Introduction à la question de l’unité des religions

Introduction

C’est une des questions clés de notre époque. Toutefois, Elle est généralement traitée de façon rapide et simpliste, ce que je vais essayer de montrer.

Si à travers des chemins et des cultures différentes les religions ont pu trouver un point commun, nous pouvons raisonnablement penser qu’elles auraient raison au moins sur le, ou les, points communs observés.

Pratiquement tous les spiritualistes sont concernés par cette question, quelle que soit la réponse qu’ils lui donnent. Pour ceux qui adhèrent à une religion, cela touche à sa spécificité.

Celui qui perçoit une unité fondamentale établit une hiérarchie entre les religions, la sienne étant au sommet. Ce qui est tout à fait normal. Quelle que soit la doctrine que l’on adopte on pense toujours que c’est la meilleure, sinon on en change. Mais si nous ne pouvons trouver une unité, cette hiérarchie est-elle légitime ? S’il existe des religions qui sont entre elles fondamentalement incompatibles, la question se pose alors en termes de vérité et de fausseté, et non plus en termes de hiérarchie.

Différentes approches de la question

Beaucoup l’abordent de façon irrationnelle. En règle générale, la réponse apportée à cette question ne découle pas d’une étude soigneuse des religions, mais de présupposés philosophiques. Nous allons d’abord étudier les liens logiques entre ces présupposés et la position adoptée.

Chaque position présente des avantages et des inconvénients psychologiques. Postuler que les religions divergent permet de préserver l’identité de la sienne. À l’inverse, voir une unité conforte les certitudes. Pour certains la question est plus cruciale encore : le fondement même de leur religion suppose une unité fondamentale.

Mais examinons d’abord la position de ceux qui disent : “ Il y a du vrai et du faux dans chaque religion ”. Ils sont sûrs de ne pas se tromper. Mais quand on a dit cela, on n’a rien dit du tout. La seule chose intéressante serait d’énoncer ce qu’il y aurait de vrai et de faux dans chacune. Ceux qui font une telle affirmation se gardent bien de s’y risquer. Cette position présente l’avantage de se faire passer à bon compte pour tolérants et ouverts, alors qu’elle ne reflète guère que la paresse d’esprit et l’ignorance.

Les matérialistes défendent l’idée que les religions sont diverses et variées. Si nous observons des convergences, ce ne peut être que par hasard ou par influence. Il n’est pas nécessaire de préciser la logique à laquelle ils obéissent. La position des spiritualistes sera plus intéressante à analyser, car les liens logiques seront souvent bien plus subtils, plus divers et moins évidents.

Les chrétiens n’aiment guère, en général, l’idée d’une unité des religions. Ils tiennent à leur spécificité. Pour les chrétiens, il y a un avant et un après Christ, cela doit se traduire dans la doctrine, les autres religions étant au mieux préchrétiennes, ou bien elles n’ont pas compris pleinement le message du Christ. La position des chrétiens est d’ailleurs plus nuancée selon le courant auxquels ils appartiennent. Les traditionalistes voient plutôt une diversité, les modernistes ont plus tendance à voir une unité. En gros, les traditionalistes voient une spécificité, les modernistes ont souvent du mal à trouver une spécificité.

