Qu’est-ce qui caractérise le christianisme ? (version courte)

Introduction

À la demande de quelques personnes rebutées par la longueur de mon texte je présente une version abrégée. Elle sera évidemment moins satisfaisante mais j’espère qu’elle leur donnera envie de digérer la version longue.

Ce qui caractérise un mode de pensée est souvent aussi son noyau dur, ce qui le distingue le plus radicalement des autres, c’est donc ce qu’il a de plus essentiel, au moins aux yeux de ceux qui l’adoptent. On pourrait donc s’attendre à ce que les adeptes d’une doctrine quelconque soient au moins d’accord entre eux sur ce qui la caractérise. On peut remarquer que, très souvent, il n’en est rien. Partagent-ils vraiment la même philosophie ? Michel de Certeau, prêtre, disait : « Le christianisme ne dit plus rien de propre. Il est insignifiant. Vous en tirez ce que vous voulez c’est n’importe quoi. »

Ce n’importe quoi porte d’abord sur ce qui est censé le caractériser. Sur ce point, voici quelques unes de leurs conceptions parmi les plus courantes : l’incarnation, la résurrection, la grâce, le pardon des ennemis, Dieu est Amour. Effectivement, c’est un peu n’importe quoi. Mais aucune de ces positions n’est satisfaisante à mes yeux, je vais devoir en rajouter une.

La question de la hiérarchie des valeurs

Pour aborder cette question, je vais faire appel à Nietzsche. Nietzsche pensait que la question fondamentale de la philosophie est celle de la hiérarchie des valeurs. Je ne partage pas la position de Nietzsche ni sur l’idée qu’elle serait la question fondamentale de la philosophie, ni sa définition de la notion de valeur, ni sa position sur la question des valeurs, ni le critère qui fonderait cette hiérarchie. Mais, l’importance attribuée à la question de la hiérarchie des valeurs me paraît extrêmement intéressante et Nietzsche a eu le mérite de la mettre au premier plan.

Et si elle n’est pas la question fondamentale de la philosophie, elle l’est au moins pour la partie de la philosophie consacrée aux questions existentielles. Elle l’est donc évidemment aussi pour les religions car une religion est essentiellement concernée par les questions existentielles. Une religion est avant tout une affaire existentielle, elle n’est pas concernée par le Dieu des philosophes et des savants, mais c’est un certain rapport au monde et à Dieu et c’est peut-être d’abord une hiérarchie des valeurs. Mais nous avons besoin d’une définition de la notion de valeur.

La notion de valeur

L’axiologie (la partie de la philosophie qui s’occupe des valeurs) est, à mon sens, une des branches essentielles de la philosophie. Tout ce qui concerne les questions existentielles peut être traité en termes de valeurs. Elle est cependant la parente pauvre de la philosophie. Une des raisons est peut-être qu’il n’y a pas de définition claire de la notion de valeur.

Je vais définir la notion de valeur en partant de notre vécu. Comment opérons-nous nos choix et surtout comment les justifions-nous ? Nous ne pouvons les justifier que par rapport à quelque chose de plus fondamental. Si ce quelque chose ne se suffit pas à lui-même il a également besoin d’être justifié. Cette autre justification devra elle-même se baser sur quelque chose de plus fondamental. Il arrive donc forcément un moment où la justification est ultime et où on ne peut aller plus loin. Nous tombons sur quelque chose qui est à lui-même sa propre justification.

Ainsi, c’est le caractère ultime, l’absoluïté, qui caractérise pour moi la notion de valeur. Non pas qu’elle soit forcément absolue en elle-même ; mais elle l’est au moins pour celui qui la considère comme telle. Bien évidemment, ce caractère ultime fait que pour lui, c’est ce qui lui est le plus précieux, ce qui concerne sa vie au plus profond. C’est bien pourquoi l’axiologie (au moins si on prend en ce sens la notion de valeur) ne saurait être considérée comme la parente pauvre de la philosophie, bien au contraire.

Je définirai donc ainsi la notion de valeur : “ Ce sans quoi quelqu’un estime que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue (ou perdrait beaucoup de son intérêt) est pour lui une valeur ”. Ce caractère ultime réduit drastiquement le nombre des valeurs. On peut citer de façon non-exhaustive : la Liberté, la Beauté, la Vérité, la Justice, l’Amour et le Bonheur. En rapportant cette définition à ce que quelqu’un estime comme telle, elle reste neutre car elle ne prend pas position sur la question de l’être des valeurs.

