?  Jean Pucelle disait : « La liberté est à la source de toute valeur.[15] » À mon avis, ce n’est pas tout à fait exact. Elle n’est pas à l’origine des valeurs, mais elle est nécessaire pour que cela ait un sens de parler de valeurs.

Quand Comte Sponville importe l’amour du christianisme, il ne semble pas se rendre compte qu’il ne parle plus du tout de la même chose. Si le christianisme a fait de l’amour la valeur suprême, c’est que précisément, pour lui, il n’est nullement une forme du désir. Et qu’il est un acte libre — ou tout au moins librement consenti — ce que ne peut être un désir. Le désir est un processus, un mécanisme. Et un désir suprême, c’est peut être une suprême aliénation. C’est aussi le désir qui fait courir l’âne après la carotte. Si la carotte est suprême, l’âne n’en courra que mieux. Le désir est un phénomène dont nous ne sommes pas maîtres. Ainsi, instituer le désir comme juge de ce qui vaut, c’est accepter de vivre comme un pantin. Mais il y a encore autre chose.

Comment éviter de tomber de Charybde en Scylla

Donner sens et valeur à la vie, pour un matérialiste, c’est dans la même mesure, introduire le tragique. Le nihiliste évite le tragique : on ne perd rien à perdre ce qui ne vaut rien. Mais le matérialiste qui échappe au nihilisme tombe dans le tragique. Voilà donc un autre prix à payer pour inventer des valeurs. Mais Comte Sponville, pour éviter de tomber de Charybde en Scylla, reprend le vieux truc d’Épicure :

« avoir peur de la mort c’est avoir peur de rien, et c’est de quoi la lucidité devrait au contraire nous libérer. Epicurisme strict, ici : la mort n’est rien, ni pour les vivants (puisqu’ils sont vivants) ni pour les morts (puisqu’ils ne sont plus)[16] » 

Que vous essayez de vous dérober le jour de votre mort ; je n’y vois pas d’inconvénient. Il y en a qui croient à la résurrection, d’autres à la réincarnation, après tout chacun son truc. Et si Thanatos n’y voit que du feu, tant mieux pour vous. Mais, le jour de la mort de vos amis, est-ce que vous êtes là ?

Si l’on tient à parler d’amour, dans le cadre du matérialisme, il faut peut-être lui donner un caractère tragique. Et plus tragique encore que lui donne, normalement, le christianisme. — l’amour, en effet, conduit aux souffrances de la compassion — Ce qui est tragique, pour un athée, ce n’est pas de penser qu’il va mourir ; mais plutôt que nous allons tous mourir. Au moins si la notion d’amour a, pour lui, un sens. Les chrétiens aiment beaucoup cette parole : « L’amour est plus fort que la mort. » On peut penser que c’est une illusion, mais c’est ce qui leur permet de dire “ oui ” à la vie malgré le côté tragique qu’ils attribuent (normalement) à l’amour. Mais si l’amour n’est pas plus fort que la mort, comment pourrait-il ne pas être une sombre tragédie ?

Toutefois, l’amour n’est plus une tragédie si on appelle “ amour ” la soif du plaisir que peut procurer l’autre. On peut toujours, à la mort de l’autre, trouver un autre objet qui servira à notre plaisir. Et ainsi, il n’y aurait pas plus de sens à souffrir de la mort de l’autre qu’il n’y en a pour l’enfant qui vient de casser son jouet. La seule gêne que l’on pourrait en éprouver, c’est de se trouver contraint de devoir chercher un objet de rechange. Mais, après tout, cela pourrait être aussi une bonne occasion de varier nos plaisirs. Mais, ce n’est pas ainsi que Comte Sponville comprend la notion d’amour, et il fait bien une différence entre éros, philia et agapè[17]. Mais une telle distinction est-elle possible dans le cadre du matérialisme ? Il fait remarquer par ailleurs que :

« Qu’il s’avère par exemple que l’homme soit invinciblement égoïste, comme l’enseigne toute la tradition matérialiste d’Epicure à Hobbes (voire d’Epicure à Freud.) …[18] » 

