Sciences, philosophie et métaphysique

Introduction

Chacun sait qu’il y eut une époque ou science et philosophie n’était pas séparée. Ce que l’on appelle science aujourd’hui était une branche de la philosophie que l’on appelait “ philosophie de la nature ”. Bien que séparées aujourd’hui, elles continuent à entretenir des rapports étroits. La philosophie non seulement s’inspire de la science mais pense la science, c’est l’épistémologie. Et en la pensant, elle a peut-être quelque chose à dire à la science. Les scientifiques ne se préoccupent d’ailleurs guère de ce que la philosophie peut avoir à dire à la science. Il n’est pas sûr qu’ils aient raison.

Une démarche philosophique doit englober les données scientifiques. Pour ma part, il m’est difficile de prendre au sérieux un philosophe qui ignore tout, ou presque, de la science. Je veux donc tenter d’expliciter ici les rapports que science, philosophie et métaphysique peuvent entretenir. Je vais donc essayer de répondre à quelques questions du genre :

* Qu’est-ce que la science ?

* Qu’est-ce que la philosophie dit à propos de la science ?

* Qu’est-ce qui les différencie ?

* Comment définir la pseudo-science ?

* La science peut-elle éclairer certaines questions philosophiques ?

Et d’autres encore.

Difficulté de la question.

Il règne une grande confusion autour de la notion de scientificité. Bien des personnes ont travaillé, bien des livres ont été écrits, pour tenter d’élucider des questions du genre : “ Qu’est-ce que la science ? ” ; “ La psychologie, l’histoire, sont-elles des sciences ? ”. Les réponses à ce genre de questions sont difficiles. Avant de savoir si la psychologie est une science il faudrait d’abord définir ce qu’est la science. On a dit beaucoup de choses sur le caractère des théories scientifiques. Pour certains, c’est la prédictibilité des théories qui constitue le critère de scientificité. Pour d’autres, c’est la reproductibilité de l’expérience. Pour Popper, c’est la réfutabilité[1]. Pour Popper également, la critique est importante. Mais voici ce que dit Raymond Boudon :

« bien qu’on ait cherché désespérément des critères de démarcation entre science et non-science, on n’a jamais réussi à les trouver. Ce qu’il y a de commun entre tous les éléments réunis par le mot « science » n’a pas la forme d’un attribut. Les philosophes des sciences ont beaucoup insisté naguère sur cet échec : il est bien réel. Ce n’est certainement pas, on le sait bien aujourd’hui, par la notion de « falsifiabilité », de « vérifiabilité » ou par tout autre critère qu’on peut définir la science. Bref, la notion de science n’est pas définissable. Pourtant, tout le monde reconnaît qu’elle constitue une activité « spécifique ». Personne ne doute de sa réalité et de son identité.[2] »

Je ne suis pas convaincu que la question soit si difficile que cela, il se peut plutôt que nous l’abordons mal. Une des difficultés vient de l’ambiguïté que la question : “ Qu’est-ce que la science ? ” Elle peut s’entendre de bien des façons. En voici quelques-unes :

* Qu’est-ce que la science en fait ?

* Qu’est-ce qu’elle prétend être ?

* Qu’est-ce qu’elle devrait être ?

* Quel est l’objet de la science ?

* En quoi consiste sa pratique ou sa méthode ?

* Quand une théorie est-elle scientifique ?

La première question relève de l’histoire ou de la sociologie des sciences. Les trois dernières questions sont indissociables. L’objet de la science est ce à quoi la méthode scientifique peut s’appliquer ; et une théorie est scientifique quand elle satisfait aux exigences de la méthode. Quelles sont-elles ?

Je vais aborder la question d’une manière un peu particulière. Je ne vais pas m’occuper de ce que les scientifiques ou les philosophes en disent, mais je vais tenter d’expliciter ce que l’on entend généralement par le mot “ science ”. Que veut-on dire, quand on dit qu’une idée, ou une théorie, est scientifique ?

Quand nous disons qu’une théorie est scientifique nous voulons dire, au moins la plupart d’entre nous, que sa véracité est garantie par la science. Ceci soulève deux questions : “ Comment la science offre-t-elle cette garantie ? ” ; et “ Cette garantie est-elle effective ? ”. il me semble que les réponses apparaîtront assez clairement quand nous verrons ce qui différencie science et philosophie. Je vais pour cela examiner comment la science s’est constituée.

Historique de la différenciation entre science et philosophie.

Avant de comprendre ce que sont science, philosophie et métaphysique, il nous faut voir ce qu’elles ont en commun et ce qui les différencie. En commun, elles ont pour but d’élaborer des énoncés qui s’efforcent à la vérité, c’est à dire à l’adéquation entre cet énoncé et la réalité. Ce qui les différencie est la méthode par laquelle elles espèrent y parvenir.

Toute personne qui émet un énoncé, et qui prétend à la vérité de celui-ci, affirme simultanément, implicitement ou explicitement, l’universalité et l’impersonnalité de cet énoncé. Quand on dit quelque chose, on dit souvent implicitement : “ Ce que je dis, ce n’est, en quelque sorte, pas moi qui le dit. Toute personne honnête, intelligente, bien informée etc. devrait en dire autant. ” On peut même dire qu’une parole n’est digne d’examen que quand l’énonciateur prétend à cela. Il peut émettre des réserves, il n’est pas forcément absolument certain de ce qu’il avance, mais il doit au moins supposer que ce qu’il dit est vrai pour être digne d’intérêt, et pour qu’on prenne la peine de l’écouter et d’examiner ce qu’il dit. À l’inverse, une personne qui dit : “ Ce n’est que mon opinion ”, ne mérite même pas d’être entendu. Pyrrhon après avoir dit que la vérité était inconnaissable, se taisait. Le discours d’un sceptique ou d’un relativiste devrait se limiter à la justification du scepticisme ou du relativisme, puisque sur ce point au moins ils prétendent parler en vérité. Pour le reste, ils feraient bien de prendre exemple sur Pyrrhon. Que pouvons-nous faire d’un énoncé qui ne prétend pas, d’une quelconque manière, à la vérité ?

Je pense que ceux qui ont créé la science étaient des personnes que la diversité des opinions philosophiques embarrassait, parce qu’elle ruinait cette prétention à l’impersonnalité et donc à la vérité. Ils ont ainsi cherché des méthodes, et des moyens, pour tenter d’évaluer la validité de ces opinions, offrir une garantie de véracité, et s’efforcer d’atteindre à cette impersonnalité qui est le corrélât de toute idée prétendant à la vérité. Il me semble que la science s’est constituée d’une manière analogue à la philosophie. La philosophie s’est édifiée (au moins pour une part) à partir du constat de la diversité des opinions et de leur prétention simultanée à l’universalité. Pour dépasser l’opinion, les philosophes ont essayé d’aborder les questions avec plus de rigueur. La philosophie, malgré cette exigence de rigueur, a manifestement échoué à dépasser l’opinion. C’est devant ce constat d’échec, que ceux qui sont devenus les scientifiques, ont élaboré une autre méthode. Comment ont-ils procédé ?

La collectivisation de l’idée.

C’est par la mise en commun, la collectivisation de l’idée, que les scientifiques espèrent atteindre à cette universalité. La science n’accepte que les idées qu’il est possible de mettre à plat. La philosophie est essentiellement une démarche individuelle et la science une démarche collective. Les scientifiques choisissent d’avancer pas à pas, méthodiquement et tous ensembles. Le philosophe, bien sûr, ne pense pas tout seul ; il se nourrit des pensées des autres. Mais, après les avoir assimilées, chaque philosophe construit sa philosophie (même si cette philosophie n’est pas forcément un système). C’est précisément ce caractère personnel qui gêne le scientifique puisque, pour lui, elle ruine cette prétention à l’universalité. Le scientifique participe à la construction de la science, il ne construit pas sa science. Cette collectivisation de la pensée autorise la division du travail, qui n’est pas possible en philosophie. Elle a permis une plus grande profondeur d’investigation. J’ai cité R. Boudon à propos de la difficulté à définir la notion de science. Dans le même ouvrage, il dit : « Il n’y a pas de science privée.[3] ». Mais n’est-ce pas là, justement, au moins le point de départ de la définition qu’il cherchait ?

Si la philosophie est une recherche de la sagesse, le sage dans sa grotte n’est pas philosophe. Il ne l’est que quand il sort de sa grotte et qu’il s’adresse aux autres. Et encore, s’il ne fait que témoigner des expériences qu’il a vécues dans sa grotte, ce n’est pas de la philosophie. La philosophie est une élaboration rationnelle, ce qui ne veut pas dire un discours rationaliste. Il peut s’appuyer, dans une démarche rationnelle, sur autre chose que l’expérience sensible, par exemple les expériences qu’il a faites dans sa grotte. Mais si ce sage se contente de témoigner, c’est un mystique, pas un philosophe. Et ce qui fait que son discours n’est pas satisfaisant c’est que tous ceux qui ont entrepris une telle démarche ne s’accordent pas entre eux. Ce qui rend indispensable une élaboration rationnelle de son expérience. Le philosophe cherche seul et enseigne aux autres le fruit de sa recherche et il est libre de sa démarche (rationaliste ou non). La philosophie est une démarche privée qui s’efforce à l’universalité, dans un effort toujours renouvelé. C’est d’ailleurs parce qu’il s’efforce à l’universalité et qu’il cherche à dépasser l’opinion qu’il peut s’adresser aux autres. Le scientifique cherche avec les autres et le fait de devoir chercher avec les autres conduit à certaines restrictions dans sa démarche.

Pour pouvoir collectiviser leur pensée, les scientifiques exigent que la démarche effectuée soit reproductible. Pour cela, ils ne peuvent s’appuyer que sur ce qui est commun à tous les hommes ; c’est à dire l’expérience sensible et la raison. Nous voyons ici que ce n’est pas uniquement l’expérience qui doit être reproductible, comme on le dit souvent, mais l’ensemble de la démarche. Ainsi, la science n’est pas rationnelle par principe, celui-ci n’est pas non plus la reproductibilité de la démarche. Ce ne sont que des conséquences de son principe qui est la collectivisation de la pensée. Cela veut dire aussi que s’il existait un autre mode de connaissance commun aux hommes, il ferait légitimement partie de la démarche scientifique.

On peut abolir toutes les différences que l’on voudra entre science et philosophie, la science restera une démarche collective, et la philosophie une démarche individuelle. Mais il faut remarquer que si la philosophie est une démarche individuelle, le philosophe cherche à ce qu’elle soit collective. Il veut toujours faire de la philosophie une science. C’est une ambition toujours renouvelée et peut-être toujours déçue. On peut voir aussi que le jour où la science ne pourra plus rester une démarche collective, elle trouvera là ses limites. Cela viendra peut-être, on peut s’apercevoir qu’en physique les théories deviennent de plus en plus difficiles et que de moins en moins de physiciens peuvent en juger. Au siècle dernier, un physicien pouvait faire le tour de la physique en quelques années. Mais on peut imaginer qu’un jour viendra, peut-être, où un physicien élaborera une théorie que plus personne ne pourra suivre.

Objet de la science.

Les exigences propres à la science la conduisent donc à réduire son objet, et ses questions, à celles pour lesquelles la méthode est applicable. Ainsi, tout ce qui est susceptible d’une démarche scientifique est l’objet de la science. Et, pour ce qui ne peut relever d’une telle démarche, la science n’a rien à en dire. Elle est ainsi contrainte de se contenter très souvent de vérités dérisoires. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les titres de n’importe quelle revue scientifique.

Il n’y a d’ailleurs pas que les exigences propres à sa méthode qui concourent à ce que les scientifiques ne s’intéressent guère qu’aux vérités dérisoires. Malheureusement, la plupart des scientifiques semblent beaucoup plus préoccupés de résultats pratiques que de tenter d’utiliser la méthode scientifique pour essayer de répondre à des questions intéressantes philosophiquement. La frivolité de l’humanité en est sans doute la cause, mais c’est une autre histoire.

La garantie qu’offre la science de la validité de ses théories est certes très appréciable. Mais, ce qui gêne le philosophe est que la science n’accorde cette garantie qu’à très peu de théories intéressantes. Cette garantie n’est en effet obtenue (si tant est qu’elle le soit) qu’au prix d’une réduction drastique de son champ d’investigation. Et les questions que ne peut traiter la science ne cessent pas de se poser pour autant. Elles cessent si peu de se poser que les scientifiques, aussi attachés soient-ils à la méthode, se les posent et y répondent comme ils peuvent.