Ce caractère ultime justifie évidemment l’emploi de la majuscule. Ainsi, sa présence ou son absence indiquera en quel sens j’emploie le mot.

Caractériser ainsi la valeur est riche de conséquences. Cette définition confère aux valeurs une importance centrale, on pourrait même dire vitale. La valeur ici n’est pas le critère ce qui nous permet d’évaluer les choses, les évènements ou les actions, et encore moins cette évaluation elle-même, mais ce qui nous permet d’évaluer la vie même.

Et aussi, quand on a définit ainsi la notion de valeur la question de leurs rapports se pose immédiatement.

Qu’est-ce qui caractérise le christianisme ?

La primauté de l’Amour

Bien que, normalement, les chrétiens sont d’accord pour accorder la primauté à l’amour sur la sagesse, ils le mettent rarement en avant. Mais quand bien même ne serait-il pas les seuls à parler d’amour, au moins de façon cohérente, ils sont peut-être les seuls à accorder la primauté à l’amour sur la sagesse. Il y a déjà ici une opposition radicale avec la plupart des doctrines. Nombre d’entre eux doivent penser que toutes les religions parlent d’amour, je montrerais plus tard que c’est faux, mais même quand elles en parlent, elles n’accordent pas pour autant la primauté à l’amour sur la sagesse. Et ici, le christianisme se situe en rupture radicale avec toutes les autres doctrines.

La trilogie socratique

En effet, Socrate a affirmé que la vie des hommes s’organisait autour du schéma suivant :

sagesse

vertu

Bonheur

Il est intéressant de remarquer que l’on retrouve ce schéma partout et qu’il sous-tend presque toutes les doctrines, mais souvent de façon modifiée et sous la forme plus générale :

connaissance

action

Bonheur

Le marxisme, par exemple, se situe clairement dans une telle perspective, la sagesse devient la science (marxiste évidemment), la vertu devient la praxis et la finalité reste le Bonheur de l’humanité. D’une manière ou d’une autre, c’est toujours l’intelligence (sous des formes qui peuvent être conçues très différemment) qui est mise en avant comme la première des facultés humaines et celle qui doit guider notre action et notre recherche du Bonheur.

Le christianisme, par contre, met l’amour au premier plan des facultés humaines. Et surtout, il le met devant l’intelligence (quoi que ce soit que l’on entende par là). Ainsi, il rompt très clairement avec la trilogie socratique ainsi qu’avec la plupart des doctrines, et peut-être toutes.

Toutefois, il y a deux façons radicalement différentes de rompre avec cette trilogie. Et il reste encore une question plus profonde à poser sur laquelle la position des chrétiens n’est pas du tout univoque. À quoi l’amour se substitue-t-il dans cette trilogie ? Prend-t-il la place de la sagesse ou du Bonheur ? Ou plus exactement peut-être, prend-t-il la place de la sagesse pour devenir le moyen du Bonheur, ou l’Amour prend-t-il la place du bonheur en éliminant la trilogie ? L’amour est-il le moyen du Bonheur, ou est-il à lui-même sa propre signification ? Ou bien encore : la valeur suprême pour le christianisme reste-t-elle le Bonheur avec l’amour comme moyen, ou bien fait-il de l’Amour la valeur suprême ? Avec le christianisme, nous ne sommes donc plus dans la trilogie socratique, même sous une forme modifiée, mais en face de deux modes possibles :

amour

Bonheur

Amour

Cela veut dire qu’il n’y a pas un christianisme, mais deux. En tout cas, c’est là l’opposition la plus radicale que l’on peut faire à l’intérieur du christianisme. On peut s’en étonner. Ainsi le christianisme représente une conception radicalement différente de ce qui constitue la grande affaire de la vie pour nombre d’entre nous.

Définition des deux formes d’interprétation du christianisme

J’appellerai primauté relative de l’amour la conception selon laquelle l’amour est conçu comme le moyen du Bonheur. Je nommerai primauté absolue de l’Amour la conception selon laquelle l’Amour prime le bonheur. Il faut noter qu’il s’agit d’une primauté existentielle et non d’une primauté logique. La primauté logique revient toujours à la Vérité. Toute pensée doit être évaluée selon l’angle de sa vérité ou de sa fausseté, au moins quand on est philosophe. C’est-à-dire quand on refuse radicalement de vivre de rêves et d’illusions. La Vérité, au moins d’un point de vue logique, reste donc la valeur première. Autrement dit encore, donner sens à la notion d’amour ne dispense pas de se poser la question de savoir si l’amour a un sens. Et évidemment, cette question est logiquement première.

