La question fondamentale de la philosophie

Introduction

La philosophie se trouve aujourd’hui dans une grande confusion, à l’image d’ailleurs de celle qui règne dans notre monde. Mais c’est peut-être par la philosophie qu’il faudrait commencer par débrouiller cette confusion.

Nous observons l’émiettement de la philosophie. J’entends par là cette manière de traiter les problèmes philosophiques indépendamment les uns des autres, méthode digne du Café du Commerce (ou d’autres cafés). Mais quel sens cela pourrait-il avoir de considérer résolues certaines questions, quand les notions fondamentales qui les conditionnent sont laissées dans l’ombre, dans le flou et l’à peu près ? Traiter d’une question, quelle qu’elle soit, n’a de sens qu’à condition d’accepter certaines notions fondamentales, et donc de supposer résolues certaines questions. Ainsi, on ne peut traiter sérieusement un problème qu’en le rattachant à des notions plus fondamentales.

Wittgenstein disait : « Si nous commençons à croire quelque chose, ce n’est pas une proposition isolée mais un système entier de propositions »[1]. Où commence et où s’arrête cet ensemble de propositions ? Peut-on lui assigner une limite ? Par exemple, cela pourrait-il être un certain champ, comme la morale ? Si on lui assignait de telles limites ces propositions ne reposeraient sur rien. Ainsi, on ne peut assigner aucune limite et ce système de propositions, c’est en fait une philosophie toute entière. Et sur quoi repose-t-elle ? Chaque philosophie aurait-elle sa question propre sur laquelle elle estime pouvoir s’établir ? Ou existerait-il une question fondamentale commune, les différentes philosophies divergeant à partir des différentes réponses possibles ? La philosophie est une, ce qu’avait bien compris Deleuze, un cloisonnement de la philosophie réclamerait de justifier la démarcation. Nous n’avons rien vu de tel. Il n’y a pas de cloisonnement, mais une hiérarchie des questions. Nous allons essayer ici d’établir cette hiérarchie.

Ce n’est pas un sujet facile et le ne peux espérer faire mieux que de clarifier un peu le problème. Pour cela, il est intéressant de revenir sur une question que se sont posée certains philosophes, à savoir : “ Comment peut-on interpréter la diversité des philosophies ? ” Il y eut trois réponses : la philosophie fut conçue soit comme une, soit duelle ou encore multiple.[2]

La philosophie est-elle une, duelle ou multiple ?

Pour certains, comme Hegel ou Comte, la philosophie serait une. Il y aurait, par-delà la diversité des opinions, une unité de l’esprit humain. Cette idée est un pur postulat qui ne semble avoir guère de fondement dans la réalité. Son seul avantage semble être de s’accorder avec les philosophies de Hegel ou de Comte. Il n’existe peut-être pas une seule question sur laquelle les philosophes se soient jamais mis d’accord. Quant à penser que les positions divergentes sont complémentaires et représenteraient deux facettes d’une même réalité ; ce n’est guère sérieux non plus. On ne voit pas de quelle unique réalité l’opposition spiritualisme/ matérialisme représenterait deux perspectives ?

Pour Renouvier, la philosophie est duelle. Elle s’organise autour de la réponse que l’on fait à la question de la liberté et du déterminisme. Affirmer que la philosophie est duelle implique qu’il y a une question fondamentale qui n’aurait que deux réponses possibles. Et que chacune de ces réponses entraîne des conséquences logiques qui séparent radicalement ces deux philosophies.

Pour les sceptiques, la philosophie est multiple. Elle s’éparpille en autant de philosophies que de philosophes. Les sceptiques avancent souvent cet argument contre la possibilité de connaître. Alors qu’en fait, cette diversité ne signifie pas forcément qu’il est impossible de connaître ; mais seulement qu’il est facile de se tromper.

Comment classer les différentes philosophies ?

Partons de cette position et essayons d’élaborer un classement des différentes philosophies. Voyons d’abord qu’il y a deux façons d’envisager cette classification. L’une, historique, considérera les différentes philosophies existantes et tentera de les ordonner. Une autre, logique, partira des questions fondamentales de la philosophie. Elles ne se recouvrent pas pour deux raisons provenant toutes deux de la logique.

La première est l’incohérence éventuelle des philosophies particulières. La seconde réside en ceci qu’une classification logique pourra être amenée à créer des classes qui ne correspondront à aucune philosophie existante.

