L’éthique, c’est la compassion étendue à l’infini

[...] Mais plus ces réflexions me paraissaient convaincantes, plus je me trouvais en contradiction avec l’enseignement officiel de l’Église. Quasiment pour me guérir de cette folie sentimentale, le vicaire du lieu m’affirma qu’il aimait le boudin noir, ce dont je n’avais jamais douté, en ajoutant que c’était un don de Dieu dont il fallait être reconnaissant, ce que j’ai persisté obstinément à contester. Il suffisait donc de mettre en doute le droit de tuer les animaux pour risquer de se trouver ridiculisé ; on choquait les gens qui ne voulaient pas se donner mauvaise conscience à cause de leurs habitudes culinaires. De plus, cela faisait très chic à l’époque de suivre le modèle des États-Unis et de considérer – à la manière des cow-boys – un steak succulent comme le summum du déjeuner dominical. Il s’avère effectivement très difficile de modifier ces habitudes littéralement ancrées "dans la chair". Même dans son nouveau "catéchisme mondial" de 1993, l’Église catholique réussit à attribuer aux hommes un "droit de jouissance" sur les animaux, en ignorant les protestations qui s’élèvent depuis des décennies parmi les amis des bêtes et les sociétés protectrices des animaux.

Dans ces conditions, le Bouddhisme représenta pour moi une révélation importante. Diamétralement opposé à l’insensibilité de la tradition culturelle chrétienne de l’Occident, l’esprit de douceur de l’Inde avait tressé entre l’homme et la nature un réseau extrêmement délicat de piété mythique et de poésie. Toutes les exigences et les "droits" que le christianisme érigeait en faveur de l’homme y trouvaient leurs limites et leur juste place face à la grandeur et la globalité du monde. C’était en particulier la loi de non-agression (ahimsa) qui me semblait contredire de manière tout à fait consolante l’esprit de la Bible dans la sentence : "Faites que la terre vous soit soumise". Enfin une religion où je ne me retrouvais pas seul avec ma souffrance face à la douleur des créatures. Enfin la compassion envers d’autres êtres vivants n’était pas considérée comme un luxe sentimental ou une sensiblerie efféminée : ce qui était impensable dans le monde que l’Église m’offrait devenait un devoir éthique, un sentiment humain évident.

Schopenhauer, Albert Schweitzer et la religiosité indienne furent, en 1982, à l’origine des réflexions contenues dans mon ouvrage Der tôdliche Forschritt (Le progrès mortel). Le christianisme avait commis une lourde faute en plaçant l’homme au centre de sa vision du monde et en ne retenant que la raison et la volonté comme caractéristiques humaines. Volontairement, il avait brisé sur un double plan – cosmologique et psychologique – cette unité de l’homme et de la créature, avec le résultat que l’on connaît. Ce que l’éthique chrétienne appelait "responsabilité" n’avait qu’un seul critère pour juger d’un acte : le profit de l’homme. Avec de tels a priori, animaux, plantes, lacs, forêts, montagnes et mers ne s’avéraient intéressants à sauvegarder que s’ils étaient utiles à l’homme ou si leur destruction risquait d’être nuisible. La question de savoir si les lémuriens existaient pour le bien de l’humanité ou à son détriment restait en suspens au stade actuel de la recherche. Une seule chose était sûre : c’est que, au regard des besoins humains, aucune espèce animale ne devait être protégée pour elle-même. Tout au plus, s’il s’avérait que par exemple le "déboisement" à grande échelle, c’est-à-dire la destruction totale des forêts tropicales, devait entraîner un déplacement des ceintures planétaires du vent, engendrant une diminution importante des récoltes dans l’hémisphère nord, alors il pourrait en résulter une sorte d’obligation de sauvegarde de certaines zones de l’hémisphère sud. En attendant, même dans les régions écologiquement les plus riches du monde, toutes les formes de destruction semblaient "justifiées" à condition de servir à la construction d’une voie rapide ou à l’extension d’élevages de bovins appartenant à la chaîne de fast-food Mac Donald.

La simple idée que certaines religions "païennes" ou "mythiques" puissent raisonner plus sainement, ne serait-ce qu’en matière de protection de l’environnement, que la religion de la révélation du message de Dieu dans la Bible était un camouflet pour tous les gardiens du Graal de la théologie chrétienne. Alors que les faits étaient tangibles ! Combien de lois Zoroastre a-t-il décrétées pour protéger les animaux domestiques ? Comme les religions et les civilisations de l’Inde ménagent les animaux ! Quelle sensibilité aux animaux se reflète dans la religion de l’Égypte ancienne ! Ce n’est que la rupture de la Bible avec le monde du mythe qui a ravalé la nature au rang de décor de l’histoire humaine, accordant à l’homme une importance qui risque d’entraîner la destruction inéluctable de la planète. L’Église devait forcément juger comme le pire des crimes, un crime de lèse-majesté (de Dieu comme du Pape, au ciel comme sur terre) le fait de considérer la religion chrétienne, le dogme de l’Église non pas comme le lieu unique, exclusif et parfait d’une vérité donnée par Dieu et garantie par le Pape, mais comme une grave erreur et un véritable cancer pour l’homme et la nature ; même la simple évocation d’une telle possibilité, a fortiori sa publication comme celle d’un fait prouvé.