Le christianisme diverge de toutes les philosophies. Il faudra peut-être émettre des réserves sur ce “ toutes ”. Toutes confient à la sagesse, ou à la connaissance, le soin de répondre à la question : “ Quoi faire ? ”. Toutes confient à l’intelligence le soin de nous guider dans la vie. Pour le christianisme, c’est l’Amour qui doit guider nos vies. Un acte qui ne repose pas sur l’Amour est un acte vide. Le christianisme attribue à la sagesse ou à l’intelligence une place seconde. Par rapport à la notion d’amour on peut donc établir trois positions :

1) Enseigner l’amour comme faisant partie de la vie, en le reléguant à une place seconde.

2) Affirmer la primauté de l’amour (par rapport à la sagesse et comme moyen du Bonheur).

3) Affirmer la primauté absolue de l’Amour.

Les trois formes du catholicisme

On trouve ces trois formes dans le catholicisme (c’est valable aussi pour l’orthodoxie et peut-être pour le protestantisme). La première correspond donc à une des formes de la trilogie socratique. Cette forme a même été dominante. On peut difficilement considérer que cette forme soit authentiquement chrétienne vu la place extrêmement claire que tient l’amour dans les évangiles.

Cette conception dominante, dans les siècles passés, voulait que l’enseignement donné par l’Église dicte les actions qui doivent nous conduire au paradis. Cette conception correspond à la devise : “ Le paradis est pavé de bonnes intentions ”. L’intention et l’amour ne compte pour rien dans cette perspective. Ce sont les actions elles-mêmes qui comptent, quelles que soient les intentions qui les sous-tendent. On peut considérer que c’est une forme vraiment vulgaire du christianisme et peut-être la pire trahison du message du Christ. S’il fut une époque où c’était la forme principale il semble qu’elle n’ait plus guère court aujourd’hui, au moins en Occident. Le souci du salut plombait le christianisme et il est souvent remplacé aujourd’hui par une recherche du Bonheur ici-bas. Ce souci s’est envolé avec l’abandon de l’idée d’enfer.

La troisième position, des saints l’ont exprimé, des poètes aussi. Il y a toujours eu des chrétiens pour affirmer que l’Amour était désintéressement, gratuité. Dans l’histoire de l’Église on rencontre des personnes qui affirment, par exemple, qu’elles seraient prêtes à aller en enfer par amour pour Dieu, comme François de Sales. Mais, à ma connaissance, les philosophes ou les théologiens n’ont que rarement effleuré ce sujet. Ainsi, ce que je dis n’est absolument pas nouveau en substance, mais seulement dans la forme.

Le christianisme comme subversion radicale

Le christianisme représente donc une subversion radicale car il n’y a pas de subversion plus radicale que de renverser la hiérarchie des valeurs. Un autre concept que j’emprunterai à Nietzsche est celui du renversement des valeurs. Le Christ opère ainsi un renversement radical de la hiérarchie des valeurs.

C’est aussi la raison pour laquelle il a été lui-même radicalement subverti et complètement trahi par les chrétiens. Il n’y a d’ailleurs pas de quoi s’étonner, peu d’hommes étaient prêts à accepter une telle subversion et se trouvait à la hauteur de ce que proposait le Christ.

Les conflits de valeurs

Vérité et Bonheur peuvent représenter deux termes d’un conflit de valeurs. L’existence de ce type de conflit est assez évidente. Nous avons parfois un choix à faire entre une vérité qui dérange et une illusion qui rassure. Existe-t-il d’autres types de conflits de valeurs qu’entre Vérité et Bonheur ? Il est assez évident aussi qu’il existe des conflits d’ordre moral. Ce que nous estimons devoir faire n’est pas forcément ce que nous aurions envie de faire. Seuls les salauds ne connaissent pas ce type de conflits.