Ce qui m’intéresse ici est une classification logique. Je parle de la logique d’Aristote, fondée sur le principe de non-contradiction. Je ne pose donc pas la question : “ Combien y a-t-il historiquement de philosophies différentes ? ” ; mais la question : “ Combien y a-t-il logiquement de philosophies possibles ? ” La position des sceptiques correspond à l’approche de l’historien. Pour l’historien de la philosophie, toutes sont à prendre au sérieux. Le sceptique, en quelque sorte, prend toutes les philosophies également au sérieux. Et c’est bien parce qu’il les prend toutes au sérieux, qu’il ne réussit plus à en prendre aucune au sérieux. Mais le philosophe aura une double exigence pour pouvoir prendre une philosophie au sérieux : d’une part, une exigence de cohérence interne, d’autre part, une adéquation au réel. Cette double exigence, je l’appelle “ congruence ”. Ou plus exactement, si incohérence il y a, elle doit être consciente, assumée. Et celui qui l’assume doit avoir été contraint par le réel à énoncer celle-ci, et doit chercher à la surmonter. C’est seulement à ces conditions qu’une incohérence éventuelle est acceptable.

On pourrait imaginer un classement des différentes philosophies selon un arbre de choix. On prendrait au départ une question fondamentale à laquelle on envisagerait les différentes réponses possibles ; et à chacune de ces réponses on associerait les différentes réponses possibles à une deuxième question, etc. À chacune des hiérarchies possibles de questions correspond une classification différente. Nous voici maintenant devant une véritable forêt, dans laquelle le philosophe aime à se promener, même s’il n’y entend guère le chant des oiseaux. Mais elle est trop immense ; et il aimerait bien l’élaguer un peu afin d’y voir plus clair. L’idéal serait d’élaguer la forêt au point qu’il ne resterait plus qu’un seul arbre, chaque philosophie représentant un rameau. Comme c’est une classification logique qui l’intéresse, il lui sera possible d’élaguer cette forêt chaque fois qu’il pourra établir un lien logique entre certaines questions, ainsi qu’une hiérarchie logique entre les questions. Il pourra ainsi, sans scrupule, écarter les philosophies qui ne respecteraient pas ces liens logiques comme étant aberrantes.

La position des sceptiques, sur la multiplicité des philosophies, ne peut donc se soutenir qu’à la condition de supposer qu’il n’y aurait pas de liens logiques entre les différentes questions, et que la hiérarchie des questions est tout à fait arbitraire. On ne peut certes pas démontrer tous les liens logiques entre les différentes questions, mais beaucoup peuvent l’être. De même, n’importe quelle hiérarchie des questions n’est pas recevable.

Comment répondre à la question ?

Il semble bien que chaque forme de pensée définisse elle-même quelle doit être la question fondamentale de la philosophie. Et que ce n’est qu’en fonction d’une option philosophique préalable que l’on peut déterminer cette question. Mais si on veut apporter une réponse pertinente il faut se situer en quelque sorte d’un point de vue méta-philosophique ; c’est-à-dire d’un point de vue indépendant d’une philosophie particulière. Si le philosophe est seul juge de la validité d’une idée, il ne peut pas l’être sur cette question. Il ne peut pas juger les différentes philosophies à l’aune de la sienne. Peut-on définir la, ou les, questions fondamentales logiquement et indépendamment d’une philosophie préalable ? C’est ce que je vais tenter de faire.

La seule manière que nous ayons d’y répondre sans philosophie préalable c’est d’adopter un mode de raisonnement par l’absurde. C’est-à-dire de faire un inventaire des différentes réponses possibles, de tenter d’en éliminer autant que nous pourrons, en particulier celles qui partent d’une philosophie préalable, et nous verrons ce qui restera. Ce mode de raisonnement est un peu lourd, mais il a l’avantage de ne partir d’aucun présupposé.

Faire un inventaire des différentes réponses possibles paraît assez difficile. Nous le remplacerons par un inventaire des réponses qui ont été apportées historiquement à la question. Remplacer un inventaire logique par un inventaire historique n’est pas tout à fait satisfaisant, mais on fait ce qu’on peut.

On peut trouver plus d’une demi-douzaine de réponses à la question : “ Quelle est la question fondamentale de la philosophie ? ”. En voici une liste non limitative :

* Pourquoi y a-t-il de l’être et non pas plutôt rien ? (Leibniz).

* Le réel est-il connaissable ?

* L’opposition matérialisme/spiritualisme. (Engels)

* La question de la liberté et du déterminisme. (Renouvier).

* La question du devenir. (Hegel)

* La détermination de la hiérarchie des valeurs. (Nietzsche).