Cependant rien n’est plus facile que d’en fournir la preuve.

Certes, il existe aujourd’hui un grand nombre de prises de position verbales de l’Église en faveur de "l’environnement", mais il n’existe aucune protestation claire contre l’exploitation violente et honteuse des animaux par les hommes. On n’a jamais entendu l’Église prononcer un veto contre des expériences sur des animaux, pas même ces "expériences" militaires horribles pour savoir quel peut être l’effet des gaz innervants ou des balles dum-dum sur ces "unités biologiques". Quant à l’élevage industriel des animaux, à quel moment l’Église aurait-elle osé s’opposer aux intérêts du capital ? Et la manipulation génétique sur les animaux : le président de la conférence épiscopale de l’Église catholique allemande, Karl Lehmann, figure parmi les premiers signataires d’un appel demandant – pour l’amour du ciel – qu’on ne bloque pas inutilement la biochimie, la seule branche industrielle de forte croissance, dans ses efforts pour s’implanter en Allemagne. On peut croire qu’une telle attitude n’était pas totalement désintéressée : l’Église soutient Hoechst dans ses efforts pour maintenir, voire augmenter ses parts de marché dans le secteur de la génétique si, en contrepartie, la même société "renonce" à introduire la pilule abortive RU 486. Les femmes et les animaux doivent souffrir pour le profit de l’Église catholique qui peut ainsi imposer un certain temps sa conception morale de l’avortement, sinon par persuasion, du moins en privant la population, contre l’opinion majoritaire, par le blocage du "moyen d’action".

Entre temps, plus personne ne comprend comment un pape peut interdire l’avortement et parallèlement la contraception artificielle. Le seul fait que la théologie morale catholique criminalise le stérilet comme un "avortement précoce" frise l’absurde aux yeux de presque toutes les femmes et de tous les gynécologues d’Allemagne. Entendre dire, de plus, que la pilule rabaisse la sexualité humaine à un "simple acte mécanique", comme si seule l’angoisse permanente d’une femme dans l’attente de ce qui va se passer dans les quatre jours ou les deux semaines à venir était "un véritable acte d’abnégation", cela dépasse la patience et la bonne volonté des chrétiens pratiquants. Ce qui, dans ce contexte, éclaire d’un jour particulier la véritable position de l’Église catholique sur l’environnement, c’est l’insistance avec laquelle on nous pousse vers une décision de principe globale.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes confrontés à la question de savoir si nous devons freiner, arrêter ou même inverser l’explosion de la natalité sur cette planète, pour que des millions d’animaux et de plantes à côté de nous gardent une chance de survie. Ou si nous voulons, en raison du principe "croissez et multipliez", exterminer en quelques années et définitivement cette grande diversité de vie, l’héritage de l’évolution, pour ne préserver que les quelques espèces utiles à la nourriture et à la survie de l’homme.

En matière d’environnement, l’éthique est à l’épreuve de son sérieux et de sa validité. C’est en montrant que les intérêts vitaux des hommes trouvent nécessairement leurs limites lorsqu’ils se heurtent aux intérêts vitaux des autres créatures, qu’elle accomplit son devoir. Compte tenu des circonstances actuelles, tout autre "éthique" sert uniquement à l’accroissement de l’espèce humaine au détriment du reste du monde.

Sur cette question fondamentale pour l’avenir de l’humanité et pour toute l’évolution future sur notre planète, la position prise irrévocablement et depuis longtemps par l’Église catholique est déterminante. A l’heure où j’écris ces lignes, le Pape actuel Jean Paul II vient juste de publier sous le titre Veritatis splendor (La splendeur de la vérité) une nouvelle encyclique qui, après une période de réflexion de plus d’un quart de siècle, réitère la vieille interdiction de toute forme de contraception artificielle, déjà exprimée dans l’encyclique Humanae vitae signée en 1968 par le Pape Paul VI et qui lie cette interdiction à l’enseignement "authentique" de la hiérarchie catholique des papes et des évêques. On impose à 900 millions de catholiques une "éthique" pour laquelle l’angoisse pubertaire et une certaine hostilité à la sexualité demeurent plus importantes que le devoir de sauvegarder le monde animal et végétal. Il n’y a pas d’autre solution : il faut contredire une Église qui prononce le mot responsabilité avec une telle irresponsabilité. La compassion étendue à l’universel est plus importante que la préservation mesquine du pouvoir de l’Église et de sa prétendue infaillibilité. Il est parfois bénéfique d’avoir pour adversaires les personnes qu’il faut, cela permet d’éviter des erreurs.

Extraits de Eugen Drewermann Ce que je crois, Traduction Peter Schmidt et Martin Gabriel, éditions Le Fennec, 1994, p. 102-108