Cette unanimité chez les penseurs matérialistes  est normal, il semble difficile de donner un contenu biologique à une notion comme le désintéressement ou la gratuité. Si l’amour est une forme du désir, il faut expliquer comment un désir pourrait n’être pas tourné vers une satisfaction personnelle, et dénier ainsi tout sens à “ agapè ”. Ainsi, si l’on fait de l’amour une forme du désir, il n’a plus rien de sublime. Et si le christianisme a fait de l’amour la valeur suprême c’est précisément que, pour lui, il n’était pas une forme du désir. L’idée que l’amour est compatible avec un égocentrisme total est cohérente avec l’idée que l’amour est une forme du désir.  Mais on ne peut pas penser que cela ait quoi que ce soit à voir avec ce que conçoit le christianisme. En effet :

« Nul n’a plus grand amour pour ses amis que celui-ci :

Donner sa vie pour ses amis [19] », disait le Christ.

A-t-on déjà vu quelqu’un donner sa vie en raison d’un désir ? L’amour dont il parle n’en est qu’une forme complètement vulgaire, si tant est que l’on puisse encore parler d’amour. On peut penser, si l’on veut, que le sublime n’existe pas. Mais, ce que l’on ne peut pas penser, c’est que l’on parle de la même chose, quand on parle d’amour, selon que l’on en fait, ou non, une forme du désir. Quand vous récupérez l’amour du christianisme, cela ne reste pas sans effet en le réinterprétant dans une autre perspective métaphysique. C’est le sublime qui disparaît. Mais si on ôte le sublime à l’amour, est-il encore digne de notre attention ? Si l’amour est une forme du désir, c’est-à-dire si c’est le plaisir que l’on escompte de quelque chose qui nous fait l’aimer, alors on n’échappe pas à la vulgarité. Et si on ne l’enlève pas, comment rendre compte du sublime dans le cadre du matérialisme ? Mais Comte Sponville se dérobe devant la critique en prenant les devants :

« ce long chapitre ne se voulait au fond qu’une justification, mais sans Dieu, et tant pis pour ceux qui jugent cela impossible ou contradictoire.[20] »

Il a trouvé là une façon de simplifier considérablement le travail du philosophe. Il peut ainsi se contredire allègrement, et tant pis pour ceux qui trouvent cela incohérent, après tout c’est leur problème. Faut-il penser que, pour lui, il n’y a pas que les goûts, ou les valeurs, qui sont une affaire personnelle, mais la logique aussi ? C’est une curieuse façon de vouloir penser le matérialisme à fond.

Que vous acceptiez la facticité qui résulte de cette invention de valeur, ainsi que le fait d’être le pantin de vos désirs, passe encore ; mais il y a un prix qu’un philosophe, en aucune manière, ne peut accepter de payer, c’est précisément l’incohérence. Ainsi, s’il y a des personnes qui y voient des incohérences, ce n’est pas leur problème, mais le vôtre. Au moins si celles-ci sont effectives. Et il me semble que vous devriez reconnaître que c’était là une parole malheureuse, et chercher à donner une cohérence à votre pensée, ou bien songer à vous reconvertir dans la poésie. Sauf à me montrer en quoi j’ai tort.

Ainsi, Comte Sponville ne sombre pas seulement dans la facticité mais aussi dans l’incohérence ; et c’est la même chose. Accepter la facticité c’est faire peu de cas de la réalité ; et admettre si facilement l’incohérence c’est faire peu de cas de la vérité. Et prendre la vérité à la légère, c’est prendre la réalité à la légère. Sa pensée est une pensée qui plait et qui convient car elle prend ses aises avec la réalité. Cela doit-il nous surprendre ? L’immense majorité d’entre nous adoptent les idées qui leur conviennent. Chacun, sur ce point, fait ce qu’il veut. Certes, nul n’est tenu de préférer les vérités qui dérangent aux illusions qui rassurent, sauf un philosophe, normalement.