Le conflit Amour/Bonheur

Je vais approfondir le conflit entre Amour et Bonheur. La question clé par rapport à ce problème est : l’Amour est-il pure joie ? Il semble que ce soit une mode aujourd’hui, pour nombre de chrétiens, de penser que le christianisme consiste à vivre dans la joie du Christ. Ils doivent sans doute considérer que l’amour est pure joie, ce qui n’a rien d’évident. Ils doivent penser qu’avec le christianisme ils ont trouvé ce que tout le monde (à leurs yeux) cherche, c’est-à-dire le moyen d’atteindre un bonheur sans mélange. Bien sûr, ils auraient encore beaucoup de chemin à faire, mais ils seraient sur le bon. Mais prennent-ils leur rêve pour une réalité ?

Quand nous posons une telle question c’est évidemment par rapport à un amour dépouillé, au-dessus de ce que l’on appelle normalement “ amour ” dans l’état actuel d’involution de l’humanité. L’amour dont nous parlons ici n’est pas centré sur une ou plusieurs personnes particulières. Il est clair que l’amour-attachement n’est pas dépourvu de souffrance, mais ce n’est pas de celui-là dont nous parlons.

Si l’amour est pure joie, qu’en est-il des souffrances de la compassion ? Compassion signifie “ souffrir avec ”. La compassion empêche évidemment de considérer si facilement l’Amour comme étant pure joie. Ne doit-on pas plutôt le considérer comme pouvant être source de joie et de souffrance ? Mais dans ce cas, peut-on encore le considérer comme le moyen du Bonheur ? Ou bien, ne peut-il plus alors qu’être à lui-même sa propre signification ? Si l’amour ne peut être considéré comme le moyen du bonheur, le bonheur doit être sacrifié sur l’autel de l’Amour. Et l’Amour n’a pas moins de sens ni de “ valeur ” quand il signifie souffrance que quand il est source de joie.

Comment serait-il possible de considérer l’Amour comme étant pure joie ? C’est-à-dire : comment pourrait-on concevoir un amour sans compassion, ou une compassion sans souffrance ? Je ne vois pas ce que pourrait être un amour sans compassion ; mais une compassion sans souffrance, peut-être.

La compassion

La question de la compassion me semble très délicate. Si l’Amour a un sens, que faisons-nous devant l’immense souffrance de l’humanité ? Je ne demande pas ici comment nous agissons, mais comment nous réagissons. Je m’en tiendrais à l’humanité, bien que nous n’ayons aucune raison de nous limiter à elle. Comment cette souffrance, si nous aimons, pourrait-elle nous laisser indifférents ? Et si les souffrances de la compassion croissaient en même temps que l’Amour ? « Car avec beaucoup de science, il y a beaucoup de chagrin ; et celui qui accroît sa science, accroît sa douleur. » dit l’Ecclésiaste. Et si c’était plus vrai encore pour l’Amour que pour la connaissance ?

On peut même imaginer que les souffrances de la compassion plombent complètement le bilan joie/souffrance à tel point qu’il ne serait plus du tout satisfaisant. L’Amour serait alors une sombre tragédie et la compassion sans limite ? Si c’était le cas, combien en resteraient-ils parmi nous pour croire encore malgré tout en l’Amour coûte que coûte ? J’ai l’impression que nous ne serions plus très nombreux.

L’Amour est-il à lui-même sa propre signification ? Ou devons-nous renoncer à l’amour pour préserver le Bonheur ? En tout cas, il serait temps peut-être d’arrêter de se raconter des histoires en affirmant sans réflexion que l’Amour est pure joie.

Toutefois, dans une perspective réincarnationiste et évolutionniste on peut difficilement considérer la condition humaine comme aussi tragique qu’elle semble en avoir l’air. J’ai abordé dans un autre texte la question de la souffrance (cliquez ici). Si elle est juste, ou nécessaire, la condition humaine n’est pas aussi tragique qu’elle en a l’air et cela tempère la compassion. La justice et la nécessité peuvent sans doute tempérer la compassion, mais les tempèrent-elles au point de l’annuler ?

Si la justice et la nécessité tempèrent la compassion, peuvent-elles la tempérer au point de faire disparaître la souffrance ? Nous ne pouvons pas répondre à cette question. En effet, une des conditions nécessaires seraient que la souffrance soit totalement juste et nécessaire. Il me semble que nous ne pouvons rien affirmer de tel. L’affirmerions-nous qu’il ne serait pas sûr pour autant qu’elles soient suffisantes. Mais si elles la tempèrent jusqu’à ce point, la compassion a-t-elle encore un sens ? La seule façon d’affirmer que l’Amour est pure joie consiste à affirmer que la justice et la nécessité tempère la compassion au point de l’annuler. Affirmation plutôt hasardeuse.

