Le dialogue interreligieux

Le dialogue interreligieux est à la mode. Les motivations qui inspirent les participants sont diverses. Il s’agit de faire la paix dans le monde, de se découvrir, de se comprendre, d’échanger des techniques. Ses protagonistes veulent se rencontrer sur ce qui les rassemble mais éviter soigneusement ce qui les sépare. Leurs idées respectives y sont rarement discutées et mises en question. Les débats se déroulent généralement sous le contrat implicite : “ Vous gardez vos idées et nous gardons les nôtres ”. S’agit-il d’authentiques dialogues ? Examinons comment Rome les envisagent :

« L’Église catholique propose quatre formes de dialogue :

– Le dialogue de la vie, où les gens s’efforcent de vivre dans un esprit d’ouverture et de bon voisinage, partageant leurs joies et leurs peines, leurs problèmes et leurs préoccupations humaines ;

– Le dialogue des œuvres, où il y a collaboration en vue du développement intégral et de la libération totale de l’homme ;

– Le dialogue des échanges théologiques, où des spécialistes cherchent à approfondir la compréhension de leurs héritages religieux respectifs et à apprécier les valeurs spirituelles des uns et des autres ;

– Le dialogue de l’expérience religieuse, où des personnes enracinées dans leurs propres traditions religieuses partagent leurs richesses spirituelles, par exemple par rapport à la prière et à la contemplation, à la foi et aux voies de recherche de Dieu ou de l’Absolu.[1] »

Dans ces entretiens, il n’est pas prévu que l’on puisse échanger des arguments. Jamais il n’est question de s’interroger sur les fondements même de la doctrine catholique ni d’écouter les critiques que l’on pourrait y faire. La forme de dialogue que j’aimerai instaurer est celle-là même que l’Église ne propose pas. Voyons maintenant la position du Dalaï lama :

« Si nous entamons une polémique à propos de nos divergences de vue, nous allons nous mesurer, nous critiquer mutuellement, et cela ne nous mènera nulle part. Nous pourrions en débattre à perte de vue sans autre résultat que de nous quereller et de ne rien accomplir du tout. Mieux vaut aller droit au but qui est commun à ces différents systèmes et nous en tenir à ce qui nous unit : l’amour, la compassion, le respect d’une force supérieure. Aucune religion ne croit que le progrès matériel peut à lui seul faire le bonheur de l’humanité. Elles sont toutes unanimes dans leur foi en des forces qui mènent au-delà de cet objectif et toutes mettent l’accent sur les efforts à faire dans le domaine social.

Mais cela n’adviendra que si une bonne entente règne entre elles. Jadis, des conflits ont parfois divisé les groupes religieux. L’étroitesse d’esprit et d’autres facteurs de discorde en furent les ferments. Il ne faut pas que cela se reproduise. Si nous réalisons bien ce que signifie une religion dans le contexte mondial actuel, nous dépasserons sans peine ces querelles inopportunes. Nous ne manquons pas de points communs pour nous rapprocher et tomber d’accord. Faisons front ensemble, côte à côte dans le respect, la solidarité, en bonne intelligence et conjuguons nos efforts pour aider l’humanité. Notre but passe nécessairement par l’épanouissement de la compassion chez tous.[2] »

Le Dalaï lama a sans doute raison sur un point. Un dialogue portant sur les divergences peut tourner à la querelle. Mais ce risque n’existe qu’avec ceux qui ont trouvé et sont décidés à camper fermement sur leurs positions, pas avec ceux qui cherchent et qui ont l’esprit ouvert. Nous ne nous adresserons donc qu’à ceux-là. Les authentiques chercheurs de vérité ne cherchent pas à faire prévaloir leur petit point de vue coûte que coûte et évitent ainsi ce genre d’écueil. Pour eux les critiques pertinentes sont les bienvenues et ne sont pas des occasions de se quereller, mais de s’interroger.

Quelle que soit la profondeur de leurs désaccords philosophiques, le pape et le Dalaï lama se rejoignent sur une commune détermination : à l’issue de ces dialogues, ils pourront continuer à penser de la même façon. Pour le Dalaï lama non plus, il ne s’agit pas d’essayer de mettre au jour les divergences les plus profondes et de voir les arguments respectifs valider (ou invalider) une conception.