Est-ce que la seule façon de sauver l’Esprit serait de renoncer à la raison ? Par exemple, en oubliant que tout phénomène psychique doit être mis en relation avec un phénomène physique. Le seul moyen d’échapper à la vulgarité et au nihilisme, pour un matérialiste, n’est-il pas de sombrer dans l’incohérence et ainsi de renoncer à la sagesse ? C’est un prix qu’un authentique philosophe ne peut accepter de payer. Comte Sponville dit :

« Pour ce cynisme généralisé que j’essaie de penser (et qui n’est peut être […] qu’un autre nom pour un matérialisme radical, qui se serait débarrassé de ses illusions naturalistes, positivistes ou historicistes).[21] » 

Faudra-t-il maintenant débarrasser aussi le matérialisme de ses illusions spiritualistes ? Je voudrais maintenant relativiser cette critique. On pourrait croire, après ce que je viens de dire, que je le trouve particulièrement absurde. Sans doute, mais il a tout de même essayé de penser là où la plupart des autres ne pensent pas. Si sa pensée est aberrante, cela l’est moins que de se contenter d’un haussement d’épaules pour récuser le nihilisme. S’il n’a pas réussi à penser le matérialisme à fond, il a mis en évidence le prix à payer pour cette pensée, même s’il a, par la même occasion, renâcler à payer ce prix. Comte Sponville cite Althusser qui dit :

« toute philosophie qui se prend au sérieux est une imposture idéologique, explique-t-il, contre quoi il s’agit “ de ne plus se raconter d’histoires ”[22] » 

Comte Sponville n’est pas prêt à se raconter des histoires, mais tout de même il y a des limites. Si c’est la vie elle-même qui est en jeu, il est disposé à vivre de rêves et d’illusions. Là encore, il est plus prêt de Nietzsche qu’il ne le pense.

Comte Sponville a tout de même réussit a contrario à démontrer quelque chose. Il démontre que quand on est matérialiste on ne peut échapper au nihilisme qu’au moyen de l’illusion. Car s’il y avait une autre voie, gageons qu’il l’aurait trouvée. Mais ce faisant, bien sûr, on n’y échappe pas. On  n’a que l’illusion d’y échapper.

Élaborer une pensée déglinguée, et évacuer ensuite les objections en disant que s’il y en a qui trouve cela contradictoire c’est leur affaire, tout en prétendant penser le matérialisme à fond il y a là un sérieux problème. Mais cela ne l’empêche pas d’afficher une confiance sans borne sur la solidité de sa position : « mon cher Jean, au siècle prochain, votre livre sera parfaitement dépassé, alors que le mien restera d’une actualité pérenne...[23] » Il me semble que vous avez encore beaucoup de travail à faire pour assurer cette pérennité. Votre philosophie n’est que du maquillage, du replâtrage, comment pouvez-vous espérez qu’elle puisse tenir si longtemps ? C’est même plus comique encore quand on sait que la position du matérialisme en science est devenu très fragile et que l’ouvrage en question est L’Esprit de l’athéisme, introduction à une spiritualité sans Dieu.

Il me semble qu’une part très importante de la réflexion de la plupart d’entre nous consiste à tenter de se dérober devant le prix à payer pour sa pensée. Les philosophes aussi, et ce n’est, après tout, que le péché mignon du philosophe ; ils en font de pires. Je pense qu’il y a un prix à payer pour chaque pensée et qu’ainsi, philosopher, ce n’est pas seulement une question d’intelligence, mais aussi de courage. Il me semble qu’une des façons très répandues aujourd’hui de se dérober devant le prix de sa pensée consiste en cette tentative d’échapper au nihilisme, dont Nietzsche fut le précurseur le plus génial. Mais s’agit-il d’un dépassement du nihilisme ou d’une échappatoire ? Rares sont ceux qui, comme Cioran, n’ont pas reculé devant ce prix et ont eu le courage d’assumer jusqu’au bout leur position.