Examinons maintenant la position de ceux qui voient une unité fondamentale. Les hindouistes y tiennent beaucoup. Il est curieux, du reste, de la voir adoptée au milieu d’un foisonnement de doctrines. Il n’existe pas de civilisation où il soit possible d’observer une telle diversité. Au sein d’un tel foisonnement, postuler une unité fondamentale, présente l’avantage d’échapper à la question de savoir qui a raison. Les hindouistes obéissent également à une logique incontournable et nécessaire au fondement de leurs doctrines. L’hindouisme, quel qu’en soit la forme, n’est pas fondé sur une révélation, mais sur l’autorité des maîtres spirituels. Le maître se reconnaît à son rayonnement et à sa manière de vivre. Ceux-ci sont garants de sa sagesse, et cette sagesse garantit la validité de ce qu’il enseigne. Les textes considérés comme révélés ne sont pas reconnus par tous. Et pour ceux qui les reconnaissent, c’est l’autorité dévolue aux maîtres spirituels qui garantit leur validité. Et pour que cette autorité soit crédible, il est évidemment nécessaire de penser qu’il existe une unité fondamentale parmi eux. Et à partir du moment où l’on considère que d’autres religions ont été fondées par des maîtres, on doit retrouver cette unité dans toutes ces religions. Elle est donc la conséquence logique et inévitable de la manière dont ces religions sont fondées. Les bouddhistes ont une position assez scabreuse et plus complexe sur ce point que je n’examinerai pas ici car elle n’est pas très clair pour moi. Disons simplement qu’eux aussi se fondent sur l’autorité des maîtres spirituels. Mais à l’inverse, ils sont trop conscients des divergences pour pouvoir postuler l’idée d’une unité fondamentale. Et pour cause, pour eux il n’y ni Dieu à l’origine de l’Univers, ni âme individuelle.

Les relations logiques entre les positions adoptées et les options que l’on professe, montrent assez clairement j’espère que les présupposés philosophiques passent avant l’examen de la réalité. Pour explorer cette question sans préjugé, et pour que notre conclusion soit indépendante d’une philosophie préalable, il faut d’abord valider la méthode par laquelle nous aborderons cette question. Nous allons d’abord examiner l’attitude couramment adoptée, voir ses faiblesses, et à partir de là essayer d’en imaginer une autre.

La question de l’unité des religions est suffisamment complexe, et le domaine si vaste, que l’on peut facilement montrer tout ce que l’on veut. Comme disait Popper : « Il y a suffisamment de faits dans la réalité pour prouver tout ce que l’on a envie de prouver. » Pour la traiter sérieusement nous avons besoin d’une méthode qui évite, si possible, que le résultat soit complètement biaisé par nos idées préconçues.

La méthode

La manière dont on aborde une question révèle souvent les intentions sous-jacentes. On peut ici aborder la question de deux manières : examiner les divergences ou les convergences. Nous allons prendre l’exemple des hindous. Ils sont tout à fait conscients qu’il existe des différences dans les enseignements des maîtres spirituels. Ils les expliquent de deux manières :

1. D’une part, les maîtres spirituels ne sont pas parfaitement réalisés ; s’ils l’étaient ils ne pourraient même pas être incarnés.

2. D’autre part, par des problèmes de langages et des différences de culture.

Ainsi les hindous tentent d’escamoter le problème des divergences en les expliquant. Et en règle générale, ils se contentent de cela et ne prennent même pas la peine d’examiner en quoi consiste ces divergences ou ces convergences. Les matérialistes, en revanche mettent en avant les divergences. Mais mettre l’accent sur les divergences, comme le font les matérialistes, ou escamoter le problème, comme le font les hindous, n’est pas une attitude intéressante. En effet, la question intéressante ne porte pas sur les divergences, mais sur les convergences. Si elles existent, quelles sont-elles ? Car il ne s’agit pas seulement de dire qu’il y aurait une unité, s’il y en a une, mais de dire en quoi elle consiste. Il est absolument nécessaire de donner un contenu à une éventuelle unité, faute de quoi nous sommes dans un pur bavardage.

D’autre part, on met en avant (ou on escamote) les convergences (ou les divergences) en fonction de la nécessité logique et psychologique à laquelle on obéit. Et généralement, on escamote aussi l’essentiel : la profondeur de ces convergences (ou de ces divergences). L’attitude qui consiste à s’attacher aux traits superficiels et secondaires n’offre aucun intérêt : seul le fond est significatif. Toute affirmation portant sur les convergences (ou les divergences) est insuffisante si elle n’est pas assortie d’une investigation sur sa profondeur. Le problème est donc tout d’abord : quel est ce fond ?