Définition de “ pseudo-science ”

Mario Bunge a tenté d’élaborer des critères qui permettraient, selon lui, de reconnaître une pseudo-science. Voici ce qu’il dit :

« a) Sa théorie de la connaissance est subjective et contient des aspects qui ne sont accessibles qu’aux initiés.

b) Son contexte formel est modeste, impliquant peu la mathématique ou la logique.

c) Ses notions fondamentales contiennent des hypothèses invérifiables ou même fausses, en conflit avec un corps de doctrine plus important.

d) Ses méthodes ne sont pas contrôlables par des méthodes différentes ni justifiables à la lumière d’une théorie confirmée.

e) Elle n’emprunte rien aux domaines voisins, son domaine n’empiète sur aucun autre domaine.

f) Elle n’a pas de contexte spécifique emprunté à des théories confirmées.

g) Elle a un corps de doctrine invariable, alors qu’une enquête scientifique fourmille de nouveautés.

h) Elle a une conception du monde qui admet les entités immatérielles évasives, comme les esprits désincarnés, alors que la science n’admet que les objets concrets et changeants.[4] »

Que penser des critères élaborés par Bunge ? S’il suffit qu’un seul de ces critères soit vérifié pour qu’une science puisse être baptisée de pseudo-science, alors il se pourrait qu’il faille opérer des restrictions dans le domaine de la science. À l’inverse, s’il faut que tous ces critères soient vérifiés, alors plus grand chose ne peut être qualifié de pseudo-science. Cette liste de critères est peut-être intéressante, encore aurait-il fallu qu’il nous dise comment les appliquer.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si les intentions de Bunge ne sont pas simplement de vouloir éliminer certaines disciplines, comme la parapsychologie, sans avoir à en reproduire et vérifier la démarche. L’intention apparaît très clairement dans le critère h où, en somme, il ne dit rien d’autre que : “ Toute démarche non-compatible avec le matérialisme n’est pas scientifique ”. Pour qu’un tel critère soit acceptable, il faudrait que le matérialisme soit prouvé scientifiquement ; il est clair qu’il n’en est rien. Je montre dans ce texte que si la science est matérialiste (ou tout au moins nombre de scientifiques), ce n’est pas en raison d’une attitude scientifique, mais par une attitude pseudo-scientifique.

Ainsi, les critères élaborés par Bunge deviennent inopérants tout en étant inutilement compliqués. Son intention de démarquer science et pseudo-science en fonction de présupposés philosophiques est non seulement inadmissible mais, en plus, complique énormément la question. Je pense qu’elle est beaucoup plus simple qu’il ne l’a vu ; et qu’il est possible d’élaborer des critères permettant de distinguer science et pseudo-science sans parti-pris idéologique ou philosophique.

Tout d’abord, il nous faut voir qu’il y a une grossière erreur à prétendre distinguer certaines disciplines comme étant scientifiques et d’autres non. C’est seulement la démarche d’un individu qui peut être qualifiée de scientifique, de pseudo-scientifique, ou qui n’a rien à voir avec la science. Il y a peut-être des disciplines où une majorité de personnes a une démarche d’un type ou d’un autre. Mais il ne convient absolument pas de faire porter la responsabilité sur une personne, de la démarche d’autres personnes. On ne peut pas qualifier la biologie de pseudo-science sous prétexte que Lyssenko avait une démarche pseudo-scientifique. Et s’il se trouvait que 90 % des biologistes se comportassent comme Lyssenko, cela ne ferait pas pour autant de la biologie une pseudo-science. Sinon cela mettrait tout le monde dans le même sac et l’imputation s’appliquerait aux autres 10 % qui ne la mériteraient pas. Ainsi, je pense qu’il serait intéressant d’abandonner l’idée de pseudo-science et de parler uniquement de démarche pseudo-scientifique. Les critères pour reconnaître une démarche comme telle sont simples :

1) Il faut que la personne revendique sa démarche comme étant scientifique. Soit explicitement ; soit implicitement en imitant la démarche scientifique.

2) Que, dans le même temps, elle ne satisfasse pas aux exigences de la science. C’est à dire qu’elle se dérobe, d’une manière ou d’une autre, à la critique de la communauté scientifique.

Pseudo est synonyme de faux, de mensonger. Ainsi, on peut qualifier de pseudo-science ce qui prétend faussement à la scientificité. Ce qui se veut être une science sans satisfaire pour autant à ses exigences. Mais il n’y a absolument aucun sens à qualifier de pseudo-scientifiques des démarches qui ne prétendent pas à la scientificité. Autant qualifier la philosophie de pseudo-science ; à quoi cela rimerait-il ? Cela ne peut devenir légitime que pour un philosophe qui, comme Marx (si tant est que Marx était philosophe), revendique la scientificité. Le second critère, également, est évident ; celui qui prétend à la scientificité doit en payer le prix.

Ce n’est pas seulement une démarche positive qui peut-être qualifiée de pseudo-scientifique, mais aussi une démarche négative. C’est à dire que : ce n’est pas seulement en ce qu’elle affirme, mais aussi en ce qu’elle nie. Prenons un exemple : si un parapsychologue prend la peine d’effectuer une démarche scientifique. C’est-à-dire qu’il lui donne une forme telle qu’elle puisse être soumise à la critique, et qu’il réclame cet examen et cette critique. Non seulement, il n’y a aucune raison de lui refuser le caractère de scientificité, mais le pseudo-scientifique serait celui qui, au nom de la science, rejetterait cette démarche sans pour autant prendre la peine de la reproduire et de la critiquer valablement. Il est clair que si l’on veut condamner une démarche, ou une idée, au nom de la science, il faut aussi avoir payé le prix de cette condamnation. C’est à dire avoir reproduit cette démarche et montré où elle est en défaut. Et, n’en déplaise à Bunge, il importe peu qu’elle fasse, ou non, référence à des entités désincarnées. Ainsi, prétendre condamner, comme il le fait, au nom de la science, une catégorie d’observations sans chercher à les reproduire, mais uniquement en fonction de critères totalement spéculatifs, voilà bien une attitude typiquement pseudo-scientifique. Il réclame ainsi de la science qu’elle rejette toute idée non conforme au matérialisme ; et donc que la science devrait admettre des idées qu’elle n’aurait pas obtenues au terme d’une démarche scientifique. Ainsi la science ne serait plus une méthode (ou des idées résultant de l’application de la méthode). J’examine ici la question du matérialisme méthodologique.

La science et le cartésianisme.

Le programme de la science, tel que le comprenaient la plupart des scientifiques, fut de tenter de subsumer la psychologie sous la physiologie, la physiologie sous la biologie, la biologie sous la chimie, et la chimie sous la physique. C’est à dire, que nous pourrions écrire, au moins en principe, un gros livre qui décrirait le comportement humain en termes d’événements au niveau atomique. On ne croit plus guère à la possibilité d’une telle subsomption. La raison essentielle, pour laquelle on a perdu cet espoir, est que nous nous heurtons à des problèmes d’hyper-complexité et que ceux-ci semblent insurmontables. Pour ce projet de subsomption la science utilise la méthode cartésienne, rappelons son principe. Quand un problème est trop complexe pour qu’il soit possible de le traiter, on peut alors le résoudre au moyen des trois opérations suivantes :

1) La décomposition en élément simple.

2) L’analyse de chacun des éléments.

3) La synthèse de tous les éléments résolus par l’analyse.

Cette présentation n’est pas tout à fait exacte. Elle respecte l’esprit, pas la lettre, par commodité. Ce sont les principes essentiels.

Il suffit qu’une seule de ces trois étapes soit impraticable pour que la méthode trouve ses limites. Son domaine d’application est donc limité aux cas où ces trois conditions peuvent être satisfaites simultanément. Le plus connu des obstacles est celui de l’hyper-complexité. Il se situe à la troisième étape, où nous pouvons nous trouver devant un nombre trop important de parties, pour qu’il soit possible d’opérer une synthèse. Mais les problèmes d’hyper-complexité sont-ils réellement rédhibitoires ? Pour répondre à cette question, remarquons d’abord que les théories scientifiques peuvent avoir trois aspects : prédictif, descriptif ou explicatif. Une théorie scientifique peut éventuellement n’assurer qu’une seule de ces trois fonctions. La théorie quantique ne nous offre, par exemple, qu’une prédictibilité statistique de certains phénomènes. Mais, ce qui nous intéresse, en tant que philosophes, c’est l’aspect explicatif des théories scientifiques. De même, le scientisme est concerné par le caractère explicatif, puisqu’il se propose de répondre aux questions philosophiques. Or, les problèmes d’hyper-complexité ne se posent pas du tout de la même manière selon que l’on considère le caractère prédictif ou explicatif.

On voit mal, par exemple, comment il pourrait être possible un jour de prévoir le moment du déclenchement d’une avalanche. Cela signifie-t-il pour autant que nous ne comprenions rien à ce déclenchement ? Si nous ne recherchons que la compréhension d’un phénomène, le problème ne se posera certainement pas de la même façon que si nous avons en vue sa prédiction. La prédictibilité d’un système nécessite une connaissance non seulement en compréhension, mais aussi en extension. C’est à dire qu’il n’est pas suffisant de le comprendre, mais il faut aussi le connaître. Pour qu’une prédictibilité soit possible, il faut qu’une connaissance suffisante en extension soit possible. Et pour cela réunir certaines conditions :

* Que le système ne soit pas trop complexe.

* Qu’il soit possible de le considérer comme isolé.

* Qu’une connaissance trop fine ne soit pas nécessaire[5].

* Qu’il soit possible de faire abstraction de l’indéterminisme quantique.

Tous ces obstacles sont largement rédhibitoires dans nombre de cas. Mais, s’il ne s’agit que de comprendre un système, et non plus de prévoir son comportement, le seul obstacle est celui d’une trop grande complexité. Et il est moindre, en ceci qu’il n’est pas forcément nécessaire d’en avoir une connaissance aussi détaillée. De plus, si nous avons des difficultés à gérer certains problèmes, nous n’avons pas non plus atteint les limites de nos possibilités de gestion des problèmes d’hyper-complexité. Rien ne nous dit que, demain, nous ne trouverons pas un moyen de les gérer (surtout s’il s’agit de la compréhension et non de prédictibilité). On pense tout de suite bien sûr au progrès possible de l’informatique.

L’imprédictibilité d’un système constitue, cependant, un obstacle à la validation des théories. Une théorie expliquant le fonctionnement d’un système physique peut recevoir souvent une validation en prévoyant son comportement dans diverses situations. Mais, il existe aussi des moyens de contourner cette difficulté. Par exemple, le darwinisme peut, éventuellement, recevoir une validation même s’il n’offre aucune prédictibilité. Et ceci, bien que le darwinisme concerne ce que nous connaissons de plus complexe. Je ne dis pas qu’il l’a reçu, je dis seulement qu’une telle validation est éventuellement possible. Ainsi, l’obstacle qu’offre l’imprédictibilité d’un système à la validation d’une théorie est certes gênant, mais pas forcément rédhibitoire.

Il y a deux autres obstacles à l’application de la méthode cartésienne, beaucoup moins reconnus, qui sont liés à la première étape : la décomposition. Tout d’abord, quand nous effectuons cette division, nous faisons du même coup abstraction des liens entre les parties. Pour faire une telle opération, il faudrait, en quelque sorte, que le problème soit déjà prédécoupé[6].

Le troisième obstacle, qui m’intéresse plus particulièrement, est lié aussi à cette décomposition. Il provient du fait que certains problèmes ne sont pas décomposables. Par exemple, les problèmes d’interprétation de la théorie quantique ne peuvent pas être découpés en morceau, que l’on distribuerait à une armée de physiciens, et qu’il ne resterait plus qu’à recoller ces morceaux. Ceci parce que l’objet de la théorie quantique est simple, non composé d’éléments.