Le bouddhisme

Clavel pensait à une époque où l’on ne prenait guère en considération que le christianisme et le matérialisme. Aujourd’hui, nous avons l’esprit plus ouvert sur d’autres formes de pensée. Proposent-elles quelque chose qui ne conduise pas au nihilisme tout en étant très différentes du christianisme ?

Quand les chrétiens sont arrivés en Orient, les bouddhistes étaient extrêmement circonspects sur le sens et la valeur que les chrétiens attribuaient à l’amour. En effet, Bouddha le rejetait parce qu’il est source de souffrance. Depuis, les bouddhistes, surtout les tibétains, se sont mis à parler d’amour, et ont même l’air de croire, qu’au moins sur ce point, ils parlent de la même chose que les chrétiens. En supposant qu’ils leur accordent le même sens, alors la question est de savoir s’ils sont réellement cohérents par rapport à la vision du monde à laquelle ils se réfèrent. Le bouddhisme partage avec le matérialisme un de ses postulats fondamentaux : il n’y aurait pas d’intention à l’origine de l’Univers. Ce qui les rend philosophiquement proches. La question des valeurs, notamment, se posera de la même façon dans une perspective bouddhiste ou matérialiste.

Les bouddhistes, particulièrement les tibétains, sont généralement tout aussi fuyants devant le non-sens et le nihilisme que peuvent l’être les matérialistes occidentaux. Pour Bouddha, la vie était un piège dont il fallait s’échapper le plus rapidement possible. Il n’y avait rien à tirer de la vie, que de la souffrance. Le seul moyen d’y échapper est de retourner à l’unité, non pas en dissolvant notre moi, nous n’en avons pas. En dissolvant notre ego qui n’est qu’un ramassis de processus, de mécanismes, d’illusions.

Le bouddhisme est-il nihiliste ou non ? Roger-Paul Droit s’est posé attentivement cette question pour conclure finalement que qu’il ne l’était pas. Il fut souvent perçu comme tel par les philosophes occidentaux du XVIIIe et du XIXe siècle. La question de savoir s’il l’est vraiment dépend de ce que l’on entend par “ nihilisme ”. Au sens où je l’entends, il n’y aurait pas de valeur qui valle qui pourrait donner sens à la vie, Bouddha était assez clairement nihiliste.

Panthéisme et valeurs.

Examinons maintenant d’autres perspectives concurrentes au christianisme, et surtout une autre ontologie : le panthéisme. Dans le cadre du panthéisme, comment serait-il possible d’attribuer la moindre signification à la notion d’amour, comme de justice d’ailleurs ? Si tout est Dieu, ce ne serait jamais que Dieu qui s’aimerait lui-même. Qu’est-ce que cela pourrait bien signifier ?

La doctrine dominante en Inde est l’advaita-vedānta. Elle stipule que tout est un : le Brahman. « Il n’y a qu’une seule substance, et cette substance c’est le Brahman. » disait Sankarâchârya. L’âme individuelle (atman) est partie intégrante du Brahman. On ne peut donner aucun sens dans cette perspective à des notions comme la liberté, l’amour ou la justice. Ce qui empêche de leur donner un sens c’est l’absence d’individualité de la conscience humaine, cette individualité étant illusoire.

Cette perspective est prise beaucoup trop à la légère par les occidentaux et par les orientaux. Par les occidentaux, parce qu’elle n’est pas qu’une théorie, une croyance, une spéculation comme les occidentaux en ont l’habitude, mais qu’elle correspond à l’expérience des maîtres spirituels. Mais les orientaux font preuve d’autant de légèreté, mais d’une autre manière : ils croient trop facilement à l’interprétation que donnent les maîtres spirituels de leurs propres expériences. Il conviendrait de prendre ces expériences très au sérieux mais de réfléchir plus profondément sur l’interprétation qu’il convient d’en donner.