C’est l’Amour qui a conduit le Christ sur la croix

En tout cas, il me semble que les chrétiens ne pourraient pas faire une telle affirmation. En lisant les évangiles, on peut difficilement ne pas voir que le Christ compatissait et souffrait par compassion.

Mais aussi, pour tous les chrétiens, normalement, c’est l’Amour qui a conduit le Christ sur la croix, et même l’accomplissement de l’Amour. Il me semble difficile d’échapper à l’idée que c’est cela le christianisme : que l’amour ne va pas sans souffrance. Quant à ne voir dans la croix qu’un passage obligé qui devrait déboucher sur la pure joie du Paradis, cela aussi me paraît difficile, car, même au Paradis, il devrait au moins rester les souffrances de la compassion.

L’histoire des saints montre qu’aucun n’a dépassé la souffrance. Thérèse d’Avila expliquait même que Dieu était à la fois dans un mélange de joie et de souffrance, et il ne peut évidemment s’agir que des souffrances de la compassion. Comment ne pas penser que l’Amour vaut par lui-même, et peu importe de savoir si le bilan joie/souffrance est satisfaisant ?

Il convient de donner un nom à la position que je défends. C’est typiquement une philosophie aristocratique, au vrai sens du terme. C’est-à-dire, au sens où l’entend Alain de Benoist quand il dit : « Le caractère constant de la morale aristocratique est d’être capable d’agir contre ses intérêts. » Cependant, ce nom ne convient pas. Elle n’est aristocratique que dans le monde où nous vivons. Dans une société où il n’y aurait que des aristocrates, il n’y aurait plus d’aristocrate. Comment nommer une philosophie qui considère que l’Amour, la Vérité, la Liberté, la Justice sont des valeurs mais pas le bonheur auxquels il doit être sacrifié ? L’appeler une philosophie noble me semble convenir mieux.

Le christianisme est une philosophie noble et en cela réside sa réelle spécificité. Le Christ nous a invités à vivre noblement. Et rien d’autre, le reste, n’est que du vent. Malheureusement, c’est loin d’être évident pour la plupart des chrétiens. Et faire de l’amour le moyen du Bonheur, ou interpréter le christianisme en mode socratique, c’est lui ôter toute grandeur, toute noblesse. C’est malheureusement ce que la plupart des chrétiens ont fait.

Pourtant, si on considère la vie de nombre de ceux qui ont été reconnus saints dans l’histoire de l’Église, la noblesse est bien le caractère le plus apparent de leur vie. Les saints, contrairement à ce qu’imaginent les pense-petits, ne sont pas désignés par l’Église comme objet pour l’adoration des fidèles. C’est une déviation du christianisme populaire. Ils sont donnés comme exemple de vie, comme modèles. C’est tout autre chose. Et en quoi sont-ils des modèles sinon par la noblesse de leur vie ? Ils ont mis l’Amour au centre de leur vie et non la recherche du bonheur. Un saint n’est pas non plus un champion de l’ascèse comme le conçoivent d’autres pense-petits qui n’y ont vraiment rien compris. Ce sont des champions de l’Amour, même si, en ce qui concerne l’ascèse, certains ont fait très fort. Notre culture a presque complètement perdu le sens de la notion de sainteté et cela même chez nombre de chrétiens, c’est dommage, car c’était sans doute ce que nous avions de plus précieux.

Le trésor de l’Église

Les chrétiens sont assis sur un trésor dont ils ne profitent pas et empêchent les autres d’y accéder. Ce trésor, c’est tout simplement l’offre que nous a présenté le Christ de vivre noblement. Ce que la plupart des chrétiens n’ont pas malheureusement comprit. Et le succès du christianisme tient peut-être à l’oubli de ce trésor. S’ils l’avaient réalisé, je ne suis pas sûr que le christianisme ait intéressé grand monde. Inviter à vivre noblement, à sacrifier son bonheur en raison d’autres valeurs sans souci de profit personnel, n’est pas quelque chose qui puisse séduire beaucoup de personnes. Les promesses de bonheur sont beaucoup plus séduisantes qu’il s’agisse du bonheur sur Terre ou dans l’au-delà. Et les idées marchent essentiellement à la séduction. Et elles ne sont généralement que l’expression de notre caractère et de nos désirs.