C’est le contraire que nous aimerions faire ici. Nous mettrons en pleine lumière les divergences les plus profondes et les plus fondamentales. Ce sont elles qui rendent le dialogue intéressant. Nous voulons argumenter pour tenter de savoir qui a raison. Il ne s’agit seulement de penser ensemble, rien d’autre pour l’instant. Et en dépit de ceux qui cherchent à conforter leurs positions plutôt qu’à les confronter. Écoutons encore le Dalaï lama :

« Certains pensent que le moyen le plus raisonnable d’atteindre l’harmonie et de résoudre les problèmes de l’intolérance religieuse est d’établir une religion universelle valable pour tous. Or, j’ai toujours pensé que nous devons avoir des traditions religieuses différentes parce que les êtres humains possèdent tant de dispositions mentales différentes : une religion ne peut tout bonnement pas satisfaire les besoins de tant d’individus. Si nous essayons d’unifier les religions du monde en une seule, nous allons perdre maintes qualités et richesses de chacune des traditions. C’est pourquoi je pense qu’il est préférable, malgré le nombre de conflits qui naissent au nom de la religion, de maintenir le pluralisme des traditions. Malheureusement, si la diversité est mieux à même de satisfaire les besoins des diverses dispositions mentales de l’humanité, cette diversité est par nature une source potentielle de conflits et de désaccords. C’est pourquoi les adeptes de toutes les traditions doivent redoubler d’effort pour dépasser l’intolérance et l’incompréhension et rechercher l’harmonie.[3] »

Le but de la religion, pour le Dalaï lama, n’est pas de dire le vrai, mais de répondre à des besoins. Et si une illusion, une mystification, comblait un besoin, faudrait-il l’accepter ? Les matérialistes se sont souvent faits les champions de la démystification. Pourquoi serait-elle leur apanage ? Un spiritualiste peut partager totalement cette volonté de démystification. Mais il semble que peu d’entre nous la partagent.

Nous ne chercherons pas à répondre à des besoins humains. Quand bien même une religion ou une philosophie aurait été établie et acceptée dans le monde entier. Quand bien même l’établissement d’une telle doctrine aurait créé l’harmonie et la paix dans le monde, la question de sa vérité ou de sa fausseté resterait posée. Et nous la poserions exactement de la même façon, quand bien même nous devrions courir le risque de devoir conclure à sa fausseté et détruire ainsi l’harmonie et la paix du monde. Nous la poserions au moins pour ceux que cela intéressent. Que les autres continuent à rêver et à adopter les idées qui leur conviennent, non celles qu’ils ont jugé bonnes par un examen soigneux et attentif.

 Nous n’avons aucune concession à faire à quoi que ce soit. La Vérité prévaut devant toute autre considération. Notre démarche est purement philosophique. Alors que la philosophie est la grande absente de ces rencontres interreligieuses. Et pour être authentiquement philosophique, elle doit renoncer à tout but d’ordre pragmatique quel qu’il soit.

Les seules idées qui vaillent sont celles qui sont conformes à la réalité, pas à nos désirs. Et s’il en reste peu qui soient capables de supporter un examen approfondi et une critique sérieuse, mieux vaut nous contenter de ce peu plutôt que d’accepter de pseudo-dialogues. C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart d’entre nous ne sont pas intéressés par un tel dialogue. À défaut de Vérité (ou de vérités), ils préfèrent se contenter de rêves et d’illusions. Ceux qui ont trouvé sont rarement disposés à s’interroger et à remettre en cause ce qu’ils ont trouvé.

 Quand nous parlons du Dalaï lama, de quelle version s’agit-il ? Puisque le personnage est censé se réincarner. Conserve-t-il les mêmes attitudes d’une naissance à une autre ? Voici ce que raconte Frédéric Lenoir :

« Parti avec le désir secret de découvrir le royaume du prêtre Jean, officiellement pour mieux connaître cette « religion du diable » et l’attaquer dans son sanctuaire le plus vénéré et le plus inaccessible (le voyage des pères Huc et Gabet pour atteindre Lhassa dura dix-huit mois !), les deux missionnaires font très explicitement part au régent du jeune dalaï-lama de leur désir de convertir tous les Tibétains à la « seule véritable religion ». En un mot, ils expliquent avec une naïveté touchante au représentant du chef spirituel et temporel du Tibet qu’ils viennent de l’autre bout du monde pour planter la croix au sommet du Potala ! Les missionnaires reçoivent cette réponse qui les ébranle sans doute plus profondément que si le régent leur eût annoncé qu’ils allaient être écorchés vifs sur-le-champ : « Tous vos longs voyages, vous les avez entrepris uniquement dans un but religieux […] ; vous avez raison car la religion est l’affaire importante des hommes; je vois que les Thibétains et les Français pensent de même à ce sujet. Nous ne ressemblons nullement aux Chinois qui comptent pour rien les affaires de l’âme. Cependant, votre religion n’est pas la même que la nôtre […] ; il importe de savoir quelle est la véritable. Nous les examinerons toutes les deux attentivement et avec sincérité. Si la vôtre est la bonne, nous l’adopterons ; comment pourrions-nous nous y refuser ? Si, au contraire, c’est la nôtre, je crois que vous serez assez raisonnables pour la suivre. » Sur ce, le régent offre une magnifique maison aux missionnaires et leur donne l’autorisation d’enseigner leur religion comme ils le veulent. Lui-même les invite très régulièrement au Potala pour apprendre le christianisme... et le français ! [4]  »