Ainsi, la méthode cartésienne est tout à fait applicable aux systèmes, aux structures, aux propriétés des corps, à celles qui sont dues à l’arrangement entre elles des parties d’un corps ; mais non à ce qui est simple. Il n’y a aucun obstacle de principe qui nous empêche de comprendre les propriétés de ce qui est composé ; les limites sont seulement dans l’application de la méthode. Alors que, pour le simple, nous n’avons aucune méthode. Les propriétés du simple sont, par principe, inintelligibles (au moins par l’analyse), nous ne pouvons que les constater. Alors que, nous pouvons non seulement constater, mais aussi comprendre, les propriétés du composé.

Ainsi on peut, au moins en droit, subsumer la psychologie sous la physique, à une condition toutefois, c’est que celle-ci soit les propriétés d’un corps. C’est à dire que nous n’ayons pas d’âme. Mais il n’y a rien sous quoi nous pourrions subsumer la physique, nous ne pouvons pas rendre compte des propriétés élémentaires. Nous n’avons aucune méthode pour répondre à la question : “ Pourquoi les lois de l’Univers sont-elles ce qu’elles sont ? ” Si la physique est le sommet de cette subsomption (ou la base des sciences, comme vous voudrez), elle-même n’a pas de fondement. Il n’y a rien sous quoi elle puisse être subsumée. Elle a, dans la science, un statut particulier, en ceci qu’elle s’occupe des propriétés du simple, alors que le reste de la science s’occupe des propriétés des corps. Ainsi, elle a une valeur prédictive, ou descriptive, mais non pas explicative.

Un des points par lequel la philosophie se distingue de la science, n’est-il pas que l’objet de la philosophie est simple ? Pas plus que les problèmes d’interprétation de la théorie quantique, les problèmes philosophiques ne peuvent être découpés en morceaux que se partagerait une équipe de philosophes. Et, tant qu’il est question des propriétés des corps, c’est l’objet de la science, non de la philosophie. Á mon sens, la méthode cartésienne ne caractérise pas la science, comme nous l’avons vu. Mais cette exigence de collectivisation de la pensée, qui caractérise la science, s’accommode très bien de la méthode cartésienne.

En fait, le philosophe n’est absolument pas intéressé par comprendre les propriétés des corps. C’est l’affaire de la science. Comment ça marche dans le détail n’a vraiment pas d’intérêt pour lui car cela n’a aucune implication philosophique. Ce qui est intéressant c’est de savoir si une propriété est le résultat d’une structure, d’un corps, ou de quelque chose qui serait simple.

Est-ce réellement si simple ?

Comme les enfants qui se plaisent à démolir leurs châteaux de sable à peine l’avoir construit, le philosophe se doit d’essayer de jeter par terre ce qu’il vient de bâtir. C’est non seulement plus honnête, mais c’est aussi plus prudent. S’il ne le fait pas quelqu’un d’autre va bientôt s’en charger. Ce qui est toujours assez désagréable. Ainsi, les enfants, même quand ils sont disposés à démolir leurs châteaux de sable, n’aiment pas du tout que ce soit un autre qui s’en charge. Il me faut demander maintenant : “ Est-ce vraiment si simple ? ”. Par exemple : “ La science peut-elle comprendre Mozart ? ”. Pourquoi le troisième mouvement du quatuor La chasse est-il aussi bouleversant ?[7]

Je pense que nous ne pourrons jamais comprendre par l’analyse rationnelle le mystère de la musique, et qu’il ne s’agit nullement d’un problème d’hyper-complexité. Je dirais plutôt que, bien qu’étant une structure, la musique est simple. Et je ne sais pas comment sortir de ce paradoxe. Et je maintiendrais, malgré tout, que les propriétés du composé sont intelligibles et les propriétés du simple inintelligibles. Ce qui me fait penser que la musique est simple, c’est qu’elle est immédiatement intelligible, par une expérience directe. Et qu’analyser une partition ne sert pas à grand chose pour la compréhension de la musique.

Sauf à penser qu’il n’y aurait rien à comprendre dans la musique. Et qu’elle n’est qu’une auberge espagnole, où ne trouvons que ce que nous y projetons. Mais cela, c’est bon pour les sourds. Par exemple, Mozart est immense dans un petit nombre de composition : le Requiem, La Flûte enchantée, la série des quatuors dédiés à Haydn etc. Les mozartiens s’accordent sur la question de savoir où Mozart est réellement grand. Cet accord ne peut être mis sur le compte de la culture. Ce qui pose un réel problème à ceux qui affirment la relativité du jugement de beauté, mais passons.

La garantie qu’offre la science est-elle effective ?

Nous pouvons maintenant examiner la question de la garantie de cette véracité. Avant de l’aborder il faut lever une ambiguïté. On peut, en effet, entendre deux choses par théorie scientifique :

1) Que cette théorie présente un caractère tel qu’elle soit susceptible d’être examinée par les scientifiques.

2) Qu’elle a reçu la caution de la communauté scientifique.

Nous avons vu que c’est la reproductibilité de la démarche, par laquelle a été obtenue une théorie, qui la rend susceptible d’être examinée par la communauté scientifique. Mais, cette reproductibilité ne signifie évidemment pas pour autant qu’elle a obtenu cette caution. Elle n’est à ce stade qu’une hypothèse. Quand peut-on considérer qu’une théorie a obtenu l’aval de la communauté scientifique ? La réponse est simple : quand la démarche a été reproduite par tous les scientifiques ayant choisi de le faire et qu’ils n’ont rien trouvé à y redire. La garantie offerte, c’est qu’une idée, ou une théorie, est libre de présupposés philosophiques ; tout au moins, libre de présupposés philosophiques propres à une partie des scientifiques. Mais elle ne garantit pas contre les présupposés philosophiques qui seraient commun à tous les scientifiques, ou inconscients. La science règle donc le problème de la subjectivité, mais pas celui de l’intersubjectivité.

Une autre garantie offerte par la science est qu’aucune erreur de logique, ou d’observation, ne s’est glissée dans la démarche. Cette garantie n’est cependant pas totale. On connaît des cas où l’on a mis longtemps à découvrir certaines erreurs. Si elle n’est pas totale, elle est néanmoins effective. Mais ce n’est pas ce type de garantie qui m’intéresse ici ; revenons à celle qu’elle offre vis-à-vis des présupposés philosophiques et prenons un exemple pour montrer qu’elle n’est pas, non plus, totale.

La loi de conservation de la masse satisfaisait, au XIXe siècle, à tous les critères de scientificité. Cela ne l’a pas empêché d’être récusée au XXe. Cette “ loi ” reposait sur au moins deux présupposés philosophiques. Tout d’abord, que l’Univers obéirait à des lois. Ensuite, que ces lois pourraient être découvertes par la méthode inductive. Dans certains cas, on peut penser que l’absence de présupposés inconscients, ou connus, peut correspondre à une absence réelle de présupposé. On voit mal, par exemple, les présupposés philosophiques inconscients qui pourraient être sous-jacents à l’élaboration de la formule chimique de l’eau[8]. Il n’en va pas toujours de même. Par exemple, un présupposé philosophique couramment accepté est la validité de l’induction. Et il est intéressant de remarquer ici qu’avec l’abandon de la loi de la conservation de la masse, ce n’est pas seulement elle qui a été mise en défaut, mais aussi la méthode inductive. Comment peut-on passer d’une série limitée d’observations à une généralité ? Mais, cela ne signifie pas pour autant que les idées scientifiques seraient à mettre sur le même plan que les idées philosophiques. La méthode scientifique réussit à nous abstraire de certains présupposés ; mais ne peut tous les écarter. Il faut remarquer aussi que les présupposés philosophiques sous-jacents peuvent varier selon les théories en présence.

Il est intéressant de comparer le fonctionnement de la science à la démocratie. D’ailleurs, cela a déjà été fait. Voyons en quoi elles se différencieraient. Comment fonctionnerait cette démocratie ? Une théorie aurait-elle reçu cette caution quand elle serait approuvée à la majorité, ou à l’unanimité ? Si c’est à l’unanimité, il suffirait que n’importe qui, muni d’un diplôme, refuse une théorie pour que nous devions cesser de la considérer comme scientifique. Dans une démocratie, c’est l’opinion qui compte et on ne demande pas, à ceux qui votent, les raisons pour lesquelles ils ont crû bon d’avoir cette opinion. À l’inverse, ce qui compte dans la démarche scientifique, ce n’est pas l’opinion mais le processus par lequel on est arrivé à cette opinion, c’est l’argument qui est important. Un scientifique peut avoir une opinion sur une question, elle ne compte pour rien. Seul est intéressant ce qui peut être mis à plat. Ainsi, il vaut mieux comparer la science à un tribunal qu’à une démocratie. En effet, dans un tribunal, le juge, ou les jurés, demandent au témoin ce qu’il a vu et à l’avocat ses arguments, et ils n’ont que faire de leurs opinions. Ainsi, il n’est pas nécessaire que tous les scientifiques soient d’accord, pour qu’une théorie puisse être qualifiée de scientifique. Il suffit de faire le bilan des arguments recevables. Et, s’il existe un seul argument recevable, à l’encontre d’une théorie, on ne pourra pas considérer qu’elle a reçu cette garantie de scientificité.

Si j’ai éclairé le problème, je ne l’ai pas pour autant résolu. Puisque toute la difficulté se trouve reportée dans la question : “ Quand un argument peut-il être considéré comme recevable ? ”. C’est une question très compliquée, et ceci n’est pas un traité d’épistémologie, je ne tenterais donc pas d’y répondre. Mais il m’a paru intéressant de poser la question sous cette forme. Et surtout, je ne crois guère qu’il serait possible d’élaborer des critères à partir desquelles nous pourrions établir à tout coup la non-recevabilité d’un argument. Ou tout au moins, on pourrait sans doute établir des critères d’irrecevabilité, mais sans doute pas des critères de recevabilité. Ainsi, c’est plutôt à chaque fois que celle-ci doit être évaluée et argumentée. On peut toutefois dire qu’un argument doit n’être fondé que sur l’expérience sensible et la raison.

Si aucun argument recevable n’a été émis à l’encontre d’une théorie, il est inutile de se demander si elle correspond à des phénomènes répétables ou si elle est, ou non, falsifiable. Ainsi ce critère est englobant, on ne pourrait pas soutenir qu’il n’est pas suffisant. En revanche, on pourrait peut-être le trouver trop restrictif. Si aucun argument recevable ne peut être émis contre une théorie, il importe peu de savoir la méthode par laquelle elle a été obtenue. Ainsi, je pense que la méthode est secondaire. Quand Kekulé a révélé la structure du benzène il s’est bien gardé de dire comment il l’avait découvert : par un rêve. Cela n’avait aucune importance. La seule chose qui comptait était les arguments.

Épistémologie

Kant a tenté de répondre à la question : “ Que-puis-je connaître ? ”. Une telle question est fondamentale pour la philosophie. Kant pensait qu’une théorie de la connaissance était nécessaire pour valider une connaissance. Mais si une telle théorie est réellement nécessaire, alors celle-ci n’est pas auto-validante, puisque pour la valider, elle suppose qu’elle aurait besoin d’une théorie de la connaissance. L’épistémologie est donc première par rapport à toute théorie de la connaissance, qui ne peut régler la question épistémologique.

Mais nous sentons tout de suite le problème : qu’est-ce qui va résoudre la question épistémologique ? Sur quoi l’épistémologie va-t-elle pouvoir se fonder ? Et nous sentons aussi tout de suite aussi la réponse : sur rien. Tout au moins rien de rationnel. La morale non plus n’a pas de fondement rationnel, mais en a-t-elle besoin ? La morale se fonde peut-être bien mieux sur la conscience morale que sur la raison. Et si nous ne pouvons résoudre rationnellement la question épistémologique, nous allons peut être pouvoir y répondre.

Je pense qu’il faut aborder la question que posait Kant par le biais de l’épistémologie. La science est sans doute le lieu qui peut le mieux prétendre à une connaissance réelle. À cause précisément de son exigence de collectivisation de la pensée. Il n’existe pas de lieu qui présente une exigence plus haute. Mais certains contestent que même la science puisse parvenir à une connaissance. Il faut examiner soigneusement cette question.