* La question du suicide. (Camus)

* La question de la méthode. (Descartes, Max Scheler)

Définitions.

Pour établir la hiérarchie nous aurons besoin de préciser un peu le vocabulaire. Demandons-nous d’abord ce que nous entendons par “ question fondamentale ”, et également : “ Qu’appelle-t-on philosophie ? ”. Je définirais ainsi la notion de question fondamentale : c’est une question dont les différentes réponses possibles sont à l’origine de systèmes philosophiques radicalement différents. On peut sans difficulté accepter cette définition ; mais définir ce qu’est la philosophie est beaucoup plus délicat. Une définition très classique est de dire que la philosophie possède deux parties, la morale et l’ontologie ; poursuit deux buts : le Bien et le Vrai. Cette définition ne va pas sans problèmes, que nous verrons, mais en attendant partons de cette définition.

Commençons par la question : “ Le réel est-il connaissable ? ”. Si nous répondons “ non ” à cette question il n’y a pas de philosophie possible. C’est la position des sophistes ou des sceptiques. Ainsi, cette question n’est pas une question fondamentale au sens où les différentes réponses possibles ne fondent pas différentes philosophies. Elle est cependant une question philosophique, puisque l’on se propose de dire en vérité si la vérité est, ou non, connaissable. Il faut donc introduire un autre type de questions. J’appellerai celle-ci : la question déterminante de la philosophie. La particularité des questions déterminantes est qu’elles portent sur les conditions de possibilités et qu’elles n’ont que deux réponses possibles : oui ou non.

La poursuite simultanée de deux objectifs différents, le bien et le vrai, ne va pas sans poser quelques problèmes à la philosophie. Cela pose immédiatement la question des rapports entre les deux. Il y a, en effet, deux rapports possibles du bien et du vrai. Ils peuvent être : soit conjoint, soit disjoint. Ceci est une première approche, et cette question est plus subtile et complexe, comme nous le verrons.

Tentative de classification.

Classons les différentes philosophies en fonction des rapports possibles du bien et du vrai :

Conjonction ontologie/morale

Platonisme

Ontologie   ®                                   Morale

Disjonction ontologie/morale

X

Ontologie

Morale

Positivisme – Pragmatisme

Pas d’ontologie

Morale

Déterminisme – Cynisme

Ontologie

Pas de morale

Nous voyons que : pragmatisme et positivisme d’une part, déterminisme et cynisme d’autre part, sont dans les mêmes rangées. C’est toutefois pour des raisons totalement différentes. Le pragmatisme est l’idée que l’ontologie est sans intérêt. Comme disent certains scientifiques : « La vérité, on s’en fout ; ce qui compte c’est que ça marche ». Alors que le positivisme est l’idée que la vérité est inconnaissable (tout au moins les vérités qui vont au-delà des phénomènes observables). Pour le déterminisme, la morale est impossible, car une des conditions de possibilités n’est pas satisfaite (l’existence de la liberté). Le cynisme est l’idée que la morale ne peut recevoir de fondement ; les valeurs morales étant des inventions humaines.

Nous voyons aussi que cette classification est théorique. Par exemple, la question de la liberté et du déterminisme est la question déterminante de la morale. Prétendre que nous sommes totalement déterminés règle en effet d’un coup la question du “ Quoi faire ? ”. Dans une telle perspective, se poser la question de ce qui doit être, n’a aucune espèce de sens ; puisque ce qui sera, ne sera rien d’autre que le produit de ce qui est, sans qu’aucune intervention soit possible. Mais, c’est une position théorique et cela n’a jamais empêché les déterministes de se poser cette question. On ne voit d’ailleurs pas comment ils pourraient faire autrement.

J’ai appelé “ X ” une philosophie qui développerait une ontologie et une morale, sans pour autant déduire l’une de l’autre. Les modernes, surtout depuis Hume, sont volontiers enclins à disjoindre totalement le Bien et le Vrai, et pensent que ce qui est ne dit rien de ce qui doit. Pour Louis Dumont, cette disjonction caractérise la modernité.