C’est exactement ainsi que nous concevons le dialogue interreligieux et nous regrettons que le Dalaï lama semble avoir changé d’avis entre deux renaissances.

Voici ce que dit Jean Mouttapa :

« L’intégrisme peut s’analyser comme une réaction de panique face au métissage spirituel : on considère qu’une seule des traditions historiques peut assurer le salut de l’humanité, et qu’il convient de lui faire recouvrer sa pureté première, afin de l’appliquer dans toute sa plénitude. Si elle ne répond plus aujourd’hui aux attentes des fidèles, c’est qu’elle a été dénaturée par des mélanges insensés. Tous les problèmes devraient trouver leur solution par un retour à cette source originelle, et par une mise en pratique de la totalité de ses prescriptions. Quant aux « infidèles », dans cette vision totalitaire du monde, ils n’ont de place que comme ennemis, avec lesquels il sera à jamais impossible de seulement s’entendre.

[…]

Mais ces mouvement, centrés sur la quête angoissée d’une « pureté » mythique, ennemis mortels de tout échange culturel, obsédés par la défense d’une identité chimérique, ne représentent pas encore le pire danger pour la révolution du dialogue interreligieux. Ce qui pourrait bien l’étouffer avant même qu’elle n’ait le temps de s’épanouir, ce n’est ni l’intégrisme ni le sectarisme, mais le confusionnisme. Une nouvelle vague de religiosité semble aujourd’hui submerger l’Occident. Elle se déclare tolérante, unificatrice. fondée sur une communication multiculturelle étendue aux dimensions du globe. A l’heure des crispations identitaires dont souffrent toutes les grandes religions, elle croit avoir réglé définitivement la question de la violence religieuse par une dilution systématique de la notion d’identité. Foin des limites et des différences ! L’heure est au grand brassage planétaire, et l’avenir est au nivellement de tous ces particularismes hérités de l’histoire que l’on nomme traditions. Au fond, toutes les religions disent la même chose, mais aucune, jusqu’à cette fin de siècle, n’a osé l’avouer. Bientôt, au pays de la spiritualité évoluée, il n’y aura plus d’« étranger », car chacun sera « tout le monde » ! Tout risque d’incompréhension sera ainsi éliminé, car la circulation mondiale de l’information nous aura rendus totalement libres de choisir ce qui nous plaît dans chaque culture, totalement universels, religieusement homogènes !

Une telle mondialisation du spirituel n’est pas aisée à critiquer, car elle s’appuie sur le postulat moralement intangible de la tolérance, et l’on nourrit quelque scrupule à s’insurger là contre.[5] »

La position de J. Mouttapa ne me semble pas aller assez loin. Ce n’est pas seulement le confusionnisme ou l’intégrisme qui font obstacle à un authentique dialogue, mais aussi les pseudo-dialogues. Si les intégristes fuient le dialogue, la plupart des protagonistes n’en font qu’une caricature. Ils freinent ainsi un authentique dialogue. Non seulement en nous faisant croire faussement que ce dialogue existe, mais aussi en criant à l’intolérance dès qu’une critique est émise à l’encontre d’une idée. Même si elle ne vise en aucune manière des personnes. Mais tous se rejoignent dans la même peur d’un authentique dialogue pour se vautrer dans une position très confortable.

Dans l’immense majorité des cas, la religion n’est pas choisit, elle n’est pas pensée, on ne l’adopte pas non plus par attirance, mais on la reçoit par héritage. On est musulman, juif, catholique, bouddhiste, parce que nos parents l’étaient, mais quel sens cela peut-il avoir ? La plupart en sont d’ailleurs conscient, mais ils se rassurent en se disant qu’il y a des convertis. Mais des convertis, il y en a partout. Le Dalaï Lama conseille à chacun d’accepter ce qu’il a reçu en héritage. Il nous invite en somme à vivre d’illusions. Mais un homme qui se tient debout décline ce genre d’invitation. Quel dialogue pourrait bien s’instaurer entre deux personnes qui n’ont pas reçu le même héritage ? Un dialogue s’établit entre deux personnes qui pensent. Mais qui pensent réellement ?