Toutefois, il existe une autre perspective, minoritaire en Inde, qui se nomme dvaita-advaita et pour laquelle l’atman ne serait pas identique au Brahman. Ou plus exactement, l’âme serait identique ontologiquement, mais pas existentiellement. Cette perspective n’est pas facile à comprendre. Cela voudrait dire que bien que nous ne soyons pas distincts du Brahman, nous en posséderions toutes les qualités, tout au moins à notre échelle, notamment la volonté. Nous aurions une volonté propre qui ne serait pas réductible à celle du Brahman. Cette position aussi, bien sûr, se fonde sur l’expérience de certains maîtres spirituels.

Le but de la manifestation serait le jeu (lila) du Brahman. Dans la perspective de l’advaita-vedānta son jeu n’échappe pas au Brahman, alors qu’il lui échappe dans la perspective du dvaita-advaita puisque la volonté humaine lui échappe. Et cela permet évidemment de donner un sens à des notions comme la liberté, l’amour ou la justice.

L’amour, c’est être deux tout en étant un et être un tout en étant deux. Dans la perspective de l’advaita-vedānta, il n’y a que le un, il n’y a pas de deux. Le vedānta parle d’ailleurs de l’Un sans second. Mais dans la perspective du dvaita-advaita, il y a bien un, ontologiquement, tout en étant deux, existentiellement. Pour le christianisme, c’est l’inverse. L’amour signifie être un existentiellement, tout en étant deux ontologiquement. Pour le dvaita-advaita, l’unité ontologique est donnée, il reste à élaborer la dualité. Pour le christianisme, la dualité ontologique est donnée, il reste à élaborer l’unité.

À l’intérieur de l’hindouisme nous avons donc au moins deux perspectives à considérer, totalement différentes. Si différentes d’ailleurs qu’il est totalement stupide de le considérer comme une unique religion.

Toutefois, cela ne veut pas dire que l’on devrait être nihiliste à l’intérieur de l’advaita-vedānta. Le nihilisme perd tout sens. Il n’y a pas de valeur qui valle. L’amour, la liberté, la justice, ne signifie plus rien ; mais il n’existe pas non plus de conscience individuelle qui pourrait s’en plaindre et trouver cela regrettable puisqu’il n’y aurait que le Brahman.

L’absence d’individualité de la conscience supprime l’opposition que pose Clavel. Il y des hommes qui pensent que les valeurs sont éternelles, d’autres qui pensent qu’elles sont des inventions. Mais ils sont tous dupes en ceci qu’ils pensent qu’il y a des hommes alors qu’il n’y aurait en réalité que le Un, metteur en scène, acteur et spectateur tout à la fois.  Ce n’est donc pas une philosophie que l’on pourrait situer par rapport au nihilisme en cherchant si elle le serait, ou non. Le vedānta ne se situe pas entre le christianisme et le nihilisme, mais complètement en dehors de cette alternative.

Le dvaita-advaita, par contre, est très clairement une philosophie des valeurs comparable au christianisme. Est-ce que c’est une position possible et que l’on peut fonder une philosophie du sujet dans un cadre panthéiste, c’est une question délicate, que je ne traiterais pas ici. Toutefois, elle n’est pas entre le christianisme et le nihilisme, comme l’est le relativisme des valeurs, mais s’oppose au nihilisme au même titre que le christianisme.

Aurobindo se situait dans cette perspective. Il a tenté de synthétiser le christianisme et l’hindouisme. Il ne se situe pas entre le christianisme et nihilisme, mais très clairement du côté du christianisme, même s’il ne s’en réclamait pas.

Une philosophie des valeurs est forcément une philosophie du sujet. S’il n’y a pas de sujet il n’y a que des êtres qui subissent et qui n’agissent jamais, qui ne font que s’agiter, il n’y a pas de justice, pas plus qu’il n’y a d’amour ou de liberté et la vie n’a aucun sens. J’ai montré à quelles conditions on pouvait parler de sujet dans ce texte. Tout ce qui est matérialiste, le bouddhiste, l’hindouiste (à part le dvaita-advaita) ne peuvent être en aucune manière des philosophies du sujet, et donc en aucune manière des philosophies des valeurs.