L’épistémologie est considérée habituellement comme la branche de la philosophie qui s’occupe des sciences. Je ne pense du tout qu’il soit pertinent d’en faire une partie de la philosophie. La philosophie n’a pas de partie (ni d’ailleurs de parti, si elle authentiquement philosophique). Elle est un tout indissociable. Ce que Deleuze avait bien compris. Et c’est un tout ordonné, un tout logiquement construit (tout au moins aussi logiquement que possible). Mais cet ensemble logique ne fonctionne pas comme, par exemple, la géométrie euclidienne. On peut choisir n’importe quel théorème de la géométrie euclidienne et le prendre comme postulat. À partir de lui on peut reconstruire la géométrie euclidienne et démontrer ce qui lui sert habituellement de postulat.

La philosophie ne fonctionne pas ainsi. Elle a une base. C’est une structure logique qui possède un amont et un aval. On peut, bien sûr, aller d’amont en aval comme d’aval en amont, mais ce n’est pas le même mouvement. Aller d’aval en amont signifie s’interroger sur les conditions de possibilités ; c’est une induction. Mais quand on va de l’amont à l’aval cela s’appelle tirer les implications ; c’est une déduction.

Une structure logique comme celle de la géométrie euclidienne peut aussi être inductive ou déductive. Mais c’est seulement en fonction du point de départ, qui est conventionnel. Alors que la base de la philosophie n’est pas conventionnelle. Cette base, il vaudrait mieux dire la “ condition de possibilité ”, il semble difficile de la voir ailleurs que dans la réponse à la question : “ Que puis-je connaître ? ” Cette réponse pouvant avoir peut-être un passage obligé préalable, tel qu’une interrogation sur le langage.

Présupposé implicite de l’épistémologie

Tous les débats autour de l’épistémologie fonctionne avec un présupposé implicite que l’on ne voit pratiquement jamais mis en question. L’idée selon laquelle on peut accorder le même statut épistémologique à toutes les théories qui satisfont à l’exigence de scientificité. Pourtant si l’on s’interroge sur ce présupposé, il apparaît vite, pour le moins, qu’il semble très douteux.

Il est clair qu’il peut y avoir plusieurs raisons pour lesquelles les scientifiques se sont mis d’accord sur une théorie, au moins deux. L’une c’est qu’elle fonctionne, l’autre est qu’elle serait vrai. Certaines théories ne prétendent absolument pas à la vérité, comme la théorie quantique. Elle n’a qu’une ambition prédictive. Alors même qu’elle n’a aucune prétention au réalisme, on la fait servir à tort et à travers à la cause de l’anti-réalisme. Mais on devrait commencer par comprendre qu’il n’y a qu’un seul type de théorie qui peuvent prétendre servir d’argument à l’anti-réalisme : celles qui prétendent faussement au réalisme. Et encore, ce ne serait pas suffisant.

Asymétrie entre  réalisme et l’antiréalisme

Il faut en effet comprendre qu’il y a une asymétrie entre  réalisme et l’anti-réalisme. Le réaliste ne prétend pas que toutes les théories scientifiques sont réalistes. Il prétend seulement que certaines théories doivent être interprétées de façon réaliste. L’anti-réaliste prétend à beaucoup plus. Il affirme que toutes les théories doivent être interprétées de façon anti-réaliste.

Cette asymétrie impose des contraintes dans les démonstrations respectives. Il suffit au réaliste de montrer qu’il est légitime d’interpréter certaines théories de façon réaliste. L’anti-réaliste, à défaut de pouvoir effectuer sa démonstration sur toutes les théories devrait choisir les théories a priori les plus susceptibles d’une interprétation réaliste et montrer qu’une telle interprétation est douteuse, sinon fausse. Or, ce n’est jamais ainsi qu’ils effectuent leur démonstration. Ils prennent les théories les plus susceptibles d’une interprétation anti-réaliste — comme la théorie quantique qui ne prétend même pas au réalisme — et étendent abusivement leur conclusion à toutes les théories scientifiques.

Imaginer un anti-réaliste élaborer un raisonnement correct pour valider sa position. Il devrait choisir au moins une théorie la plus susceptible d’une interprétation anti-réaliste. Il devrait, par exemple, prétendre que rien ne prouve que le tsunami de 2004 aurait été causé par un tremblement de terre, que cela pourrait être tout autre chose. On voit tout de suite que sa position est extrêmement faible.

Réalisme et instrumentalisme.

L’épistémologie développe à tour de bras des arguments pour tenter de répondre à la question du réalisme et ne s’occupe guère de la position spontanée des scientifiques considérée comme naïve, sans doute parce qu’ils ne connaissent rien à l’épistémologie. Mais ils vont peut-être un peu vite en besogne. Est-ce par naïveté qu’il prennent leur position, ou est-ce qu’elle correspond à leur pratique.

Abordons maintenant le problème essentiel de l’épistémologie ; celui du réalisme et de l’intrumentalisme. L’instrumentalisme consiste à considérer les théories scientifiques comme étant des outils commodes mais ne correspondant pas forcément à quelque chose dans la réalité. À l’inverse, le réalisme suppose que les théories scientifiques ont une correspondance dans la réalité. Ce problème est essentiel dans la question des rapports entre science et philosophie. Toutefois, ce problème ne concerne pas pour moi uniquement la science ; ceci pour plusieurs raisons. D’une part, pour valider une théorie philosophique il arrive souvent que l’on utilise des arguments tirés de la science. Cela n’a de sens qu’à la condition de lui donner une interprétation réaliste car une théorie philosophique prétend nécessairement au réalisme. Si la science a quelque chose à dire à la philosophie, ce ne peut être qu’une science qui prétend au réalisme. Les scientifiques ont une expression assez courante : « La vérité on s’en fout, ce qui compte c’est que ça marche. » Le philosophe ne peut que leur répondre : « Que ça marche, on s’en fout, la seule chose qui compte c’est que ce soit vrai. » Mais voyons l’autre raison, peut-être plus intéressante encore.

Comment éviter la voie de garage qu’à ouvert Hume, dans laquelle Kant s’est vaillamment engouffré, et où plus d’un grand esprit, notamment Husserl, ont trouvé le moyen de s’emberlificoter les synapses ? Les théories de la connaissance se sont en effet noyées dans l’hyper-complexité et nous n’entrevoyons aucun moyen d’en sortir. Les sciences cognitives ont pris le relais de la philosophie sur ce point et se sont tout autant empêtrées. Même si elles ont sans doute faites des découvertes intéressantes. Cela semble pourtant un préliminaire indispensable, si on veut entreprendre une démarche qui vise à la connaissance, que de s’interroger sur les modes de cette connaissance. Les scientifiques, toutefois, ne connaissent en général strictement rien à toutes ces théories, ils ont seulement des méthodes, et apparemment, cela ne les a pas empêchés de se débrouiller pas trop mal. Les philosophes le leur reprocheront volontiers en leur disant : Comment pouvez-vous prétendre connaître sans avoir élaboré une théorie de la connaissance ? Mais c’est comme si un ingénieur essayait d’expliquer à un martinet (entendez une hirondelle) qu’avant de voler il lui faudrait commencer par étudier les lois de l’aérodynamique.

La seule voie qui, à mon sens, reste ouverte pour la philosophie aujourd’hui, c’est d’emprunter le chemin suivi par les scientifiques. C’est à dire d’escamoter la question des théories de la connaissance, et de voir comment on pourrait passer de la science à la philosophie. Il ne s’agit pas du tout de faire de la philosophie une science. D’aucuns s’y sont essayés et le résultat de fut guère convaincant. Mais plutôt de se demander comment, à partir de l’ensemble des connaissances scientifiques, et même l’ensemble de l’expérience humaine, pourrait-on aborder des questions philosophiquement intéressantes ? C’est à dire en somme une phénoménologie. Mais pas une phénoménologie à la mode husserlienne, qui part d’un seul phénomène, la conscience, et qui tente de reconstruire à partir de là l’ensemble de la philosophie. Mais une phénoménologie qui part de l’ensemble de l’expérience humaine, y compris donc l’expérience et les théories scientifiques, et qui prend garde de ne rien oublier. Par exemple, une telle démarche philosophique sera attentive aux témoignages. Comme le pensait Louis Pauwels, il faudrait élaborer une science du témoignage. Il faudra peut-être en rabattre sur la rigueur scientifique. Une telle science ne sera évidemment pas une science dure. Mais nous resterons philosophes en ceci nous ne renoncerons pas le moins du monde à nous poser les questions qui nous intéressent. En effet, nous ne pouvons en aucun cas nous complaire dans la tentative de résolution de questions dérisoires.

Une telle démarche suppose évidemment que nous considérons que les scientifiques sont parvenus, malgré l’absence de théorie cognitive, à une connaissance authentique. Et ainsi substituer, à une théorie de la connaissance, la question du réalisme ou de l’instrumentalisme des théories scientifiques. Car si nous escamotons la tentative d’élaboration d’une théorie de la connaissance cela suppose au moins que nous n’escamotions pas la question de savoir si la science a pu atteindre à une authentique connaissance. Et pour qu’une telle substitution soit légitime, il convient de la justifier. Et après tout, la question de savoir comment nous connaissons n’est pas forcément très intéressante. Il est peut-être préférable de se demander directement si telle ou telle connaissance est une authentique connaissance. Ce qui ne veut pas dire une connaissance certaine. On peut toujours se tromper, et le doute n’est jamais à exclure. L’impasse du scepticisme kantien est définitive. Dans la mesure où l’élaboration d’une théorie de la connaissance ne permettrait absolument pas de valider une connaissance quelconque, puisqu’il faudrait commencer par valider cette théorie. Et comment le faire sans théorie de la connaissance (si l’on prétend qu’il faudrait commencer par là) ? Faut-il que nous en restions là ? Ne pouvons-nous pas plutôt nous demander si, malgré l’absence de théorie de la connaissance, les scientifiques peuvent légitimement prétendre à une authentique connaissance ?

La philosophie spontanée de la majorité des scientifiques est le réalisme. S’agit-il de naïveté de leur part ; ou est-ce leur pratique qui leur impose cette interprétation ? La plupart d’entre eux, d’ailleurs, ne connaissent rien à l’épistémologie, pas plus qu’aux théories de la connaissance. On peut voir très clairement que c’est la pratique qui leur dicte cette position, en ceci que leur opinion est étroitement dépendante de leur spécialité. Il ne viendrait pas, en principe, à la pensée d’un biologiste d’imaginer que la théorie du code génétique n’est qu’un instrument commode dont rien ne nous garantit qu’il correspond à quelque chose dans la réalité ; à moins peut-être qu’il soit gavé d’épistémologie. C’est surtout chez les physiciens que l’on trouve cette interrogation au sujet du réalisme de leur théorie, et là encore le développement de la physique impose ce type d’interrogation.

Les physiciens sont assez rarement réalistes. Tout au moins ceux qui ont une réflexion philosophique approfondie, je ne parle pas des working physicians. Ceux pour qui leur science utilise essentiellement des modèles, comme les climatologues, sont également rarement réalistes. Effectivement, le rapport à la réalité de leurs modèles est plutôt problématique. Les biologistes, les paléontologues, les astronomes sont réalistes. Leur position découle donc très directement de leur pratique. Cela varie aussi avec le temps. Au XIXe siècle, les physiciens étaient réalistes, les exceptions comme Mach étaient plutôt rares, alors que les biologistes étaient sans doute beaucoup moins réalistes qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Il faut remarquer aussi que les exemples utilisés pour valider le point de vue instrumentaliste viennent presque toujours de la physique. Or, il faut voir que la physique a un statut très particulier dans les sciences. La physique s’occupe des lois fondamentales qui régissent (ou qui sont censées régir) les objets matériels que nous observons ; alors que toutes les autres sciences s’intéressent aux propriétés de ces objets. Dès qu’elle pense qu’il y a des lois plus fondamentales que ce qu’elle connaît, la physique les abandonne et une autre science est créée. Ainsi, ce qui était le domaine de la physique au siècle dernier est devenue la chimie. Le statut particulier de la physique, non comme une science parmi d’autres, mais comme le fondement de toutes les sciences, fait qu’il faut se poser la question de la légitimité de justifier l’instrumentalisme par des exemples pris dans la physique. Les conclusions que l’on en tire peuvent-elles être étendues à l’ensemble des sciences ? On voit volontiers les épistémologues traiter uniquement de la physique sans tenir compte de son statut particulier.