Cette question est fondamentale. Remarquons d’abord que : abstraction faite de la réponse que nous apportons à cette question, nous pouvons diverger sur le fait que nous la considérons ou non comme fondamentale. La première de nos divergences, et peut être la plus importante, consiste précisément en ce que nous admettons, ou non, comme fondamental. Précisons. Ce qui nous sépare le plus radicalement, ce qui nous rend le plus étrangers les uns aux autres, ce n’est peut être pas des réponses différentes que nous faisons aux mêmes questions. Mais la manière dont nous considérons ou non une question comme essentielle ou fondamentale nous sépare peut-être plus profondément.

Quand deux personnes donnent des réponses opposées à une question, si elles s’accordent sur la profondeur de la question, elles sont, en quelque sorte, sur le même registre. Réciproquement, si elles font une même réponse, mais sont en désaccord sur l’importance d’une question, elles sont sur un autre plan.

Pour mieux faire comprendre ce point important je vais donner un exemple. Jean Rostand était un matérialiste plutôt convaincu, mais complètement préoccupé par la question de l’existence de Dieu. Il disait : « Si les chrétiens pensaient à Dieu autant que moi, ils seraient tous des saints. » Á un prêtre, il répondait : « Vous avez de la chance de croire en Dieu, moi je ne peux pas. » Par l’esprit, il était bien plus proche d’un chrétien profondément concerné par sa foi, que ce même chrétien ne l’est d’un autre chrétien “ sociologique ” qui admet l’existence de Dieu, mais que cela laisse à peu près indifférent.

Examen de la question

Ainsi, l’idée d’une unité fondamentale des religions n’a de sens que si on donne un contenu à cette unité, et qu’ensuite on montre que ce contenu est fondamental (ou essentiel). Quand on a dit sur quoi porte cette unité, il faut la fonder, c’est à dire montrer qu’il y a une unité effective. Il faut ensuite en tirer les implications et sa signification, en étudiant sa profondeur.

Je vais faire l’inventaire des positions théoriques possibles concernant le contenu de cette unité. Nous allons voir que la question de savoir où est ce fond, et du mode de cette unité, est plus subtile qu’on ne le pense généralement. Ensuite, j’étudierai plus particulièrement la position de trois personnes : le Dalaï lama, Frithjof Schuon et William James.

Remarquons auparavant qu’il est assez comique de voir que ceux qui voient une unité dans les religions ne sont pas du tout d’accord entre eux sur le contenu de cette unité. Pire encore, leurs positions sont parfois opposées. Ainsi, les hindouistes récupèrent souvent le Christ en l’interprétant à la manière védantine et affirmant que pour lui aussi le moi n’existe pas. À l’inverse, j’ai entendu Yves Albert d’Auge affirmer en conférence que Bouddha admettait l’existence d’un moi. Ce qui représente une trahison proprement aberrante de l’enseignement de Bouddha.

Ceux qui voient une unité des religions se heurtent à un problème évident : celui de la diversité. Cette diversité, estiment-ils, ne peut être qu’apparente, derrière elle doit régner une unité plus profonde. Mais quand ils ont trouvé cette unité, force nous est de constater qu’ils n’ont pas tous trouvé la même chose. On peut voir cette unité sur des modes totalement différents, que voici :

1. Unité des religions. Elle peut elle-même se subdiviser en, au moins, trois modes possibles :

1)    Unité originelle : Les religions seraient issues à l’origine d’une même tradition. Elles auraient évolué et se seraient diversifiées par décadence. C’est la position de René Guénon.

2)    Unité fondamentale : Il y aurait une ou plusieurs idées essentielles et communes à toutes les religions, autour de laquelle (ou desquelles) les religions s’articuleraient.

3)    Unité transcendante : C’est la position de Frithjof Schuon. Là où le vulgaire voit une diversité, l’esprit supérieur, verrait une unité au-delà de l’apparente diversité.

2. Unité des maîtres spirituels. Dans cette perspective, il y aurait une diversité des religions. Mais, au delà d’elles, il y aurait une unité chez ceux que l’on pourrait appeler les maîtres spirituels. Cette position correspond à l’adage qui veut que “les grands esprits se rencontrent”.