Pour ma part, je pense qu’il convient d’adopter une réponse plus nuancée à la question des rapports de l’ontologie et de la morale. Si les philosophies qui prétendent déduire le Bien du Vrai ne peuvent plus guère être considérées comme tenables aujourd’hui, il ne s’ensuit pas pour autant qu’ontologie et morale doivent être totalement disjoints. En ceci que, dans le cadre d’une ontologie, ou d’une autre, la question morale ne se pose pas de la même façon ; voire même ne se pose pas du tout. Si le Bien ne se déduit pas du Vrai, il ne s’ensuit pas que le Vrai n’a rien à dire à propos du Bien ; et notamment sur ses conditions de possibilité. La notion même de Bien ne peut pas recevoir un sens dans le cadre de n’importe quelle ontologie. Accorderions-nous la primauté à la morale sur l’ontologie ; qu’il nous faudrait, au moins, reconnaître le primat de l’ontologie sur la morale. Disjoindre totalement ontologie et morale signifierait que l’on pourrait associer n’importe quelle morale à n’importe quelle ontologie. Or, il me semble clair qu’il faut greffer la morale sur l’ontologie, et que toutes les greffes ne prennent pas. En supposant que l’on puisse fonder des morales dans des perspectives ontologiques différentes, il est clair au moins qu’elles ne se fonderont pas de la même façon. Cela veut évidemment dire que je ne reconnais pas les philosophies modernes, au sens de L. Dumont, comme des catégories philosophiques possibles. Ceci dit, je ne suis pas sûr qu’il existe de telles philosophies, c’est à dire qui aurait opéré une disjonction totale entre le Bien et le Vrai.

La question de Camus.

Maintenant, comment situer la question du suicide que posait Albert Camus ? Choisirons-nous de dire “ oui ” ou “ non ” à la vie ? C’est une question immense, mais qui ne relève ni de l’ontologie, ni de la morale. Elle peut avoir des implications morales. Par exemple, si l’on a, ou non, des enfants la question du suicide, du point de vue moral, ne se pose certainement pas de la même façon. De même, elle n’est pas indépendante d’une ontologie. Elle ne se pose pas de la même façon dans le cadre d’une ontologie ou d’une autre ; mais elle se pose de toute façon. Par exemple, un théiste se demandera s’il va dire “ oui ” ou “ non ” à Dieu. La question en sera simplement transformée. Et elle est, en définitive, irréductible à la morale, comme à l’ontologie. Camus posait bien cette question dans le cadre d’une philosophie de l’absurde, dérivée d’une conception matérialiste. Il ne se la serait peut-être pas posé dans un autre cadre. Mais la réponse que l’on y apporte à une composante personnelle irréductible à une ontologie. Les questions existentielles ne sont indépendantes d’une ontologie, mais elles ne sont pas réductibles à l’ontologie.

La réponse que l’on donne à cette question n’est pas à l’origine d’une philosophie, mais à l’origine d’un acte. Cet acte est l’aboutissement d’une philosophie. C’est donc l’enjeu de la philosophie.

Nous voyons donc que cette division de la philosophie entre ontologie et morale est insuffisante. La question de Camus est une question existentielle. Et il conviendrait de distinguer une troisième sorte de question philosophique. Qui serait des questions du genre : “ La vie est-elle digne d’être vécue ? ”

On pourrait penser que certaines questions ne relèvent pas non plus de cette distinction entre ontologie et morale sans pour autant pouvoir être considéré comme des questions existentielles : comme l’esthétique. Toutefois, il s’agit toujours de la connaissance du beau. C’est toujours le vrai qui est en question.

Il serait peut-être plus intéressant de dire que la philosophie se propose toujours de dire le vrai quelque soit l’objet concerné, par exemple la morale. Il s’agit toujours de dire en vérité ce qui doit être ou que la morale n’a aucun sens ou qu’elle est arbitraire. Et si elle est arbitraire, elle ne relève plus de la philosophie.

La position de Camus, comme celle de Nietzsche ou de Renouvier, présuppose que l’on privilégie les questions existentielles. Mais rien n’empêche de dire que la philosophie est une démarche qui vise à une pure connaissance sans se préoccuper forcément de ses implications existentielles. Mais cela ne change rien sur ce qu’est la question fondamentale. Tout comme la morale, les questions existentielles ne se pose pas de façon indépendante d’une ontologie. Alors que la question ontologique n’est pas dépendante de la réponse que l’on donne aux questions existentielles ni à la morale. La question ontologique est donc logiquement première par rapport à elles.

Si la question ontologique est le point de départ de toute philosophie, on peut se demander si le positivisme et le pragmatisme sont des catégories philosophiques possibles. Dans la mesure où elles prétendent fonder une morale indépendamment d’une ontologie. Mais si le pragmatisme, ou le positivisme, sont un renoncement à répondre à la question ontologique, ils n’auraient de sens, en tant que philosophie, qu’à la condition de montrer que l’on peut philosopher en laissant de côté cette question. Nous allons voir mieux encore que la question ontologique est la question fondamentale de la philosophie en examinant les autres questions.