Examinons brièvement d’autres traditions. Je connais mal l’islam, mais il me semble qu’avec la soumission comme maître-mot, il peut difficilement être considéré comme une philosophie du sujet. Ou alors c’est un sujet non seulement aliéné, mais définitivement aliéné.

Le judaïsme est très proche de l’islam par l’esprit. Ses maîtres mots sont la foi et la loi (de l’aveu même de juifs) et non l’amour (même s’il en parle). Il s’agit aussi d’un sujet aliéné, il est soumis à la loi. Le musulman et le juif obéissent à Dieu comme à un maître qui punit et qui récompense. Je situerai donc volontiers ces religions entre le christianisme et le nihilisme. Mais on peut se demander si la révolte contre Dieu ne serait pas une alternative plus digne que cette soumission à un Dieu en vue d’une récompense.

Je dois dire que j’ai une sévère réticence (c’est peu dire) contre toute espèce de soumission, surtout une soumission en vue d’une récompense. La seule soumission possible est un acte d’amour. C’est un accord de notre volonté avec celle de Dieu, ce n’est donc plus une soumission à proprement parler, et non pas un renoncement à notre volonté propre en vue de quelque avantage.

Conclusion.

J’ai donc exposé mes réserves à cette affirmation de Clavel. Si je ne la partage pas entièrement, je lui trouve une réelle profondeur. Clavel disait cela à l’intérieur de la pensée universitaire de son époque et sur ce terrain, il avait entièrement raison.

Christian Camus                  07/02/2011

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[1] Ludwig Wittgenstein Grammaire philosophique, § 141, Cité par M. Bitbol Mécanique quantique, éditions Flammarion, 1996, p. 17

[2] Comme disait de Gaulle.

[3] Ludwig Feuerbach L’essence du christianisme, Gallimard, collection Tel, cité par Revue Panoramiques Dépassées les valeurs catholiques ?

[4] André Comte Sponville Valeur et vérité (Études cyniques), éditions PUF, 1994, p. 277

[5] Valeur et vérité, opus cité, p. 15

[6] André Comte Sponville Une éducation philosophique, éditions PUF, 4ème de couverture. Il est un peu hasardeux d’attribuer à l’auteur une phrase extraite de la 4ème de couverture qui est en principe réservée à l’éditeur. Mais il me semble clair que c’est réellement sa pensée.

[7] Valeur et vérité, opus cité, p. 15

[8] Valeur et vérité, opus cité, p. 226

[9] Valeur et vérité, opus cité p. 204

[10] Jean-Pierre Changeux L'homme neuronal, éditions Fayard, 1983, p. 217-218

[11] On peut lire dans Nietzsche et la philosophie de Deleuze le passage intitulé Quantité et qualité, éditions PUF, chapitre II, § 3

[12] André Comte Sponville Valeur et vérité (Études cyniques), éditions PUF, 1994, p. 48

[13] André Comte Sponville Petit traité des grandes vertus, éditions PUF, 1995, p. 372

[14] André Comte-Sponville L’âme machine ou ce que peut le corps, dans L’âme et le corps, direction MP Haroche, Paris, éditions Plon, 1990

[15] Jean Pucelle La source des valeurs, éditions E. Vitte, 1957, p. II

[16] André Comte Sponville Amour et solitude, éditions Paroles d'aube, 1993, p. 125

[17] On peut voir à ce sujet le dernier chapitre du Petit traité des grandes vertus

[18] Valeur et vérité, opus cité, p. 152

[19] Jean 15, 13

[20] Petit traité des grandes vertus, opus cité, p. 380

[21] André Comte Sponville Valeur et vérité (Études cyniques), éditions PUF, 1994, p. 39

[22] André Comte Sponville L’amour et la solitude, éditions Paroles d’aube, 1993, p. 121

[23] Entretien entre Jean Staune et Comte Sponville paru dans le Figaro, éditions du samedi 2 juin 2007