À ceci, on pourrait répondre que : “ c’est justement le caractère fondamental de la physique qui fait que les conclusions que l’on peut tirer d’elle s’étendent automatiquement aux autres sciences ”. Je pense, au contraire, qu’il est possible d’affirmer quelque chose du réel sans pour autant connaître les lois fondamentales. Ainsi, la proposition : “ l’eau est composée de deux parties d’hydrogène pour une partie d’oxygène ” ; ne serait pas affectée si demain on découvrait une théorie qui remplacerait la théorie quantique. D’ailleurs, cette proposition a été élaborée avant la théorie quantique et n’a nullement été affectée par sa constitution. Ainsi, si on veut défendre une position instrumentaliste, il faut tenir compte du statut particulier de la physique et exclure les exemples pris en son sein. Mais la position instrumentaliste risque alors d’être difficile.

Bernard d’Espagnat a bien traité, me semble-t-il, la question du réalisme et de l’instrumentalisme à l’intérieur de la physique. Il distingue un réalisme proche et un réalisme lointain. Cette distinction me paraît totalement pertinente à l’intérieur de la physique, et pour elle il est tout à fait justifiée de parler de réalisme lointain, comme il le fait. Mais pour les autres sciences, on peut parler de réalisme proche. On peut dire ainsi que quand la science aborde les questions les plus fondamentales, le réalisme s’éloigne.

Les instrumentalistes ne justifient jamais leur position que par des exemples choisis parmi les théories les plus facilement susceptibles d’une telle interprétation ; et l’étendent abusivement à toutes les théories scientifiques. Mais, à défaut de justifier leur position sur toutes les théories, ce qui serait logiquement nécessaire ; il faudrait au moins la justifier par rapport aux théories les plus susceptibles d’une interprétation réaliste ; ce qu’ils ne font pas. Pourrait-on raisonnablement défendre une position instrumentaliste en s’appuyant sur la théorie du code génétique, ou sur la paléontologie ? Qui peut raisonnablement penser que les gènes ne sont qu’une vue de l’esprit dont rien ne nous garantit qu’ils correspondent à quelque chose dans la réalité, ou que les dinosaures sortent de l’imagination des paléontologues ? — Et ceci, même si les généticiens sont aujourd’hui complètement embourbés dans leur définition de ce qu’est un gêne Cliquez ici[9], si vous voulez lire à ce sujet un article intéressant de Nature. — Défendre de telles positions serait n’avoir aucune conscience de la pression qu’exercent le réel et la logique dans l’élaboration des théories scientifiques. C’est avec ses jambes que Diogène a récusé Parménide et Achille n’a nul besoin d’élaborer une réfutation logique de Zénon d’Élée pour rattraper la tortue. De même, c’est à l’usage que le réalisme se prouve, n’en déplaise à Feyerabend. Qu’il ait des limites, c’est bien évident. Et la tâche de l’épistémologie est précisément de circonscrire ces limites.

On le voit d’autant mieux une interprétation réaliste pure et dure n’est pas possible. Le caractère instrumentaliste de certaines théories est tout à fait évident. Par exemple, attribuer une quantité négative à une grandeur physique n’a aucune espèce de signification physique ; de même qu’utiliser des nombres imaginaires. De même cela n’a aucune signification physique de dire qu’il existe une électricité positive et négative. Il existe des formes d’électricité opposées, comme il existe des pôles magnétiques opposés. Cela est valable pour toutes les quantités négatives. Cela ne signifie pas pour autant qu’une théorie y faisant appel soit dépourvue de toute signification physique. Ainsi, c’est non seulement à propos d’une théorie particulière qu’il faut se poser la question du réalisme et de l’instrumentalisme ; mais aussi, à l’intérieur même d’une théorie, certains aspects peuvent être interprétés de façon réaliste ; et d’autres, de manière instrumentaliste. Ainsi la question de savoir si les théories scientifiques sont de purs instruments, ou décrivent quelque chose du réel, me paraît tout à fait mal posée. L’erreur est de poser cette question à propos de la science en général, alors qu’il faudrait la poser à propos de chaque théorie en particulier. Il y a, en effet, des modèles et des théories qui sont manifestement des instruments et d’autres dont le rapport à la réalité ne peut guère être mis en doute.

Les scientifiques, en règle générale, ne choisissent pas leur position épistémologique sur la science en fonction de la science en générale, mais en fonction de leur étroite spécialité. Alors qu’il est clair qu’on ne peut prendre une telle position qu’à partir de la science en générale. Dans cette voie, il semble très difficile d’échapper à une position que l’on appelle une épistémologie régionale.

Science et philosophie.

Maintenant que nous avons cerné un peu mieux la notion de science nous pouvons étudier les rapports entre science et philosophie. Par exemple, demandons-nous en quoi une philosophie rationaliste, c’est à dire qui ne s’appuierait, comme la science, que sur l’expérience sensible et la raison, différerait-elle de l’ensemble des sciences ?

La définition originelle du mot “ science ” est garantie de véracité. Ainsi, au moyen-âge la science était révélée, Dieu était censé garantir cette véracité. L’accord des scientifiques ne se fait pas forcément sur une proposition que l’on peut tenir pour vraie. Or, les scientifiques peuvent fort bien se mettre d’accord sur une proposition dont l’ambition n’est pas ontologique mais seulement pragmatique.

Philosopher c’est dire quelque chose de l’être ou du devoir être. Si on ne dit rien de tel, comme les travaux sur la logique ou la philosophie du langage, c’est un préalable à la philosophie, pas de la philosophie. C’est l’élaboration de la technique philosophique, non la philosophie elle-même. On peut voir à ce sujet mon texte Quelle est la question fondamentale de la philosophie ?

Par exemple, la philosophie n’est pas concernée par l’éthique (si on définit la morale comme relevant des valeurs des valeurs morales et l’éthique comme n’en relevant pas et n’étant que des règles arbitraires). La philosophie n’est pas concernée par l’arbitraire, c’est du domaine de la politique. Bien entendu, dans la pratique les choses ne sont pas aussi clairement tranchées.

Mais en philosophie, rien n’est simple, et ce que je viens de dire n’est pas si simple. Les questions existentielles ne relèvent ni de l’être ni du devoir être. Les questions existentielles sont même sans doute l’essentiel de la philosophie. Une démarche philosophique peut relever de l’émerveillement, et chercher à comprendre pour comprendre sans aucune visée pratique ni existentielle. Mais l’essentiel reste sans doute les questions existentielles. On peut les connecter à l’ontologie (et à mon avis on doit) bien qu’elles dépassent l’ontologie. La philosophie n’est pas un jeu intellectuel car elle présente un enjeu existentiel. Sauf quand elle relève de l’émerveillement. Mais là non plus elle n’est pas un jeu sans avoir pour autant un enjeu.

L’enjeu existentiel suprême est la question de savoir si la vie vaut, ou non, la peine d’être vécue. C’est pourquoi, selon moi, la philosophie est d’abord une question de courage avant que d’être une question d’intelligence ou de culture. La lâcheté en philosophie consiste à vouloir à tout prix sauver la vie, alors que le philosophe authentique cherche seulement à sauver la vérité.

Une science qui n’a pas l’ambition de dire le vrai n’est pas de la science mais de la technique. Ainsi, la théorie quantique (si on la limite à l’équation de Schrödinger ou la théorie matricielle d’Heisenberg) n’est pas de la science mais de la technique car elle n’a qu’une visée descriptive. C’est seulement un savoir-faire. Et à ce titre, elle n’intéresse pas le philosophe. Toutefois, les problèmes d’interprétation de la théorie quantique représentent une mine d’or pour le philosophe.

Raison et philosophie.

La démarche philosophique est diverse. Mais je vais m'intéresser pour l’instant à une démarche philosophique qui se rapprocherait au maximum de la science en me demandant en quoi divergerait-elle malgré tout.

Les scientifiques ont accepté de restreindre autant qu’il serait nécessaire le champ de leur investigation pour préserver la rigueur (cette attitude n’étant pas forcément consciente et explicite). C’est ainsi que la science s’est séparée de la philosophie. En fait, cette restriction est une contrainte consécutive à cette volonté de penser ensemble. La démarche du scientifique consiste à poser une hypothèse, ensuite à tenter d’observer dans la nature ce qui pourrait valider, ou invalider, son hypothèse. Quitte à imaginer une expérience, c’est à dire à poser des questions à la nature et à ne pas se contenter du donné de la nature. Mais, s’il n’y a pas d’observations possibles qui permettent de trancher la question, il ne peut pas la poser. Autrement dit, c’est la nature qui décide des questions qu’il pourra poser, ainsi que les moyens techniques dont il dispose. C’est les moyens qu’il a d’y répondre qui imposent au scientifique les questions qu’il pourra poser.

Le philosophe n’accepte pas cette restriction, et préfère éventuellement prendre des risques et renoncer, dans une certaine mesure, à la rigueur. L’idéal étant évidemment d’élaborer un système, c’est à dire une pensée pouvant rendre compte de l’ensemble de la réalité. Le philosophe traite des questions qui s’imposent à lui, ou celles qui l’intéressent, même s’il n’a pas les moyens d’y répondre. Et aussi, le philosophe prend en compte la totalité de l’expérience sensible (et non-sensible s’il n’est pas matérialiste) qui nous est donnée et tente de l’organiser d’y comprendre quelque chose. Si le problème du scientifique est d’imaginer, puis de réaliser, une expérience qui va peut-être répondre à sa question ; le problème du philosophe est qu’il se trouve devant une masse de données énorme à organiser. Et le piège est évidemment de truquer sa réflexion en privilégiant soit une catégorie de données, soit un type d’interprétation. Ce qui signifie généralement d’exclure en même temps des catégories de données ou des interprétations possibles. Ce n’est d’ailleurs qu’en procédant ainsi que les philosophes ont réussi à échafauder des systèmes. Il me faut ajouter que le philosophe peut aussi s’intéresser, par pure curiosité, aux questions qui ne s’imposent pas à lui. La philosophie est fille de l’étonnement.

Cela signifie que la philosophie analytique n’est pas pour moi de la philosophie. Dans la mesure où elle s’en tient à l’étude de la logique et du langage, elle ne dit rien ni de l’être ni du devoir être. Il me semble difficile de prétendre être philosophe en renonçant de répondre aux questions qui intéressent le philosophe. Ces questions peuvent être différentes selon les philosophes, mais de toute façon elles ne sont pas de l’ordre des problèmes de logique ou de langage. Les travaux des philosophes analytiques sont cependant intéressants. Ils forgent les outils du philosophe.

Avant leur séparation ce que l’on appelle aujourd’hui “ science ” faisait partie de la philosophie sous le nom de “ philosophie de la nature ”. Il est tout à fait logique que le scientifique considère la science comme séparée de la philosophie, dans la mesure où les exigences propres à la science sont plus fortes que celles du philosophe. Mais le philosophe doit considérer la science comme une branche de la philosophie. C’est le droit du philosophe de sortir du champ de la science pour tenter de répondre aux questions qui l’intéressent et que le scientifique ne peut aborder à cause de ses exigences. Mais il n’en reste pas moins que les données de la science doivent faire partie intégrante d’une démarche philosophique, dans la mesure où ces données peuvent éclairer les questions que se pose le philosophe. Cela veut dire aussi qu’il n’est pas sérieux d’ignorer la science dans la mesure où elle touche aux questions qui intéressent le philosophe. Le philosophe ne peut pas se désintéresser de cette tentative de compréhension des données de l’expérience sensible que représente la science. Je pense que l’on ne peut guère prendre au sérieux les philosophes qui ne connaissent rien à la science. C’est malheureusement la majorité, au moins pour la philosophie dite “ continentale ” par les philosophes anglo-saxons. C’est comme si un philosophe du XIIIe siècle ne se serait pas intéressé à la philosophie de la nature. La “ philosophie de la nature ” a aujourd’hui bien des choses à dire au philosophe. D’ailleurs, si les scientifiques le pouvaient, ils phagocyteraient la philosophie. Clément Rosset considère que la philosophie consiste à spéculer sur les questions auxquelles les scientifiques n’ont pas encore réussi à répondre, même les philosophes peuvent être scientistes.

Liens entre rationalisme, scientisme, matérialisme et réductionnisme.