3. Unité de l’expérience religieuse. Dans cette optique, les maîtres spirituels seraient en désaccord sur l’interprétation qu’il conviendrait de donner de leur expérience, mais l’expérience elle-même serait censée être unique.

Il faut remarquer que ces positions sont hiérarchisées. Voir une unité dans les religions, suppose que l’on admette également l’unité des maîtres et celle-ci implique aussi celle de l’expérience spirituelle. En revanche, on peut admettre une unité de l’expérience religieuse sans pour autant reconnaître une unité chez les maîtres, ni a fortiori dans les religions.

La position du Dalaï lama

Cette énumération n’est cependant pas terminée. La manière dont on perçoit cette unité est presque aussi diverse et contradictoire que les religions elles-mêmes. La position du Dalaï lama va nous permettre d’établir une autre différenciation. Voici ce qu’il dit :

« Malgré leurs divergences métaphysiques, toutes les religions ont la même orientation. Elles attachent toutes la même importance au progrès de l’humanité, à l’amour, au respect de tous, à la solidarité avec ceux qui souffrent. Dans leurs grandes lignes, les points de vue et les finalités sont assez semblables.[1] »

Le Dalaï lama perçoit donc une unité sur le plan existentiel en dépit des divergences métaphysiques ou philosophiques. Les différents modes que nous avons vus devraient donc être subdivisés, au moins pour les deux premiers, en trois :

1. Unité sur le plan métaphysique, divergence sur le plan existentiel.

2. Divergence sur le plan métaphysique, unité sur le plan existentiel.

3. Unité sur le plan métaphysique et sur le plan existentiel.

Mais voyons si une telle distinction a un sens. Il n’est pas suffisant de constater une unité, il faut aussi qu’elle soit significative. L’unité qui est perçue ici paraît à première vue significative et importante, puisqu’elle se situe sur le plan existentiel. Nous allons voir que c’est une pure absurdité.

Cette position est révélatrice d’une attitude extrêmement répandue et totalement antiphilosophique (il vaudrait peut-être mieux dire aphilosophique) : la disjonction entre un plan métaphysique et existentiel. Or, cette disjonction n’est pas pertinente. Une telle disjonction n’aurait de sens que s’il était possible de répondre aux questions existentielles indépendamment d’une position métaphysique. C’est-à-dire qu’il y aurait des notions existentielles qui pourraient avoir le même sens quelque soit la perspective métaphysique dans laquelle on se situe. Que l’on pourrait, par exemple, mettre de côté la question de l’existence de Dieu sans que cela nous empêche de répondre à certaines questions d’ordre philosophique (au moins sur le plan existentiel).

On peut aussi remarquer que sa conception est une déviation profonde de l’esprit de Bouddha. Mais il semble qu’il comprenne encore moins bien le vedānta que le Bouddha. « Elles attachent toutes la même importance au progrès de l’humanité, à l’amour, au respect de tous, à la solidarité avec ceux qui souffrent. Dans leurs grandes lignes, les points de vue et les finalités sont assez semblables. » C’est franchement ridicule au moins par rapport au vedānta authentique. Quand on pense que « Il n’y a qu’une seule substance et cette substance c’est le Brahman. » et que l’on tire les conclusions logiques d’une telle affirmation, il n’est absolument pas évident que le progrès de l’humanité, ou l’amour, signifient encore quelque chose.

Je pense, au contraire, qu’une des ambitions majeures de la philosophie est de montrer les liens entre les questions métaphysiques et les questions existentielles. Je m’oppose ici à une attitude très répandue qui consiste à découper la philosophie en tranches. Kant est peut être en partie à l’origine de cette attitude en bloquant le questionnement métaphysique et en pensant pouvoir continuer à philosopher. Il me paraît tout à fait absurde de penser que l’on pourrait être, matérialiste, théiste ou panthéiste sans que cela entraîne de conséquence sur le plan existentiel. Tout ce que pourrait faire un philosophe qui se situerait hors d’une perspective métaphysique, serait de forger les outils du philosophe. C’est le propos, par exemple, de la philosophie analytique. Mais en attendant on ne dit rien ni de l’être, ni du devoir être, et on ne fait pas de philosophie. Un menuisier ne pratique pas la menuiserie quand il fabrique ses outils. La position du Dalaï Lama est ce que l’on appelle le moralisme. Cette position consiste à penser que l’on pourrait apporter une réponse à la question du “ Quoi faire ? ” indépendamment d’une position métaphysique. C’est une position absurde qui est cependant très souvent adoptée à notre époque.