La question de Leibniz.

Abordons maintenant la question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il de l’Être et non pas plutôt rien ? » À vrai dire, Leibniz n’en faisait pas la question fondamentale de la philosophie.

Je me souviens qu’étant enfant, je me posai, dans mes propres termes, cette question. Il m’est arrivé plusieurs fois de prendre un caillou dans mes mains, de le contempler, et d’être effaré et émerveillé que les choses existent. Je savais aussi très clairement qu’il n’y a pas de réponse possible à une telle question. D’ailleurs, il ne m’est jamais venu à l’idée de la poser à quelqu’un. Je savais que je ne pouvais espérer aucune réponse. Il devrait ne rien y avoir ; voilà ce qui serait normal, naturel, compréhensible (si je puis dire). Quand on se pose une telle question on est directement en contact avec le miracle. C’est, en effet, le seul véritable miracle. Il est absolument invraisemblable qu’il y ait de l’Être. Mais que cet Être soit Dieu, ou la matière, n’est pas plus invraisemblable l’un que l’autre.

Cela me semble si étrange qu’il y ait de l’être que, s’il existait une seule voie possible pour le nier, je pense que c’est celle là qu’il conviendrait de prendre. Descartes, après avoir douté de tout, concluait : « Je pense, donc je suis ». C’était sans doute déjà trop dire ; et il eût mieux valu dire : “ Ça pense donc il y a de l’être ”. Mais, quoi qu’il en soit, ce qu’il a bien vu, c’est qu’une telle proposition est incontournable. Il n’existe aucune voie possible qui pourrait nous permettre de douter qu’il y a de l’être. Mais cette question ne constitue nullement la question fondamentale de la philosophie. L’absence de réponse n’a jamais empêché de fonder une philosophie. Elle ne fonde, ni ne détermine, rien du tout. Ainsi, je l’appellerai la question suprême de la philosophie. Ce qui justifie de la considérer comme suprême est que nous ne pouvons imaginer de question plus radicale et plus profonde. Elle se pose dans toute ontologie.

Mais certains ne réagissent pas comme moi. Bergson pensait que cette question était dépourvue de signification. Il a fait toute une démonstration basée sur l’analyse du concept de néant. En somme, Bergson voulait dire que cette question est verbeuse, que c’est un faux problème, une fausse question, que nous aurions créé à partir de nos catégories mentales. Je pense que c’est le contraire qui est vrai, et que c’est la démonstration de Bergson qui est verbeuse. Pour ma part, je me posai cette question en dehors de toute culture philosophique ; je ne devais probablement même pas connaître le mot “ philosophie ”. Comment, dans ces conditions, aurais-je pu poser des questions verbeuses ? La démonstration de Bergson me semble suspecte, en ceci que je pense qu’il trouvait cette question dépourvue de sens avant même toute démonstration ; et que celle-ci ne vient qu’ensuite. Et que les raisons profondes pour lesquelles il la trouvait vide de sens n’ont rien à voir avec sa démonstration. Et qu’il n’en avait, sans doute, même pas conscience. À l’encontre de Bergson, je crois plutôt qu’il y a des personnes qui trouve un sens à une telle question, et d’autres non ; et qu’il est inutile de le justifier par une démonstration. Il serait beaucoup plus intéressant de se demander pourquoi certains lui trouvent, ou non, un sens.

Leibniz trouvait bien une signification à cette question ; mais il pensait pouvoir y répondre. Il y répondait de manière un peu trop facile ; par rapport à Dieu. Mais alors, il aurait dû se demander : “ Pourquoi y a-t-il un Dieu et non pas plutôt rien ? ”. Il ne se l’est malheureusement pas posé.

Beaucoup ont l’air de penser qu’il y aurait une nécessité logique, non seulement à ce que les choses soient, mais même à ce qu’elles soient ce qu’elles sont. Ils ont l’air de ne s’étonner de rien. Et ne semble absolument pas trouver complètement extravagant le fait que nous existons. Ils n’ont pas l’air du tout surpris qu’il y ait de l’Être, et apparemment trouvent cela naturel (si je puis dire). Si l’on pense cela, l’attitude normale est d’essayer de comprendre quelle est cette nécessité. Je pense que :

Parce qu’il va de soi qu’il y a de l’être, et parce qu’il va de soi qu’il devrait ne rien y avoir : il va de soi que rien ne va de soi.