Il n’y a de dialogue nulle part

Mais faut-il s’étonner qu’il n’y ait pas de dialogue interreligieux : il n’y a de dialogue nulle part. Il n’y a guère que du bavardage. Un authentique dialogue, cela arrive parfois entre deux personnes, mais en public, cela n’existe pas. Publiquement, on ne fait jamais que bavarder et en privé presque tout le temps. Une parole publique doit satisfaire à des exigences incompatibles avec un authentique dialogue : le politiquement correct, ne froisser personne, caresser les gens dans le sens du poil, satisfaire les exigences de l’éditeur ou de l’organisateur. Internet est une vraie merveille. Nous pouvons passer outre toutes ces exigences, mais cependant, nous n’en faisons pas grand chose.

On peut trouver sur internet, par exemple, un site consacré au débat métaphysique (lien). Mais sur ce site, n’importe qui peut participer en racontant n’importe quoi. Il existe aussi un site qui a compris la nécessité d’élaborer une méthode pour améliorer la qualité des débats (lien). Sur celui-ci on ne dialogue pas n’importe comment, mais il est question de n’importe quoi. Les questions traitées concernent, par exemple, concernent le ferro-routage, ou quelques autres thèmes du même acabit.

Toutefois, les exigences propres à la prise de parole publique ne sont pas suffisantes pour rendre compte de l’absence de réel dialogue. La volonté manque et sans doute d’authentiques dialogues suscitent la peur. Car c’est pareil partout. À la Sorbonne, il existe deux universités de philosophie : Paris I est matérialiste, et Paris IV spiritualiste, bien qu’évidemment cela ne soit pas officiel. Mais les professeurs ne se rencontrent jamais pour discuter de la validité de leurs options respectives. Si les professeurs de philosophie ne se rencontrent pas, mais qui le fera ?

Les débats qui ne sont pas fait par n’importe qui, pas n’importe comment et pas sur n’importe quoi, cela n’existe pas. Tout au moins, pas à ma connaissance. Mais devons-nous nous en étonner ? Nous vivons dans un monde de fous. Devons-nous être surpris que les questions sérieuses soient traitées par-dessus la jambe et que nous ne traitions sérieusement que des questions dérisoires ? Nos intellectuels pérorent doctement sur des questions dérisoires en évitant soigneusement les questions sérieuses.

On bavarde beaucoup, on dialogue parfois mais jamais sur les grandes questions. La réponse à ces questions est laissée à la réflexion ou à la fantaisie de chacun. Et pour ce qui est de la fantaisie, l’immense majorité d’entre nous ne s’en privent pas. Chacun peut ainsi adopter plus facilement les réponses qui lui convient. Car il est tout de même relativement rare de voir quelqu’un adopter une idée pour d’autres raisons que parce que cela lui convient. Car enfin, qui est intéressé à connaître la vérité sur ces grandes questions, si c’est possible ? Il n’est pas sûr du tout en effet que la réalité nous convienne et nous arrange, alors nous préférons croire. Est-ce que vraiment, il appartient à chacun dans son coin de traiter ce genre de questions et de n’en discuter tout au plus qu’avec ceux qui sont d’accord avec lui ? Que ceux qui se contentent d’une telle attitude passent leur chemin, nous parlerons aux autres.

Il faut reconnaître toutefois que la peur ne saurait expliquer tout, il y aussi la difficulté. Un authentique dialogue risque d’arriver à un point où la raison ne peut plus rien dire. Mais il faudrait au moins aller jusqu’au bout de ce que la raison peut dire.

Traiter de façon extrêmement sérieuse les questions les plus fondamentales n’est pas quelque chose que l’on puisse demander dans le monde où nous vivons. Pourtant, que pourrait-on faire de mieux ?

Je n’invite que les gens sérieux.

Christian Camus – 23/04/2011

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[1] Document Dialogue et annonce, n° 42

[2] dalaï lama Cent éléphants sur un brin d’herbe, traduction Lise Médini, édition du Seuil 1990, p. 67

[3] Le dalaï lama parle de Jésus, édition Brepols 1996, p. 34-35

[4] Frédéric Lenoir La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, édition Fayard 1999, p. 74

[5] Jean Mouttapa Dieu et la révolution du dialogue, édition Albin Michel 1996, p. 24-26