Accorder la primauté absolue à l’Amour signifie que l’Amour est gratuité. La gratuité, c’est la noblesse même. Le christianisme est la doctrine la plus noble qui soit, au moins quand il est compris sous ce mode. C’est sans doute cela « n’être pas du monde ». L’esprit du monde, c’est l’esprit de Socrate, la primauté accordée à la sagesse. Cette notion apparaît souvent dans les évangiles où elle semble essentielle, mais sans qu’il soit précisé en quoi elle consiste.

 « Car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. » C’est la trilogie socratique qui est sagesse aux yeux des hommes et folie aux yeux de Dieu. Mais accorder la primauté absolue à l’Amour est folie aux yeux des hommes et sagesse aux yeux de Dieu.

« La glorieuse liberté des enfants de Dieu. » est une expression chère à l’Église. Mais je ne suis pas sûr qu’elle comprenne toujours très bien compris ce qu’elle signifie. La glorieuse liberté des enfants de Dieu est celle de ceux qui sont mus par l’Amour sans souci de profit personnel.

Le renoncement au bonheur ne veut pas dire que l’on va être malheureux. On peut être très heureux en ayant renoncé au bonheur. Cela signifie que le bonheur n’est plus un problème. On cueille les plaisirs, les joies tout au long de notre route, mais ce n’est plus un but, cela fait juste partie de la vie mais n’est plus le centre. L’Amour a pris le centre. Mais il n’est pas grand monde qui soit prêt à opérer un tel renoncement.

Mais à vrai dire, il n’y a même pas à renoncer. Il n’y a pas à faire une idéologie du renoncement au bonheur en croyant peut-être que l’on va trouver ainsi l’amour. La recherche du bonheur tombe d’elle-même le moment venu quand on a vraiment mis l’Amour au centre de sa vie. On trouve ce que l’on trouve en renonçant au bonheur, ce n’est pas le problème. Le renoncement au bonheur ne se fait pas par rapport à un but. On dit volontiers que le secret du bonheur est de ne pas le chercher. Mais cesser de le chercher pour le trouver, c’est encore le chercher.

Le christianisme nous invite à sortir de notre vraie misère : la misère spirituelle. En cela, c’est bien une doctrine du salut. Mais ce salut ne consiste pas à faire des actions qui plaisent à Dieu pour aller au paradis, c’est une mentalité d’esclave. Il ne consiste pas non plus en ceci que le fils unique de Dieu serait mort sur la croix pour racheter nos péchés, c’est totalement immonde et stupide. La misère spirituelle c’est de considérer que toute notre vie s’articule autour d’une recherche égocentrique de Bonheur. Ce que le Christ nous a apporté, c’est de nous montrer un chemin de vie qui n’ait plus rien d’égocentrique. Et c’est en cela que réside le salut. Le salut ne consiste pas à sauver son âme, mais à trouver un mode de vie qui fasse que la vie soit digne d’être vécue. Et digne d’être vécu ne signifie pas du tout valoir la peine d’être vécu. Valoir la peine d’être vécu cela voudrait dire que l’on puisse escompter que le bilan plaisir/souffrance serait satisfaisant. Cela, c’est la vraie misère, une vraie vie de chien.

Une vie dans laquelle le bilan plaisir/souffrance serait très satisfaisant serait toujours une vie misérable dans la mesure où l’on n’a en vue que ce bilan. Le Christ nous invite à sortir de cette sordide comptabilité par le haut, c’est-à-dire par l’Amour.

La recherche de la Vérité, la conquête de la Liberté, l’accomplissement de l’Amour cela suffit comme programme dans la vie, il n’est pas nécessaire de rechercher le bonheur par-dessus le marché. Et surtout pas de faire de la vérité, de la liberté ou de l’amour le moyen de ce Bonheur, mais plutôt de sacrifier le bonheur, quand c’est nécessaire, à la Vérité, à la Liberté ou à l’Amour. Voilà ce que nous enseigne le christianisme authentique. Aucune doctrine imaginée par les hommes n’a été aussi sublime. L’occident est en train de perdre ce qu’il a de plus précieux. Ou tout au moins, il ne l’avait jamais vraiment trouvé. Et peut-être même que nous avions besoin de cette déliquescence du christianisme pour trouver un christianisme authentique. Les individus qui avaient réellement compris ce qu’est le christianisme n’ont toujours constitué qu’une très faible minorité. C’est normal, le christianisme est une pensée trop haute pour la plupart des hommes, il a fallu qu’ils le rabaissent à leur niveau.