La question de la liberté et du déterminisme

La réponse que l’on apporte à cette question détermine bien deux philosophies radicalement différentes. La liberté est la condition de possibilité de la morale, mais aussi de toutes les questions existentielles. Comme elle porte sur leurs conditions de possibilité c’est la question déterminante de la morale et des questions existentielles. Toutefois, on ne peut répondre à cette question indépendamment d’une conception anthropologique et ontologique. Elle n’est donc pas la question fondamentale de la philosophie.

La question du devenir

Je dois avouer que la question de Hegel m’embarrasse. Quoi qu’il en soit, elle me semble aussi totalement dépendante de la question ontologique.

La détermination de la hiérarchie des valeurs

Avant de poser la question de la hiérarchie des valeurs, il faudrait poser la question : Y a-t-il des valeurs qui valent ? Cette question est déterminante par rapport aux questions existentielles et à la morale. Avec celle de la liberté, c’est une autre question déterminante.

Et la question de la hiérarchie des valeurs est fondamentale par rapport aux questions existentielles et à la morale.

Si la question de Nietzsche est très intéressante, la considérer comme la question fondamentale de la philosophie n’a de sens qu’à l’intérieur de la philosophie de Nietzsche.

La question de la méthode

Selon la définition que j’ai donnée de la philosophie comme étant une tentative de dire le bien et le vrai, la méthode ne dit rien par rapport au bien et au vrai, mais seulement de la manière dont nous allons aborder le problème. Elle ne fonde donc rien du tout, c’est une question préalable à la philosophie.

La philosophie du langage n’est pas non plus de la philosophie mais c’est aussi un travail préalable à la philosophie. Tant que l’on ne dit rien de l’être ou du devoir être, on ne fait pas de la philosophie. Cela n’enlève rien, bien sûr, à sa nécessité.

La question préalable est la première que nous devons traiter. Les débats entre philosophes ne pourront se dérouler qu’entre ceux qui sont d’accord sur la méthode. S’ils ne le sont pas, leur débat ne devrait porter que sur la méthode.

La question ontologique

Nous avons vu que la philosophie traite de l’être et du devoir être. Tant qu’il est question de l’être, nous sommes dans l’ontologie. Quant au devoir être, il n’est pas indépendant de l’être, au moins dans ces conditions de possibilité. Dans une perspective déterministe ou panthéiste, la question du devoir être n’a aucun sens. Mais même quand elle a un sens, elle reste assez fortement conditionnée par la perspective ontologique dans laquelle on se situe. La question ontologique est donc la question fondamentale de la philosophie.

C’est donc par elle qu’il faudrait commencer. Mais remarquons que la question fondamentale est aussi la plus simple. Toute question, outre ses difficultés propres présentent toutes les difficultés des questions sous-jacentes qui la conditionnent. La question fondamentale ne présente que ses difficultés propres. La question fondamentale est aussi celle que l’on devrait traiter le plus soigneusement.

Conclusion

Quoi qu’il en soit de l’accord ou du désaccord que l’on pourra prendre par rapport à cette question, les distinctions entre questions préalable, déterminante, fondamentale et suprême et aussi enjeu de la philosophie m’ont permis d’apporter un peu d’ordre. Ce n’est qu’en opérant de telles distinctions que l’on peut voir un peu plus clair dans cette question. Pour plus de clarté, nous pouvons élaborer le schéma suivant :

 

questions préalables

question de la méthode

“ philosophie ” analytique

question déterminante

Le réel est-il connaissable ?

question fondamentale

ontologie

 

tentative de résolution (inventaire des positions ontologiques)

question déterminante

liberté/déterminisme

question du sujet

 

dans le cas de la négation du sujet

difficultés d’élaborer une philosophie cohérente

dans le cas de l’affirmation du sujet

morale

questions existentielles

(enjeu de la philosophie)

 

 

 

 

 

La question suprême (pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?) est en dehors du tableau.

Christian Camus – 15/02/2011

Ce texte est déposé. Toutefois, il est libre de droit pécuniairement. Vous pouvez le reproduire en partie ou en totalité à condition de ne pas le modifier et d’indiquer la source.

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[1]Ludwig Wittgenstein Grammaire philosophique, § 141, Cité par Michel Bitbol, Mécanique quantique, éditions Flammarion, 1996, p. 17

[2]On peut voir à ce sujet l'introduction de L'histoire de la philosophie d'Émile Bréhier, éditions PUF.