La “ philosophie ” s’est empêtrée dans des attitudes pragmatiques. Dans des démarches fixées sur un but, dont la valeur ou la pertinence ne sont jamais mises en question, qui se préoccupent uniquement d’efficacité, jamais d’intelligibilité. On connaît la formule de Marx : « Il n’est plus temps d’interpréter le monde, mais de le changer. » Le bouddhisme est dans la même situation. La démarche de Bouddha était extrêmement pragmatique, il ne se souciait pas de philosophie ou de métaphysique. Et le résultat correspond à sa démarche. Le bouddhisme n’a aucune cohérence philosophique et ses “ théologiens ” s’efforcent depuis deux mille cinq cents ans de lui en donner une. Á l’aide de bricolages plus sophistiqués que ceux des adeptes du new-age mais qui ne valent, au fond, pas mieux. Le pragmatisme n’est une philosophie, une vision du monde, mais une façon de se désintéresser de toute vision du monde. Mais le pragmatique se fixe des objectifs sans se poser la question de leur pertinence, puisque cette pertinence ne peut jamais être évaluée qu’en fonction d’une vision du monde.

J’ai dit plus haut que : « Toute affirmation portant sur les convergences (ou les divergences) est insuffisante si elle n’est pas assortie d’une investigation sur sa profondeur. » Or, cette profondeur est une profondeur logique, et ne se situe pas au niveau de l’importance sur le plan existentiel. Sinon une doctrine n’est plus qu’une série d’affirmations, qui répondent peut-être à des besoins humains, mais dont on ne s’occupe plus ni d’intelligibilité, ni de cohérence, ni du rapport à la réalité. Mais qu’est-ce qu’une telle doctrine ? Pour résumer, la position du Dalaï Lama peut faire l’objet de trois critiques :

1. Elle méconnaît les divergences sur le plan existentiel.

2. Les convergences décrites ne sont pas spécifiques aux religions et ne signifient rien.

3. De plus c’est une absurdité philosophique. Puisque l’on pourrait détacher les conceptions métaphysiques des notions existentielles.

La position de Frithjof Schuon

F. Schuon a écrit un livre entier sur la question de l’unité des religions. Il défend cette idée de façon bien moins simpliste que le new-age. Sa pensée est même passablement sophistiquée. Mais il faut se méfier d’une sophistication qui a trop souvent pour rôle de masquer les présupposés et d’escamoter les difficultés.

Si vous lisez son livre en vous demandant sur quels points les religions se rejoignent vous obtiendrez à peu près comme réponse : dans les hautes sphères. En effet, cette unité est “ transcendante ”. C’est moi qui traduit par “ hautes sphères ”. Mais pour nous qui pataugeons dans les basses sphères, nous aurions aimé savoir quelles réponses communes les religions donnent aux questions que nous nous posons. Des questions du genre : Y-a-t-il une intention derrière l’Univers ?, Quel sens a la vie ?, Est-ce que Dieu tire les ficelles ou avons-nous une autonomie de notre volonté par rapport à Lui ? etc. Je sais que ce sont peut être pour lui des questions triviales, tout le monde les comprend, mais nous aurions tout de même aimé avoir une réponse.

En somme, Schuon ne donne aucun contenu précis à cette unité, cette unité étant renvoyé dans l’inaccessible (tout au moins inaccessible au vulgaire). Nous avons ainsi beaucoup de mal à saisir l’unité que Schuon a perçue dans les sphères éthérées. Mais surtout, nous voyons très mal comment il pourrait y avoir une unité dans les hautes sphères qui ne se répercuterait pas dans les basses sphères. Celles-ci en seraient-elles indépendantes ?