Les liens entre la science, le scientisme, le rationalisme et le matérialisme sont très riches. Je me contenterai d’essayer d’ouvrir quelques pistes. Personne, pratiquement, ne se reconnaît comme scientiste, ce sont presque toujours les autres qui le sont. Pourtant, nous allons voir que c’est une position tout à fait logique et légitime, au moins dans le cadre du matérialisme. Rationalisme, scientisme et matérialisme sont très souvent associés. L’Union Rationaliste, par exemple, est matérialiste. Cet amalgame n’est nullement évident a priori. Les rationalistes auraient-ils démontré l’inexistence de Dieu ? Nous aimerions savoir où. Si ces liens ne sont nullement évidents ils existent pourtant ; je vais essayer de le montrer. Pour cela nous allons voir ce que signifient ces notions et leurs implications ; ils apparaîtront alors clairement.

Le postulat fondamental du rationalisme est que la raison est le seul mode de connaissance dont nous disposons ; avec, ou non, l’expérience sensible selon deux formes différentes du rationalisme. Ou plus exactement encore, il en existe deux formes qui n’entretiennent pas le même rapport avec l’expérience sensible.

Les rationalistes confondent souvent irrationnel et non-rationnel. Cette confusion est tout à fait logique dans cette démarche, logique mais non-rationnelle. Elle est logique en ceci qu’elle découle du postulat fondamental du rationalisme. Si la raison est le seul mode de connaissance possible ce qui n’est pas rationnel est contre la raison. Mais elle n’est pas rationnelle en ceci que ce postulat n’a jamais été démontré. Ainsi, très souvent, ils qualifient d’irrationnelle des pensées non matérialistes. Alors qu’elles sont peut-être seulement non-rationnelles. Mais ils feraient bien de commencer par appliquer à eux-mêmes ce qualificatif. En effet, leur adhésion au rationalisme, ou au matérialisme, n’est pas seulement non-rationnel, ce qui serait normal, elle est généralement tout à fait irrationnel. Voir pour cela mon texte Il faut raison garder.

Le scientisme consiste à penser que les exigences propres à la science ne conduisent à aucune restriction de son champ d’application. Et que, si aujourd’hui certaines questions restent hors de son domaine, les progrès de la science feront que demain il lui sera possible de traiter toutes questions sans restriction. Et qu’ainsi, la science finira par phagocyter la philosophie. Nous verrons à quelle vision du monde peut se rattacher une telle attitude. Voici la définition du scientisme par le Larousse :

« doctrine positive selon laquelle la science fait connaître la nature intime des choses et permet de résoudre les problèmes philosophiques. »

Bien des philosophes ont eu la naïveté de croire qu’il leur était possible de ne renoncer à rien et de répondre à leurs questions en toute rigueur, et ainsi ont prétendu faire de la philosophie une science. Marx est évidemment l’exemple qui vient immédiatement à l’esprit. Ils étaient en cela bien plus optimistes que les scientistes. Le scientiste renonce provisoirement à bâtir un système de pensée qui serait englobant. Pour répondre à toutes les questions que l’on peut se poser il attend que la science soit achevée. Alors que ces philosophes prétendaient d’ores et déjà pouvoir y parvenir. Il ne reste plus aucun philosophe, pratiquement, pour bâtir ou adopter un système. Mais il reste encore bien des scientistes (contrairement à ce que l’on pense souvent), á condition de faire une distinction entre un scientisme fort et faible. Le scientisme fort serait celui que je viens de définir, il considérerait que la science ne laisse rien de côté. Celui-ci c’est peu de dire qu’il est en déclin. Le scientisme faible serait l’idée que la démarche scientifique est le seul mode de connaissance dont nous disposons. Le scientisme faible reconnaît des limites à la connaissance scientifique, mais il nie qu’il y en aurait d’autres. En ce sens, il reste encore bien des scientistes. Le scientisme fort serait celui qui affirme que le réel est connaissable en droit et en fait, dans sa totalité, et le scientisme faible qu’il est connaissable en droit, mais non en fait. Ils auraient en commun d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre mode de connaissance possible que la connaissance scientifique.

Le postulat fondamental du matérialisme est l’idée qu’il n’y a pas d’intention à l’origine de l’Univers. De ce postulat découle un certain nombre de conséquences inévitables et qui ont toujours été associées au matérialisme. L’une d’entre elles est que tout ce que nous observons, particulièrement bien sûr les êtres vivants, sont le produit d’atomes s’étant assemblés au hasard, ceux-ci étant régis par des lois (atomisme).

Pour le matérialisme, la richesse du monde réside dans ce qui est composé. Ce qui est simple étant réduit à un petit nombre de lois, et celles-ci sont triviales (force d’attraction/répulsion, par exemple). Pour le spiritualisme, cette richesse réside dans ce qui est simple et elle est inaccessible ; elle reste mystérieuse. Nous avons vu comment nous n’avons aucune méthode pour rendre compte des propriétés du simple. Alors que, pour le matérialisme, l’essentiel de ce que nous pourrions connaître est du domaine de l’inconnu, pas du mystère.

Différencions les notions de mystère et d’inconnu. Le mystère est ce qui nous est définitivement inaccessible. Ou bien, ce qui pourrait éventuellement nous être accessible, mais seulement par une transformation radicale de notre être. L’inconnu est ce qui pourra entrer dans le champ du connu à la suite d’une occasion, par exemple, un progrès de la technique. Ainsi, pour le matérialisme, la seule chose qui peut être, par principe, mystérieuse sont les quelques lois, ou les propriétés, fondamentales qui régissent l’Univers. Et ce domaine est relativement trivial. Alors que, le non-trivial, par exemple la conscience, serait intelligible. Pour un spiritualiste, au contraire, c’est l’Esprit qui est profondément mystérieux, le non-trivial devient inintelligible. Maintenant que nous avons posé ces trois définitions, et que nous en avons tiré les conséquences, nous pouvons voir les liens logiques qui existent entre eux.

Pour un matérialiste, le scientisme est une position tout à fait logique et quasiment inévitable, sous réserve toutefois de renoncer à rendre compte des propriétés du simple. Ce renoncement peut se faire sans difficulté, puisque ces propriétés sont censées être peu nombreuses et triviales, et donc sans intérêt d’un point de vue philosophique. Toutefois, le comble du scientisme est de ne renoncer à rien et ainsi d’espérer pouvoir un jour répondre à la question : « Pourquoi y a-t-il de l’être et non pas plutôt rien ? » Il en existe. Si un matérialiste n’est pas forcément scientiste (il peut juger rédhibitoire les problèmes d’hyper-complexité), en revanche, un scientiste est nécessairement matérialiste. Ou plus précisément, un matérialiste est nécessairement scientiste, au moins au sens faible. Ainsi, le scientisme est étroitement lié au matérialisme. Mais, si la position scientiste découle logiquement du matérialisme, elle ne va pas pour autant sans problèmes.

Le scientiste ne résout généralement pas les problèmes philosophiques en leur apportant une réponse, mais en les récusant comme étant dépourvu de signification. Pour le scientiste, le domaine de la philosophie est celui des problèmes non encore résolus par la science, ou celui des faux problèmes. Et toute sa démarche philosophique consiste à récuser les faux problèmes comme tel. En particulier, le scientiste récuse toute question ayant trait au “ pourquoi ? ”, et ne considère que celles liées au “ comment ? ”. Ce type de questions est, pour lui, dépourvu de pertinence. Les questions liées au “ pourquoi ” ne peuvent être posées que dans le cadre d’une philosophie spiritualiste. Une autre façon de récuser les problèmes philosophiques comme non pertinents est de dire qu’ils se réfèrent à des entités abstraites, imaginaires. Mais escamoter la question du pourquoi est très problématique. Il est relativement facile de l’écarter quand il s’agit de l’existence de l’Univers ou de la vie. Mais elle doit être logiquement écartée partout et donc, par exemple, dans les explications relatives au comportement des hommes, ce qui est nettement plus problématique.

S’il existe des liens logiques étroits entre scientisme et matérialisme, dans quel sens fonctionnent-ils ? Le scientisme se déduit-il du matérialisme, ou le matérialisme du scientisme ? Les deux. Si le matérialisme est vrai, l’Univers est composé d’atomes soumis à des lois et il est intelligible, au moins en principe. Inversement, si l’on postule que le monde est intelligible, cette intelligibilité n’est possible qu’à la condition que le matérialisme soit vrai. Ainsi, le matérialisme est la conséquence logique de la philosophie des Lumières. Quand celle-ci se fonde sur le pouvoir de la raison, elle postule évidemment, au moins implicitement, l’intelligibilité de l’Univers. Cette intelligibilité était évidemment un pur postulat, il est de moins en moins crédible aujourd’hui.

Mais, quand on les a rejetés comme non pertinents, certains problèmes ont le mauvais goût de continuer à se poser exactement de la même façon. Si on décrivait Auschwitz dans les termes de la théorie quantique, il ne resterait plus de place pour l’indignation, c’est tout de même gênant. Ainsi, la principale raison de l’abandon de la position scientiste ne réside probablement pas dans les problèmes d’hyper-complexité, qui ne concerne qu’un scientisme fort. Mais plutôt, dans la découverte que certains problèmes ne sont pas abordables à partir d’une telle position, et qu’il ne cesse pas pour autant de se poser. Comment vivre, en effet, en récusant les problèmes moraux comme étant dépourvus de signification ?

Historiquement, c’est la bombe d’Hiroshima qui a déclenché la prise de conscience, chez nombre de scientifiques, du fait que les problèmes moraux ne cessaient pas de se poser. Les scientifiques, ou plutôt les scientistes, ont été amenés à se poser à nouveau les problèmes moraux. Mais, il y a une question qu’ils ne se posent guère : celle des conditions de possibilité de ces problèmes moraux. Dans le cadre d’une conception matérialiste, les problèmes moraux peuvent-ils avoir vraiment un sens ? S’il n’existe que des atomes, qui, en s’assemblant, manifestent certaines propriétés, quels problèmes philosophiques pourrait-on poser à leur sujet ? Wittgenstein imaginait un gros livre qui décrirait tous les événements. Il disait qu’il n’y aurait que des faits et que l’on ne pourrait y incorporer les problèmes éthiques[10]. Ce gros livre serait écrit dans les termes de la théorie quantique, y incorporer les problèmes philosophiques semble impossible. Et il serait censé décrire le réel de façon exhaustive. Il est donc tout à fait logique et légitime, dans le cadre d’une position matérialiste, de récuser nombre de problèmes philosophiques comme étant dépourvus de toute signification. Parce que les conditions de possibilités de l’existence de ceux-ci ne sont pas réalisées.

Ainsi, les matérialistes qui ne récusent pas ces problèmes sont amenés à tenir un double discours. Car ils posent des problèmes qu’ils ne peuvent absolument pas raccorder à l’ontologie à laquelle ils se réfèrent. Voici plus de soixante ans que la bombe d’Hiroshima a explosé, et que nombre de scientifiques ont changé d’attitude. Mais ils n’ont pas encore eu le temps de s’apercevoir que cette nouvelle attitude est passablement incohérente. Et qu’il leur faudrait peut-être en payer le prix.

Le scientisme doit être récusé de façon plus radicale qu’il ne l’est habituellement. Ne récuser la position scientiste que parce que la science ne peut traiter des problèmes moraux, ce n’est la récuser qu’à moitié, puisque la morale n’est pas une connaissance. Ainsi, le scientiste peut laisser la morale à la philosophie sans modifier fondamentalement sa position. De même, le récuser à cause des problèmes d’hyper-complexité, ce n’est que tracer les limites de la science. Selon moi, la véritable récusation du scientisme consisterait à montrer que la démarche scientifique n’est pas le seul mode de connaissance possible.

Le réductionnisme est une aussi une position logique pour le matérialisme. Les difficultés et les limites de la méthode cartésienne ne justifient absolument pas l’abandon du réductionnisme, comme il est de mode aujourd’hui. Si celui-ci était auparavant si commun chez les matérialistes, c’est que c’était une conclusion logique incontournable du matérialisme. Les propriétés des corps sont nécessairement réductibles en droit, sinon en fait, des propriétés et de l’arrangement de leurs composants. Les difficultés du cartésianisme peuvent justifier des doutes concernant la possibilité d’un réductionnisme de fait, mais non de droit. Et, au moins d’un point de vue philosophique, c’est le droit qui est important, non le fait.

À propos de métaphysique.