Qu’en disent les évangiles ?

Ce qui caractérise le christianisme devrait être ce que les chrétiens sont en commun et ce qui les sépare le plus des autres religions. Comme les chrétiens ne sont absolument pas d’accord sur ce point, c’est seulement aux évangiles qu’il faut demander ce qui caractérise le christianisme.

Quelle est la hiérarchie des valeurs implicite des évangiles ? Le problème, en effet, est qu’elle est implicite. On ne raisonnait pas en ces termes à l’époque et les évangiles ne sont pas un traité de philosophie.

Tout d’abord, je pense qu’une des bonnes manières de les lire consiste à essayer plusieurs grilles de lecture différentes et de voir quelle grille colle le mieux. Il me paraît clair que la conception selon laquelle l’Amour serait la valeur suprême est la meilleure grille.

Une objection qui viendra à l’esprit de beaucoup provient évidemment des Béatitudes. Tout d’abord les Béatitudes ne sont, tout au plus, qu’une promesse de bonheur, on ne peut pas en tirer l’idée que le Bonheur serait la valeur suprême. Mais surtout, depuis Chouraki on ne peut plus accepter cette traduction si aisément. Dans les Béatitudes, ce que l’on traduit habituellement par « Heureux », il écrit « En marche ». On sait qu’il a cherché à effectuer une traduction littérale de la Bible. À cet objectif, il a même sacrifié l’intelligibilité. Il devait donc sans doute avoir de très bonnes raisons pour opérer cette traduction.

D’ailleurs, le mot “ bonheur ” n’apparaît jamais dans les évangiles, c’est seulement le mot “ heureux ” que l’on trouve. Il faut noter qu’il y a une grande différence entre heureux et bonheur. Heureux marque un état, bonheur constitue un but. Jamais dans les évangiles on ne peut trouver l’idée que le bonheur serait le but que les hommes devraient se fixer.

Faire du Bonheur la valeur suprême et l’amour le moyen de ce Bonheur, c’est toujours être dans une démarche égocentrique. Et les évangiles sont un réquisitoire constant contre l’égocentrisme.

« Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? En ton nom que nous avons chassé les démons ? En ton nom que nous avons fait bien des miracles ?

Alors je leur dirai en face : Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité. »

Qu’est-ce donc qui pouvait manquer à ceux qui ont prophétisé et chassé les démons ? Que pouvaient-ils faire de mieux ? Ce qui leur manquait est évidemment de ne l’avoir pas fait gratuitement, de l’avoir fait en vue de gagner le paradis. Les mauvais ouvriers ici sont évidemment ceux qui ne travaillent pas gratuitement, qui recherchent leur propre bonheur, il ne leur manque que l’Amour.

« Les fils des ténèbres sont plus avisés que les enfants de Lumière » C’est très clairement la primauté de l’amour sur l’intelligence qui est affirmé ici.

Le Christ dans les évangiles donnait-il l’apparence de quelqu’un qui vivait dans la “ joie du Christ ”, comme nombre de chrétiens aiment à dire ? Ou de quelqu’un qui connaissait joie et souffrance ? Les évangiles nous montrent sans arrêt un Christ compatissant et pleurant parfois. Il semble assez clair qu’il a connu la souffrance, et pas seulement celle de son martyr, mais aussi les souffrances de la compassion. On ne peut pas penser, à partir des évangiles, que l’amour serait pure joie. Si l’amour n’est pas pure joie, comment pourrait-on le considérer comme le moyen du Bonheur ? L’amour au Ciel serait-il pure joie ? Mais en étant sur Terre le Christ ne cessait pas d’être au Ciel. Mais il serait tout de même assez bizarre que de passer la porte du Ciel tempère les souffrances de la compassion au point de les annuler. La phrase la plus importante des évangiles est peut-être celle-ci :

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. »

Il est clairement exprimé par ailleurs que l’Amour est l’essentiel, mais dans cette phrase il exprime en quoi consiste le plus grand amour. Sacrifier sa vie est en effet un des plus grands actes que l’on puisse poser. Je n’en vois qu’un qui soit réellement plus grand : sacrifier sa vie au jour le jour. Donner sa vie n’est pas forcément synonyme de perdre la vie.