Malgré que nous naviguions à l’estime dans les basses sphères, nous pouvons au moins comprendre l’avantage qu’il peut y avoir à concevoir une unité des religions : cela évite de se poser des questions. Et nous comprenons très bien la démarche à laquelle Schuon obéit et qu’il trahit de façon passablement naïve en disant :

« L’évidence de l’unité transcendante des religions ressort, non seulement de l’unité de la Vérité, mais aussi de l’unité du genre humain.[2] »

Remarquons que nous n’avons pas à faire ici à un syllogisme qui dirait :

1. La Vérité est une.

2. Le genre humain est un.

3. Donc les religions sont unes.

Un tel syllogisme serait déjà douteux, mais le raisonnement de Schuon est plus simpliste et plus douteux encore : « cette unité découle non seulement .... mais aussi » Dans une pensée aussi sophistiquée nous nous étonnons de trouver des propos aussi simplistes. Mais, comme nous l’avons vu, cette sophistication n’est peut-être là que pour masquer le vide de la pensée, ou ses difficultés.

Que la Vérité soit une, nous le concevons et l’admettons sans réserve. L’unité du genre humain est moins évidente, mais admettons-la. On pourrait donc, selon lui, conclure à une unité des religions à partir non pas de la réunion de ces propositions, mais à partir de chacune d’entre elles.

Si cette unité découle de l’unité de la Vérité, nous voyons mal comment on peut conclure à l’unité des religions. Sauf à rajouter une proposition, qui n’est pas précisée ici, qui consisterait à affirmer que les religions détiennent la vérité. Il nous semble préférable de procéder exactement à l’inverse. C’est-à-dire de faire un bilan des propositions sur lesquelles les religions s’accorderaient et nous pourrons peut-être en conclure que, sur ces points au moins, les religions disent la vérité.

Si l’unité des religions découle de l’unité du genre humain elle risque de ne refléter que la structure de l’esprit humain. Dans ce cas, nous ne voyons pas très bien l’intérêt que l’étude des religions peut présenter, à part un intérêt anthropologique pour découvrir, par l’intermédiaire des religions, la structure de l’esprit humain. Si nous découvrions une unité dans les religions ce serait plutôt un argument contre elles. Puisque nous pourrions soupçonner qu’elles ne seraient que le reflet de la structure de l’esprit humain.

Ce que Schuon a pu contempler dans les hautes sphères s’accorde mal avec ce que nous observons dans les basses sphères. En d’autres termes, sa pensée semble être une pensée chimérique qui fait beau jeu de la réalité observable. D’ailleurs, quand il redescend dans les basses sphères où nous pataugeons, il a quelques difficultés à expliquer cette unité aux pauvres mortels que nous sommes ; lesquels, de leur côté, ont quelques difficultés à respirer dans un air aussi raréfié.

L’idée d’une unité des religions devrait être la conclusion d’une étude soigneuse des différentes religions plutôt qu’un présupposé philosophique. Quoi qu’il en soit, la démarche de Schuon est un bon exemple d’une attitude très répandue. Elle consiste à partir d’un a priori et à plier la réalité pour confirmer cet a priori. Mais après tout, c’est une attitude extrêmement courante. Pour comprendre une telle démarche, nous avons plutôt intérêt à nous demander à quel besoin elle répond.

La position de René Guénon

René Guénon a beaucoup inspiré Schuon. Mais chez Guénon cette unité était originelle. Il y aurait une tradition unique à l’origine des religions. La tradition se serait scindée avec le temps et aurait abouti à la diversité des religions actuelles en raison d’un processus de décadence. Pas plus que Schuon, Guénon ne donne un contenu significatif et intéressant à cette unité, et elle est tout aussi invérifiable, mais pas pour les mêmes raisons. Chez Guénon, c’est pour des raisons historiques, nous sommes ici et maintenant, et nous ne connaissons pas cette tradition originelle. Alors que chez Schuon, il faut être doté d’un esprit supérieur comme le sien pour saisir cette unité, puisqu’elle est transcendante.