Il règne un imbroglio invraisemblable entre ce que l’on peut appeler science, philosophie ou métaphysique. Qui plus est, on établit souvent une hiérarchie implicite entre elles, le sommet de cette hiérarchie étant évidemment les idées scientifiques et le dernier degré les idées métaphysiques. Et beaucoup s’efforcent de faire monter abusivement leurs propres idées dans cette hiérarchie, tout en essayant de faire descendre les idées des autres. Je voudrais montrer que c’est par un pur préjugé que certaines questions ont été décrétées “ métaphysiques ”. Et, plutôt que de les traiter comme telles si facilement, il serait plus intéressant de se demander quelles sortes d’expériences pourraient, éventuellement, les éclairer, et de quelle manière.

La métaphysique a longtemps été définie comme une démarche se fondant sur une intuition supra-rationnelle. Kant, après Wolff, entendait tout autre chose par métaphysique ; c’était pour lui une démarche relevant de la raison pure. Qu’on l’entende comme une recherche qui relèverait de la raison pure, ou comme une réflexion à partir d’une intuition, le caractère commun est que cette démarche n’est pas fondée sur l’expérience sensible. Nous allons voir maintenant s’il faut donner raison à Bertrand Russel qui écrivait :

« L’accusation de faire de la métaphysique est devenue en philosophie une accusation du genre de celle qu’on porte contre un fonctionnaire dangereux pour la sécurité du pays. Pour ma part, je ne sais pas ce que l’on veut dire par le mot « métaphysique ». Voici la seule définition que j’ai trouvée qui convienne à tous les cas : « Une opinion philosophique que ne soutient pas l’auteur »[11] »

Kant et la métaphysique.

Kant commence sa Critique de la raison pure par une affirmation niant d’emblée l’existence de toute intuition et cela sans aucune justification :

« Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience, car par quoi notre faculté de connaître serait-elle éveillée […] à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens.[12] » 

Mais, il y a bien des personnes qui ne connaissent strictement rien à Kant (heureusement pour eux peut-être) et à sa subtile analyse ; ce qui leur a permis de faire l’expérience d’un mode de connaissance qui ne devait rien au sens, ni à la raison. Et qu’il faut bien appeler connaissance intuitive, au moins si on en croit leurs témoignages. Plutôt que de nier aussi facilement toute réalité à cette faculté d’intuition, il eut été plus pertinent de faire une enquête auprès de ceux prétendant être capable d’un tel mode de connaissance et de tenter d’en conclure si, oui ou non, ce mode existait. Tant qu’une telle enquête n’a pas été faite nous ne pouvons rien conclure de précis. Rappelons que Kant s’est efforcé, dans cette critique, de montrer que la raison pure, c’est à dire détachée de l’expérience, ne pouvait s’exercer que dans un domaine extrêmement limité. Dommage que Kant n’ait pas appliqué à sa propre démarche ses conclusions.

La question de savoir si l’intuition est un mode de connaissance possible est très importante pour la philosophie. S’il existe une telle faculté, c’est sans doute la distinction la plus profonde que l’on peut faire entre science et philosophie (au moins sur le plan de la méthode). Traiter de la question de l’intuition d’une façon aussi rapide et inconséquente, comme on le fait généralement, relève d’une extraordinaire légèreté. Je serais curieux de savoir combien de professeurs de philosophie, plutôt que de répéter comme des perroquets, et sans aucun examen, que toute connaissance passe par les sens, ont pris la peine d’interroger dans leur entourage des personnes censées être intuitives, ou qui se prétendent telles, pour tenter de voir, sans parti pris et sans préjugé, s’il existe réellement un tel mode de connaissance. Je ne serais pas surpris que, s’il s’en trouve quelques-uns qui l’aient fait et qui aient acquis la conviction qu’il existe quelque chose de tel et qui aient tenté d’en parler à leurs collègues, ils n’aient récolté que moquerie et scepticisme et que ceux-ci n’ont même pas pris la peine de recommencer cette enquête. C’est malheureusement ainsi que cela se passe généralement. Bien sûr, établir l’existence d’une telle faculté ne prouverait rien quant à l’existence d’une intuition métaphysique ; mais cela en ouvrirait au moins la possibilité.

Pour Kant, trois questions relèveraient définitivement de la métaphysique, c’est à dire pour lui de la pure spéculation : l’existence de Dieu, celle de l’âme, et la question de la liberté. Et, depuis Kant, on qualifie volontiers de “ métaphysique ” certaines questions et, en même temps, le mode par lequel ces questions sont traitées. C’est évidemment confondre l’objet et la méthode. Un tel amalgame entre l’objet et la méthode serait tout à fait légitime si l’on avait démontré que l’expérience ne pouvait absolument rien dire sur ces questions ; mais où se trouve cette démonstration ? Que Kant ait pensé que certaines questions ne relevaient pas de l’expérience, et que d’autres en relèveraient, c’est son affaire. Mais, ce qui est surprenant, est que tant de monde l’ait suivi de façon aussi moutonnière. Qui plus est, s’il était peut-être légitime pour Kant de penser que l’expérience ne pouvait rien dire de certaines questions ; il se pourrait bien que la situation aujourd’hui ait changé et il resterait à savoir si cela est toujours vrai. Nous avons des moyens d’investigations qui n’existait en son temps et qu’il ne pouvait même pas soupçonner.

Les scientifiques et la métaphysique.

Beaucoup de personnes, et particulièrement les scientifiques, affichent un certain mépris pour la métaphysique. Cette attitude est stupide. Ce n’est pas parce qu’une idée, ou une question, ne peut donner lieu à aucune observation qu’elle est dépourvue de sens ou qu’elle cesse de se poser. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas mettre la liberté sous un microscope, pour voir s’il existe quelque chose de tel, et à quoi ça peut bien ressembler, que la question de la liberté et du déterminisme cesse de se poser. Nous avons vu comment Bunge n’aime pas du tout les êtres désincarnés. Comme nombre d’entre nous, c’est un esprit positif qui n’aime pas les êtres vaporeux mais n’accepte de ne reconnaître pour réel que ce qui correspond à une expérience sensible, et il méprise évidemment la métaphysique. Nous allons voir ce qu’il convient de penser d’une telle attitude.

Le positivisme logique, professé par l’école de Vienne, voulait faire en sorte que l’on ne pose plus que des questions susceptibles de correspondre à des vérifications empiriques. Carnap et son école essayaient d’évacuer toutes questions dites “ métaphysiques ”. Ils ont décrété que les questions qui ne correspondaient pas à des expériences possibles étaient un pur non-sens. Ce qui était évidemment stupide, on s’en est rapidement aperçu. Mais si, à partir des données sensibles, chères à Carnap et à son école, nous essayions plutôt de tenter de répondre aux questions dites “ métaphysiques ”, que le positivisme logique — au mépris d’ailleurs de toute logique — voulait nous interdire de poser ? Quelles qu’en soient, par ailleurs, les difficultés, ces questions méritent que l’on fasse de sérieux efforts pour tenter de les surmonter.

Il y a quelque chose de totalement différent entre : faire fi de l’expérience, et réfléchir sur des idées pour lesquelles l’expérience ne peut pas nous éclairer. Quand une question se pose, ce n’est pas parce que l’expérience ne pourrait rien en dire, qu’il ne serait plus légitime de se la poser. On peut appeler cela “ métaphysique ” si l’on veut, mais la démarche n’en reste pas moins légitime. Mais, prendre position sur certaines questions et ignorer les expériences possibles qui auraient quelque chose à en dire, ce n’est plus de la métaphysique, mais de l’inertie ou de la malhonnêteté intellectuelle. Vous pouvez en voir quelque cas dans ce texte ci.

Faut-il faire une différence entre être et exister ?

S’il faut qualifier certaines questions de “ métaphysiques ”, alors je crains que beaucoup en ait oublié au moins une, celle-ci : “ Faut-il faire une différence entre être et exister ? ” Qu’entend-on par là ? Par exister, nous voulons dire ce qui correspond à une substance (mais pas forcément matériel), et dont nous pouvons donc (en principe) faire l’expérience. Mais, y a-t-il des êtres qui ne correspondraient à aucune substance, des êtres abstraits, par exemple les êtres mathématiques ? Voilà une question qui peut sembler typiquement métaphysique. Puisque je demande s’il faut accorder l’être à des êtres qui ne peuvent correspondre à aucune expérience sensible, ou même suprasensible.

Qu’est-ce que je désigne quand je dis : « La IXe symphonie de Beethoven » ? La IXe n’est pas un concert, une partition, ou un disque. Le disque est un disque de la IXe. Elle est précisément ce qu’il y a de commun entre le disque, la partition ou un concert. Et quand je dis : « La IXe symphonie », je désigne ce qu’il y a de commun. Mais ce qu’il y a de commun est une pure structure. Ce que je reconnais dans une audition, et qui me permet de l’identifier, c’est une structure. Quel que soit le mode dans lequel peut s’exprimer cette structure, ce n’est pas le mode lui-même qui me permet de reconnaître celle-ci. Ainsi, la IXe symphonie de Beethoven serait-elle un être qui ne correspondrait à aucune espèce de substance ? Quand je dis : « La IXe symphonie de Beethoven », pour qu’une telle expression ait un sens, il faut bien penser qu’elle se réfère à quelque chose. Et ce quelque chose n’est pas une chose et n’a aucune localisation spatiotemporelle.

N’en déplaise à tous ceux qui sont empêtrés dans la matière et qui aime beaucoup faire dans le concret, je dirais que seuls les êtres abstraits sont réellement importants. Et que le seul intérêt des êtres concrets c’est de pouvoir donner l’être aux êtres abstraits. Heidegger définissait le monde non comme un ensemble d’objets, mais comme un ensemble de relations. Cette définition est très intéressante. Imaginer une planète morte où il n’y a que des cailloux. Les cailloux qui s’y trouve ne sont pas à proprement parler en relation, ils sont seulement juxtaposés, leur seule relation est de contact. Un être conscient, sensible, est dans une relation radicalement autre avec les objets, et a fortiori s’il est intelligent. Un marteau est en relation avec un clou d’une toute autre manière que deux pierres qui s’entrechoquent par hasard. La différence est évidemment la conscience, l’intention, la finalité. C’est le monde, tel que le définit Heidegger, qui est réellement riche et intéressant, non un monde qui ne serait qu’une collection d’objets qui n’auraient d’autres relations que le contact. Ainsi, ce qui est important, ce n’est pas nous, ce sont nos relations. Que serions-nous sans relations ? Mieux encore, le monde de Heidegger détermine dans une très large mesure le monde des objets concrets. Le seul intérêt que présente les objets matériels c’est de permettre au monde tel que le définit Heidegger d’être. Mais ce monde n’existe pas, il est. Cet ensemble de relations ne correspond à aucune substance, ni à aucune localisation spatio-temporelle. Prenons un exemple, un couple entretient une relation. On ne peut pas considérer cette relation comme étant un somme de relations juxtaposées. Une relation particulière, à un moment donnée, n’est pas isolable de l’ensemble. C’est la raison pour laquelle il est juste de parler au singulier de la relation qu’entretient un couple. Cette relation n’a évidemment aucune localisation spatiotemporelle. De même en ce qui concerne la notion de finalité. Quand le marteau rencontre le clou, c’est un événement qui a bien une localisation spatio-temporelle, mais pas la finalité pour laquelle on enfonce le clou.

Nous sommes extrêmement réticents à l’idée d’accorder l’être aux êtres abstraits. Moi aussi d’ailleurs, mais je crois que la question est loin d’être simple. Bernard d’Espagnat est physicien et épistémologue. Sa position épistémologique est, en quelque sorte, un réalisme négatif. Il pense qu’il est très difficile de dire quelque chose de positif sur la nature du réel. En revanche, on peut dire certaines choses sur ce qu’il n’est pas ; « Ça résiste » dit-il. En effet, la réalité ne nous permet pas de dire n’importe quoi à son sujet. Cette idée me paraît incontournable. À partir du moment où l’on admet l’existence d’une réalité indépendante, il est tout à fait normal de penser que celle-ci résiste. Seul le solipciste, ou l’idéaliste, peuvent penser que le réel n’offre aucune résistance. C’est justement cette évidente résistance du réel qui rend leur position difficile. Je ne vois aucun moyen d’imaginer une réalité indépendante qui ne résisterait pas, ni pourquoi il faudrait postuler l’existence d’une réalité indépendante si nous ne nous heurtions pas à cette résistance.