Attitude des chrétiens

Selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre des trois perspectives que j’ai expliqué le rapport à la vie change totalement. La question de la hiérarchie des valeurs est la question la plus haute par rapport aux questions existentielles, et donc celle qui influe le plus sur ces questions.

Cela signifie donc que la hiérarchie des valeurs que l’on adopte divise les hommes le plus profondément. Des personnes qui n’adoptent pas la même position sur cette question sont étrangères l’une à l’autre, même si elles partagent les mêmes croyances.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance que représente l’amour pour beaucoup d’entre nous. Même si, évidemment, ce mot recouvre une signification profondément différente selon les individus. Héloïse, François d’Assise ou Messaline ne l’entendait évidemment pas du tout de la même façon. Mais en dehors des significations différentes, il reste le statut qu’on lui accorde. Il n’existe pas de clivage plus important, au sein du christianisme, que celui-ci. Catholicisme, protestantisme, orthodoxie, tout cela n’a pas de signification réellement profonde, l’essentiel est la hiérarchie des valeurs à laquelle on se réfère. Adopter telle ou telle croyance est quelque chose de tout à fait différent que d’adopter une hiérarchie des valeurs. Le plus important, bien sûr, n’est ni l’un ni l’autre, mais l’amour que l’on porte. Mais adopter l’une ou l’autre hiérarchie des valeurs dépend peut-être de l’amour que l’on porte.

Le christianisme est donc complètement traversé par cette question. Elle a travaillé implicitement la conscience chrétienne tout au long de son histoire. Il serait temps qu’elle la travaille explicitement. L’Église a pris position officiellement sur des quantités de questions. Mais sur ce qui nous sépare radicalement, et sur ce qui conduit à des interprétations radicalement différentes du christianisme, l’Église n’a jamais pris position. La question a été enterrée.

Depuis deux mille ans le christianisme a accumulé une quantité monumentale d’écrits. Malgré toutes les conceptions divergentes sur la spécificité du christianisme, sa véritable spécificité n’a jamais été clairement exprimée. C’est pourtant une question primordiale.

Le christianisme a représenté une chance immense pour le monde. Renverser les valeurs, affirmer que le bonheur n’est pas la valeur suprême, que nous avons autre chose à faire que de courir après notre petit bonheur comme l’âne après la carotte, quelle révolution pour l’Esprit ! Que les chrétiens ont pratiquement gâchée. En ce qui concerne l’Église, ceux qui comprenaient le christianisme ont même parfois soigneusement été tenus à l’écart. Elle a persécuté les chrétiens les plus authentiques comme Jean de la Croix ou le Padre Pio. Il est vrai qu’elle les a reconnus après. Mais en les reconnaissant, elle n’a pas vraiment retenu la leçon qu’ils nous enseignaient et qui était que le bonheur n’est pas la valeur suprême. Elle a tout de même une excuse : le Christ n’a pas vraiment fait ce qu’il fallait pour être compris. C’est le moins que l’on puisse dire.

Les chrétiens déplorent la déroute du christianisme. Mais il faudrait qu’ils se rendent compte qu’ils font tout ce qu’il faut pour en dégoûter les autres. Ils devraient comprendre qu’il devrait commencer par faire le ménage chez eux, c’est-à-dire dans leur tête.

La seule façon légitime par laquelle les chrétiens pourraient en dégoûter les autres ce n’est pas en débitant d’infâmes sornettes mais en présentant un idéal de vie pour lequel ceux-ci ne se sentent pas à la hauteur. La seule manière légitime d’en dégoûter les autres consiste à proposer la hiérarchie des valeurs que je propose. Affirmer que la hiérarchie des valeurs du christianisme ne correspond en rien à celle de ceux qui sont du “ monde ”, une conception qui est sans doute trop haute pour la plupart des hommes. Il n’y a aucune doctrine concurrente qui présente un idéal de vie aussi élevé. Et de ce point de vue, il n’y en a pas beaucoup qui soit aussi susceptible de dégoûter autant les êtres humains.

Il me faudrait maintenant montrer qu’il s’agit bien là d’une réelle spécificité du christianisme en le comparant aux autres religions. Je suis en train de préparer cette partie pour la version complète.

Christian Camus — 15/08/2013