L’étude de William James

Il est intéressant d’opposer William James à ceux dont nous venons de parler. Après une formation scientifique, il s’est tourné vers la philosophie et l’étude de la religion. Sa démarche est intéressante dans la mesure où il a conservé une attitude scientifique. C’est-à-dire qu’il s’est efforcé d’éliminer les présupposés philosophiques. Nous aimerions d’ailleurs voir les scientifiques prendre exemple sur James. Nombre d’entre eux se targuent de l’absence de présupposés mais nous ne les voyons guère faire d’efforts pour s’en débarrasser, au moins les plus fondamentaux. En revanche, chez James, nous voyons mal les présupposés qui sous-tendaient sa démarche. Il s’est livré à deux études intéressantes : l’une consistait à recueillir les témoignages d’expériences mystiques, pour essayer d’en découvrir les invariants et voir ce que l’on pouvait en déduire philosophiquement. Dans une autre, il a étudié les différentes religions pour également tenter de découvrir les invariants. Voici ce que dit à ce sujet Franklin Merrell-Wolff :

 « William James a voulu esquisser les fondements d’une science philosophique de la religion. Ce qui l’engagea dans une recherche à travers les grandes religions, afin d’y trouver les éléments communs. Il trouva en effet les deux éléments suivants :

1. Un malaise dû à un sentiment que quelque chose ne va pas bien chez les humains tels qu’ils sont naturellement.

2. Une solution qui dans un sens sauve l’homme de la fausseté, en établissant une relation juste avec les puissances supérieures.[3] »

Notons que James a trouvé quelque chose. Un matérialiste, après une telle étude, aurait sans doute abouti à une conclusion en accord avec ses présupposés : il n’aurait rien trouvé de commun. Cela montre l’absence de présupposé chez James.

Mais son étude n’est pas assortie, semble-t-il, d’un examen de l’intérêt et de la profondeur de cette unité. Or, ce qu’il a trouvé n’est nullement significatif. Tout d’abord, son premier constat n’est en rien spécifique aux religions. Il n’est pas nécessaire d’adopter une démarche religieuse pour s’apercevoir que quelque chose ne va pas bien chez les hommes tels qu’ils sont. Et quand on a établi un tel constat, on cherche évidemment la solution.

On a souvent reproché à Marx d’avoir calqué sa “ philosophie ” sur le christianisme. Le schéma : chute à explication et solution à paradis, se retrouve évidemment dans le christianisme. Il en serait la transposition en mode profane. Cette critique n’a absolument aucun sens. Car ce schéma se retrouve partout et surtout c’est une démarche logique. Il suffit d’observer le monde pour s’apercevoir que quelque chose ne va pas. Ce constat établi, il est logique d’en chercher la cause, et de proposer le remède éventuellement. Marx a vu la cause non dans l’homme, mais dans la société. Après avoir découvert les causes du disfonctionnement, il proposait une solution. L’application devait conduire à un paradis qui ne pouvait être que terrestre.

Le contenu qu’a trouvé James n’a donc strictement aucune signification. Par contre, il est très significatif que ce contenu n’ait aucune signification.

L’unité des maîtres spirituels

Abordons la deuxième position possible sur la question de l’unité. Il est sans doute plus simple d’aller directement à ceux que l’on considère comme les plus grands : le Christ et Bouddha. Bien des personnes considèrent en effet que ce sont les deux plus grands phares de l’humanité.