C’est peut-être dans le domaine des mathématiques que la question des êtres abstraits se pose avec le plus d’acuité. Prenons un exemple : Riemann a développé une géométrie qui part d’un postulat différent de celui d’Euclide. Pour la géométrie euclidienne, par un point extérieur à une droite on peut mener une parallèle, et une seule, à cette droite. Alors que la géométrie riemannienne postule que l’on peut en mener une infinité (ou aucune). Or, ces géométries ne sont pas du tout contradictoires. La géométrie euclidienne se développe dans un espace plan, et la riemannienne dans un espace courbe. Et on peut reconstruire la géométrie euclidienne à partir de la riemannienne en considérant un rayon de courbure infini. Ainsi, ce que l’on appelle la géométrie non-euclidienne ne l’est pas du tout, et il vaudrait mieux parler de géométrie méta-euclidienne. Pourtant, il n’est pas spécifié dans leur axiomatique respective si les espaces doivent être plans ou courbes. Qu’est-ce donc qui nous empêche de développer des géométries radicalement contradictoires et pour lesquelles ils seraient impossibles de déduire l’une de l’autre ? À partir de deux axiomatiques contradictoires, on devrait pouvoir développer deux géométries contradictoires. Les êtres abstraits se mettraient-ils aussi à faire de la résistance ?

Dans un même ordre d’idée, avez-vous jamais vu la sélection naturelle ou l’inertie ? Vous avez vu des oiseaux tomber du nid, ou une souris se faire dévorer par un chat. Mais, où avez-vous vu la sélection naturelle ? C’est même précisément parce que personne ne l’a jamais vu qu’il a fallu attendre Darwin pour élaborer un tel concept. La sélection naturelle serait-elle une idée “ métaphysique ” ? Et nos biologistes feraient-ils de la métaphysique sans le savoir ? Bien entendu, tout en méprisant souverainement, généralement, la métaphysique. Si on voyait la sélection naturelle, ce serait quelque chose qui pourrait être localisée en un temps et en un lieu. Si elle était localisable, elle ne pourrait plus servir d’explication à la genèse du vivant. Généralisons, un concept explicatif fait toujours appel à des entités abstraites auxquelles on ne peut assigner des coordonnées spatio-temporelles. Si un concept désignait une entité localisable, il ne pourrait jamais expliquer qu’un fait particulier ; et il n’y a de science que du général. Toute théorie est donc quelque part “ métaphysique ”, en ceci qu’elle fait intervenir des entités qui ne relèvent pas de l’observation. C’est même en cela qu’elle est intéressante. Sans entité “ métaphysique ”, elle ne serait qu’un compte-rendu d’observations que n’importe qui pourrait faire et qui n’expliquerait rien. Il n’y a pas de faits scientifiques, un fait est un fait pour tout le monde ; même si, pour l’observer, il faut utiliser des appareils perfectionnés. L’intérêt d’une théorie est qu’elle nous rend les faits intelligibles, sans elle et sans “ métaphysique ” nous serions devant une masse de faits inordonnés et inintelligibles. Prétendre, comme le fait Bunge, que la science ne doit traiter que d’objets concrets est donc tout simplement ridicule.

On peut fort bien refuser l’être aux êtres abstraits, mais il faut en payer le prix. Cette position est ce que l’on appelle le “ nominalisme ”, quel en est le prix ?

Le nominalisme est l’idée qu’il n’existe que des êtres concrets, singuliers : Pierre, Paul, Jacques. Le mot “ homme ” ne désignerait absolument rien. C’est assurément une idée forte et très tentante. Si on la refuse, il faut accorder l’être aux êtres abstraits, ce qui est tout de même une idée extrêmement difficile. C’est une attitude certainement pleine de bon sens que de refuser d’accorder l’être à des choses aussi évanescentes que ces êtres abstraits. Peut être, mais il convient d’en tirer les conclusions. Et la conclusion serait que seuls les noms propres désignent quelque chose. Si je dis “ Pierre ”, et si vous connaissez Pierre, vous savez de qui je parle, mais je ne peux rien dire de plus. En particulier, je ne peux même pas dire : “ Pierre est un homme ”. Puisque, pour qu’une phrase ait un sens, il faut que les mots que l’on emploie aient un référent. Et le “ homme ” ne se référerait à rien. Et cela veut dire que je ne peux jamais rien prédiquer d’un sujet, car le prédicat ne peut désigner qu’un être abstrait. Mais les nominalistes continuent à philosopher comme si de rien n’était. Cette façon de philosopher comme si de rien n’était, est d’ailleurs très courante. Mais, si nous accordons l’être aux êtres abstraits, il y a aussi un prix à payer ; c’est évidemment une idée complètement extravagante. Ainsi, je ne voulais pas tenter ici de résoudre ce difficile problème, mais seulement l’exposer.

Maintenant, nous pouvons nous demander s’il existe vraiment des questions métaphysiques, c’est à dire pour lesquelles l’expérience ne pourrait rien dire. J’ai pris l’exemple de ce qui pourrait sembler la question la plus métaphysique qui soit. Dieu ou l’âme, s’ils existent, correspondraient à une substance ; alors que je me suis demandé s’il fallait accorder l’être à des êtres qui ne correspondraient à aucune substance. Et pourtant, cette question, je ne l’ai pas abordée de façon indépendante de l’expérience sensible ; rien que pour l’exposer j’ai dû faire appel à notre expérience de tous les jours. Qu’est-ce que cela pourrait signifier qu’une question soit métaphysique ? Je ne vois qu’un seul domaine qui pourrait être légitimement qualifié de métaphysique ; ce sont les mathématiques. À la condition toutefois que l’on fasse une différence entre être et exister. En effet, si l’on ne fait pas cette différence, en étudiant les mathématiques on ne connaît rien d’autre que celles-ci ; et on ne connait rien de ce qui est. Au contraire, si les êtres mathématiques sont des êtres réels, alors les mathématiques sont une connaissance, et la seule peut-être qui soit authentiquement métaphysique.

Cependant, la distinction entre des idées qui serait dérivées de l’expérience et d’autres qui n’en dériveraient pas est tout à fait intéressante ; mais elle est trop simpliste. Ce qui est simpliste, c’est de distinguer deux classes dans lesquelles il faudrait ranger toutes les questions et toutes les idées. Et, si ce critère est intéressant, ce n’est pas deux classes qu’il convient de distinguer, mais des degrés, et donc établir une hiérarchie. Et cela, même si l’évaluation de la place qu’il conviendrait d’attribuer à une théorie dans cette hiérarchie peut être délicate. Plutôt que de parler de théorie métaphysique, il me semble qu’il serait beaucoup plus intéressant de parler de l’éloignement, ou de la proximité, que peut avoir une théorie, ou une idée, par rapport à l’expérience. C’est à dire, tenter d’estimer dans quelle mesure une idée est plus ou moins spéculative, et dans quelle mesure l’expérience exerce sur elle une contrainte. Ou, pour employer le langage des scientifiques, dans quelle mesure on a introduit des hypothèses ad hoc ou des paramètres libres. Dans cet ordre d’idée, le matérialisme est une idée terriblement métaphysique.

Nous savons comment la science est souvent considérée comme le sommet de la hiérarchie entre science et métaphysique. C’est par la possibilité qu’elle offre d’être libre (relativement) de présupposé philosophique qu’elle acquiert ce statut aux yeux de certains. Mais, nous avons vu que cette garantie ne peut être offerte que pour un nombre limité de propositions. Ainsi, nous sommes amenés à élaborer une pensée qui déborde du cadre de la science. Cependant, il serait présomptueux de ne tenir aucun compte de ses acquis. Ainsi, la science peut être considéré non comme le sommet de la pyramide, mais comme la fondation, ou plutôt une des fondations, de la philosophie. Il serait stupide de philosopher aujourd’hui comme si les psychologues n’avaient rien dit, et de faire comme si l’inconscient n’existait pas. Et, il est tout aussi stupide de faire comme si le Big-Bang ou la théorie quantique n’existait pas, comme font cependant beaucoup trop de philosophes.

Est-ce que le philosophe doit uniquement s’appuyer sur les facultés communes aux hommes, l’expérience sensible et la raison, pour pouvoir s’adresser à tous, ou peut-il s’appuyer sur un éventuel autre mode de connaissance possible, quitte à renoncer à s’adresser à tous ?

La réponse à cette question, me semble-t-il, est dans ce que l’on considère être un philosophie. S’il est un ami de la sagesse, il ne peut se permettre de laisser de côté un mode de connaissance, surtout si celui-ci est décisif sur le contenu de sa pensée. Si philosopher est une fonction sociale, alors peut-être faut-il qu’il reste accessible à tous.

Pour celui qui considère que la sagesse est le but du philosophe et qu’il existe d’autre mode de connaissance, alors la philosophie est forcément élitiste. Mais il n’y a absolument rien qui dise que la philosophie ne devrait pas l’être, sauf des préjugés sociologiques modernes. Le philosophe n’a que faire de ces préjugés.

La philosophie n’est pas l’activité de ceux qui sont considérés comme philosophe que ce soit par la société ou par la communauté de ceux qui sont considérés comme tel, elle est recherche de la sagesse. Et le philosophe n’a pas d’autres considérations que cette recherche. Bien entendu, il aimerait la partager avec tout le monde, mais s’il ne le peut pas il réserve son discours à ceux qui peuvent le suivre. La philosophie occidentale a beaucoup oublié cette recherche de la sagesse. Quand on considère les travaux de la plupart de ceux qui sont considérés comme des philosophes, on voit mal où se niche cette recherche.

Pour satisfaire aux exigences que Kant imposait aux philosophes, le philosophe devrait-il renoncer à la sagesse ?

 

Je remercie Patrice Pissavin de l’aide qu’il m’a apporté en me faisant prendre conscience de certaines faiblesses de ce texte. Je le réécrirai ultérieurement.

 

Ce texte est en cours de remaniement. Je viens de m’apercevoir que j’ai mis en ligne un texte présentant une structure qui manque de cohérence. Dans quelque temps vous pourrez disposer d’une meilleure version.

Christian Camus – 23/04/2011

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[1] C'est à dire la possibilité de donner lieu à une expérience susceptible de l'invalider, il faut noter qu'il a émis lui-même des réserves sur sa position.

[2] Raymond Boudon Le juste et le vrai - Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, éditions Fayard, Paris, 1995, p. 536-537

[3] Le juste et le vrai, opus cité, p. 561

[4] Cité par James E. Alcock dans Parapsychologie: science ou magie ? traduction Carlier, réédition Flammarion, 1989, p. 210

[5] Par exemple, qu'il n'y ait pas un problème de sensibilité aux conditions initiales.

[6] Didier Vaudène (communication personnelle)

[7] L'enregistrement du quatuor K. 458 par le Quatuor de Budapest, en concert à New-York, est absolument sublime (NUOVA ERA 2384). Il s'est passé quelque chose d'exceptionnelle à ce concert. Malheureusement c'était en 1959, et l'enregistrement en public laisse à désirer. Une remarquable version, plus récente, est celle du Quatuor Italiano (STR 13609 ou Phillips 42 832‑2).

[8] On pourrait m’objecter que l’induction serait un de ces présupposés. Je répondrais que le problème de l’induction ne se pose de la même manière s’il s’agit d’une connaissance du présent ou du futur ou si l’on tente de faire une généralisation, comme de parler de lois de l’Univers. D’autre part, une telle affirmation suppose de rejeter un certain nombre de positions philosophiques comme le solipcisme ou le relativisme. Je ne peux pas prendre ces positions au sérieux. Je l’expliquerai au moins à propos du relativisme.

[9] Article de Helen Pearson, Nature, vol 441, 25 May 2006, 399-401

[10] Ludwig Wittgenstein Leçons et conversations (conférences sur l'éthique), éditions Gallimard, collection Idées, réédition 1982, p. 145-146

[11] Bertrand Russel Histoire de mes idées philosophiques, traduction Georges Auclair, réédition Gallimard, 1988, p. 276‑277

[12] Traduction J. Barni et P. Archambault, réédition Flammarion, 1976, p. 57