Or, il est très difficile de trouver des points communs dans leur enseignement. Pour le Christ il y a une intention à l’origine de l’Univers, pour Bouddha, non. Pour le Christ nous avons une âme, pas pour Bouddha. Ils ne sont donc d’accord ni sur une ontologie, ni sur une anthropologie. Pour les questions existentielles, ce n’est pas mieux. La seule chose qui semble les rapprocher, et que beaucoup remarquent, c’est la compassion. C’est à peu près le seul concept qu’ils semblent avoir en commun, mais, on trouve de profondes divergences sur sa signification. Pour Bouddha, elle est impersonnelle, c’est le souci pour la souffrance universelle. Ce qui est logique puisque pour lui le moi n’existe pas. Pour le Christ, elle est personnelle. Et elle signifie pour lui : “ souffrir avec ”. Ce qui n’est pas le cas de Bouddha. Pour qui la souffrance, en aucun cas, n’a une valeur positive et ne saurait être acceptée. Il est loin d’être évident (c’est le moins que l’on puisse dire) que ce soit le cas pour le Christ. Le seul concept qui pourrait sembler les rapprocher est donc compris de façon très différente.

On peut très bien contester que le Christ ou Bouddha soient d’authentiques maîtres spirituels. Mais si l’on en choisit d’autres il est tout aussi difficile de trouver une unité. Pour trouver une telle unité, la seule solution serait de déclarer “ authentiques ” ceux qui s’accordent sur certains points, et “ faux ” les autres. Mais ce serait évidemment une unité artificielle dépourvue de signification.

L’unité de l’expérience spirituelle

Cette question a été soigneusement traitée par W. James. Dans son ouvrage L’expérience religieuse[4] auquel j’ai fait allusion plus haut, il a recueilli le témoignage de nombre d’expérience spirituelle dans le but de découvrir ce que l’on appelle en science des invariants, c’est-à-dire ce qui ne changerait pas d’une expérience à l’autre. Je vous laisse le soin de lire ce livre incontournable pour quiconque s’intéresse à l’expérience religieuse, et je vais directement à sa conclusion. Il n’a pu trouver aucune unité et la seule conclusion qu’il en a tiré est de préconiser la recherche d’une synthèse entre le théisme et le panthéisme[5]. En effet, ces expériences semblent parfois valider une conception théiste et d’autres fois une conception panthéiste. L’opposition théisme/panthéisme est sans doute la plus profonde que l’on puisse faire à l’intérieur des diverses conceptions religieuses. Mais à quoi peut bien ressembler une telle synthèse ? Ce n’est pas facile à comprendre. En tout cas, les religions, ou les maîtres spirituels, sont théistes ou panthéistes (s’ils ne sont pas bouddhistes) et n’opèrent pas une telle synthèse. En tout cas, il est impossible dans ces conditions de considérer une unité à l’expérience spirituelle et qu’elle pourrait valider une conception particulière.

Conclusion

Voir une unité dans les religions, ou chez les maîtres spirituels, présente un avantage considérable : cela simplifie les questions que l’on peut se poser. Les religions, ou les maîtres spirituels, seraient d’accord quand au fond et donc d’accord entre eux. Pour la tranquillité d’esprit, c’est un remède miracle. L’ennui, c’est que cela suppose une remarquable négation du réel.

Cette présentation d’une question aussi importante à notre époque soulève peut être bien des problèmes, dérange sans doute des positions que beaucoup tenaient pour acquises. L’absence d’une unité pose des questions que beaucoup croient régler en trouvant une unité.

Mais après tout, tant mieux, ce site est fait pour que nous en discutions et j’attends vos réactions.

Christian Camus – 08/01/2011

– RETOUR  AU  MENU  ARTICLES –

Ce texte est déposé. Toutefois, vous pouvez le reproduire en partie ou en totalité à condition de ne pas le modifier et d’indiquer la source. Tout usage commercial est interdit.

 



[1] Dalaï lama Cents éléphants sur un brin d’herbe, traduction Lise Médini, éditions du Seuil 1990, p. 66.

[2] Frithjof Schuon De l’unité transcendante des religions, éditions du Seuil 1979, p. 179.

[3] Franklin Merrell-Wolff Expérience et philosophie, éditions du Relié, p. 359.

[4] L’expérience religieuse, longtemps indisponible en français a heureusement été réédité aux éditions Exergue.

[5] Je sais que le vedānta n’est pas panthéiste, mais panenthéiste. Comme il y a peu de personnes qui font la différence et qu’elle ne change rien pour mon propos, je parlerai de panthéisme.